Métrique en Ligne
MUS_2/MUS36
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
UNE BONNE FORTUNE
I
C'est un fait reconnu, qu'une bonne fortune 12
Est un sujet divin pour un in-octavo. 12
Ainsi donc, bravement, je vais en conter une ; 12
Le scandale est de mode ; il se relie en veau. 12
5 C'est un goût naturel, qui va jusqu'à la Lune ; 12
Depuis Endymion, on sait ce qu'elle vaut. 12
II
Ce qu'on fait maintenant, on le dit ; et la cause 12
En est bien excusable : on fait si peu de chose ! 12
Mais, si peu qu'il ait fait, chacun trouve à son gré 12
10 De le voir par écrit dûment enregistré ; 12
Chacun sait aujourd'hui quand il fait de la prose ; 12
Le siècle est, à vrai dire, un mandarin lettré. 12
III
Il faut en convenir, l'antique Modestie 12
Faisait bâiller son monde, et nous n'y tenions plus. 12
15 Grâce à Dieu, pour New-York elle est enfin partie ; 12
C'était un vieux rameau de l'arbre de la vie ; 12
Et tant de pauvres gens, d'ailleurs, s'y sont pendus, 12
Qu'il n'est pas étonnant qu'elle ait les bras rompus. 12
IV
Le scandale, au contraire, a cela d'admirable, 12
20 Qu'étant vieux comme Hérode, il est toujours nouveau, 12
Que voilà cinq mille ans qu'on le trouve adorable ; 12
Toujours frais, toujours gai, vrai Tithou de la Fable, 12
Que l'Aurore, au lever, rend plus jeune et plus beau, 12
Et que Vénus, le soir, endort dans un berceau. 12
V
25 Apprenez donc, lecteur, que je viens d'Allemagne. 12
Vous savez, en été, comme on s'ennuie ici ; 12
En outre, pour mon compte, ayant quelque souci, 12
Je m'en fus prendre à Bade un semblant de campagne. 12
(Bade est un parc anglais fait sur une montagne, 12
30 Ayant quelque rapport avec Montmorency.) 12
VI
Vers le mois de juillet, quiconque a de l'usage 12
Et porte du respect au boulevard de Gand, 12
Sait que le vrai bon ton ordonne absolument 12
A tout être créé possédant équipage 12
35 De se précipiter sur ce petit village, 12
Et de s'y bousculer impitoyablement. 12
VII
Les dames de Paris savent par la gazette 12
Que l'air de Bade est noble, et parfaitement sain. 12
Comme on va chez Herbault faire un peu de toilette, 12
40 On fait de la santé là-bas ; c'est une emplette : 12
Des roses au visage, et de la neige au sein ; 12
Ce qui n'est défendu par aucun médecin. 12
VIII
Bien entendu d'ailleurs que le but du voyage 12
Est de prendre les eaux ; c'est un compte réglé. 12
45 D'eaux, je n'en ai point vu lorsque j'y suis allé. 12
Mais qu'on n'en puisse voir, je n'en mets rien en gage ; 12
Je crois même, en honneur, que l'eau du voisinage 12
A, quand on l'examine, un petit goût salé. 12
IX
Or, comme on a dansé tout l'hiver, on est lasse. 12
50 On accourt donc à Bade avec l'intention 12
De n'y pas soupçonner l'ombre d'un violon. 12
Mais dès qu'il y fait nuit, que voulez-vous qu'on fasse ? 12
Personne au Vieux Château, personne à la Terrasse ; 12
On entre à la Maison de Conversation. 12
X
55 Cette maison se trouve être un gros bloc fossile, 12
Bâti de vive force à grands coups de moellon ; 12
C'est comme un temple grec, tout recouvert en tuile ; 12
Une espèce de grange avec un péristyle, 12
Je ne sais quoi d'informe, et n'ayant pas de nom ; 12
60 Comme un grenier à foin, bâtard du Parthénon. 12
XI
J'ignore vers quel