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MUS_2/MUS39
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
LES NUITS
LA NUIT DE DÉCEMBRE
LE POÈTE
Du temps que j'étais écolier, 8
Je restais un soir à veiller 8
Dans noire salle solitaire. 8
Devant ma table vint s'asseoir 8
5 Un pauvre enfant vêtu de noir, 8
Qui me ressemblait comme un frère. 8
Son visage était triste et beau ; 8
A la lueur de mon flambeau, 8
Dans mon livre ouvert il vint lire. 8
10 Il pencha son front sur sa main, 8
Et resta jusqu'au lendemain, 8
Pensif, avec un doux sourire. 8
Comme j'allais avoir quinze ans, 8
Je marchais un jour, à pas lents, 8
15 Dans un bois, sur une bruyère. 8
Au pied d'un arbre vint s'asseoir 8
Un jeune homme vêtu de noir. 8
Qui me ressemblait comme un frère. 8
Je lui demandai mon chemin ; 8
20 Il tenait un luth d'une main, 8
De l'autre un bouquet d'églantine. 8
Il me fit un salut d'ami, 8
Et, se détournant à demi, 8
Me montra du doigt la colline. 8
25 A l'âge où l'on croit à l'amour, 8
J'étais seul dans ma chambre un jour, 8
Pleurant ma première misère. 8
Au coin de mon feu vint s'asseoir 8
Un étranger vêtu de noir, 8
30 Qui me ressemblait comme un frère. 8
Il était morne et soucieux ; 8
D'une main il montrait les cieux, 8
Et de l'autre il tenait un glaive. 8
De ma peine il semblait souffrir ; 8
35 Mais il ne poussa qu'un soupir, 8
Et s'évanouit comme un rêve. 8
A l'âge où l'on est libertin, 8
Pour boire un toast en un festin 8
Un jour je soulevais mon verre. 8
40 En face de moi vint s'asseoir 8
Un convive vêtu de noir, 8
Qui me ressemblait comme un frère. 8
Il secouait sous son manteau 8
Un haillon de pourpre en lambeau, 8
45 Sur sa tête un myrte stérile. 8
Son bras maigre cherchait le mien, 8
Et mon verre, en louchant le sien, 8
Se brisa dans ma main débile. 8
Un an après, il était nuit ; 8
50 J'étais à genoux près du lit 8
Où venait de mourir mon père. 8
Au chevet du lit vint s'asseoir 8
Un orphelin vêtu de noir, 8
Qui me ressemblait comme un frère. 8
55 Ses yeux étaient noyés de pleurs ; 8
Comme les anges de douleurs, 8
Il était couronné d'épine ; 8
Son luth à terre était gisant, 8
Sa pourpre de couleur de sang, 8
60 Et son glaive dans sa poitrine. 8
Je m'en suis si bien souvenu, 8
Que je l'ai toujours reconnu 8
A tous les instants de ma vie. 8
C'est une étrange vision, 8
65 Et cependant, ange ou démon, 8
J'ai vu partout cette ombre amie. 8
Lorsque plus lard, l'as de souffrir, 8
Pour renaître ou pour en finir, 8
J'ai voulu m'exiler de France ; 8
70 Lorsqu'impatient de marcher, 8
J'ai voulu partir, et chercher 8
Les vestiges d'une espérance ; 8
A Pise, au pied de l'Apennin ; 8
A Cologne, en face du Rhin ; 8
75 A Nice, au penchant des vallées ; 8
A Florence, au fond des palais ; 8
A Brigues, dans les vieux chalets ; 8
Au sein des Alpes désolées ; 8
A Gênes, sous les citronniers ; 8
80 A Vevay, sous les verts pommiers ; 8
Au Havre, devant l'Atlantique ; 8
A Venise, à l'affreux Lido, 8
Où vient sur l'herbe d'un tombeau 8
Mourir la pâle Adriatique ; 8
85 Partout où, sous ces vastes cieux. 8
J'ai lassé mon cœur et mes yeux, 8
Saignant d'une éternelle plaie ; 8
Partout où le boiteux Ennui, 8
Traînant ma fatigue après lui, 8
90 M'a promené sur une claie ; 8
Partout où, sans cesse altéré 8
De la soif d'un monde ignoré, 8
J'ai suivi l'ombre de mes songes ; 8
Partout où, sans avoir vécu, 8
95 J'ai revu ce que j'avais vu, 8
La face humaine et ses mensonges ; 8
Partout où, le long des chemins, 8
J'ai posé mon front dans mes mains, 8
Et sangloté comme une femme ; 8
100 Partout où j'ai, comme un mouton 8
Qui laisse sa laine au buisson, 8
Senti se dénuer mon âme ; 8
Partout où j'ai voulu dormir, 8
Partout où j'ai voulu mourir, 8
105 Partout où j'ai louché la terre ; 8
Sur ma route est venu s'asseoir 8
Un malheureux vêtu de noir, 8
Qui me ressemblait comme un frère. 8
Qui donc es-tu, toi que dans celte vie 10
110 Je vois toujours sur mon chemin ? 8
Je ne puis croire, à ta mélancolie, 10
Que tu sois mon mauvais Destin ! 8
Ton doux sourire a trop de patience, 10
Tes larmes ont trop de pitié. 8
115 En le voyant, j'aime la Providence. 10
Ta douleur même, est sœur de ma souffrance ; 10
Elle ressemble à l'Amitié. 8
Qui donc es-tu ? — Tu n'es pas mon bon ange ; 10
Jamais tu ne viens m'avertir. 8
120 Tu vois mes maux (c'est une chose étrange !) 10
Et tu me regardes souffrir. 8
Depuis vingt ans tu marches dans ma voie, 10
Et je ne saurais t'appeler. 8
Qui donc es-tu, si c'est Dieu qui t'envoie ? 10
125 Tu me souris sans partager ma joie, 10
Tu me plains sans me consoler ! 8
Ce soir encor je t'ai vu m'apparaître. 10
C'était par une triste nuit. 8
L'aile des vents battait à ma fenêtre ; 10
130 J'étais seul, courbé sur mon lit. 8
J'y regardais une place chérie, 10
Tiède encor d'un baiser brûlant ; 8
Et je songeais comme la femme oublie, 10
Et je sentais un lambeau de ma vie 10
135 Qui se déchirait lentement. 8
Je rassemblais des lettres de la veille, 10
Des cheveux, des débris d'amour. 8
Tout ce passé me criait à l'oreille 10
Ses éternels serments d'un jour. 8
140 Je contemplais ces reliques sacrées, 10
Qui me faisaient trembler la main ; 8
Larmes du cœur, par le cœur dévorées, 10
Et que les yeux qui les avaient pleurées 10
Ne reconnaîtront plus demain ! 8
145 J'enveloppais dans un morceau de bure 10
Ces ruines des jours heureux. 8
Je me disais qu'ici-bas ce qui dure 10
C'est une mèche de cheveux. 8
Comme un plongeur dans une mer profonde, 10
150 Je me perdais dans tant d'oubli. 8
De tous côtés j'y retournais la sonde, 10
Et je pleurais, seul, loin des yeux du monde, 10
Mon pauvre, amour enseveli. 8
J'allais poser le sceau de cire noire 10
155 Sur ce fragile et cher trésor. 8
J'allais le rendre, et n'y pouvant pas croire, 10
En pleurant j'en doutais encor. 8
Ah ! faible femme, orgueilleuse insensée, 10
Malgré toi tu t'en souviendras ! 8
160 Pourquoi, grand Dieu ! mentir à sa pensée ? 10
Pourquoi ces pleurs, cette gorge oppressée, 10
Ces sanglots, si tu n'aimais pas ? 8
Oui, tu languis, tu souffres et tu pleures ; 10
Mais ta chimère est entre nous. 8
165 Eh bien ! adieu. Vous compterez les heures 10
Qui me sépareront de vous. 8
Partez, partez, et dans ce cœur de glace 10
Emportez l'orgueil satisfait. 8
Je sens encor le mien jeune et vivace, 10
170 Et bien des maux pourront y trouver place 10
Sur le mal que vous m'avez fait. 8
Parlez, parlez ! la Nature immortelle 10
N'a pas tout voulu vous donner. 8
Ah ! pauvre enfant, qui voulez être belle, 10
175 Et ne savez pas pardonner ! 8
Allez, allez, suivez la destinée ; 10
Qui vous perd n'a pas tout perdu. 8
Jetez au vent notre amour consumée ; — 10
Éternel Dieu ! loi que j'ai tant aimée, 10
180 Si tu pars, pourquoi m'aimes-tu ? 8
— Mais tout à coup j'ai vu dans la nuit sombre 10
Une forme glisser sans bruit. 8
Sur mon rideau j'ai vu passer une ombre ; 10
Elle vient s'asseoir sur mon lit. 8
185 Qui donc es-tu, morne et pâle visage, 10
Sombre portrait vêtu de noir ? 8
Que me veux-tu, triste oiseau de passage ? 10
Est-ce un vain rêve ? est-ce ma propre image 10
Que j'aperçois dans ce miroir ? 8
190 Qui donc es-tu, spectre de ma jeunesse, 10
Pèlerin que rien n'a lassé ? 8
Dis-moi pourquoi je le trouve sans cesse 10
Assis dans l'ombre où j'ai passé. 8
Qui donc es-tu, visiteur solitaire, 10
195 Hôte assidu de mes douleurs ? 8
Qu'as-tu donc fait pour me suivre sur terre ? 10
Qui donc es-tu, qui donc es-tu, mon frère, 10
Qui n'apparais qu'au jour des pleurs ? 8
LA VISION
— Ami, notre père est le tien. 8
200 Je ne suis ni l'ange gardien, 8
Ni le mauvais destin des hommes. 8
Ceux que j'aime, je ne sais pas 8
De quel côté s'en vont leurs pas 8
Sur ce peu de fange où nous sommes. 8
205 Je ne suis ni dieu ni démon, 8
Et tu m'as nommé par mon nom 8
Quand tu m'as appelé ton frère ; 8
Où tu vas, j'y serai toujours, 8
Jusques au dernier de tes jours, 8
210 Où j'irai m'asseoir sur ta pierre. 8
Le ciel m'a confié ton cœur. 8
Quand tu seras dans la douleur, 8
Viens à moi sans inquiétude. 8
Je te suivrai sur le chemin ; 8
215 Mais je ne puis toucher ta main, 8
Ami, je suis la Solitude. 8
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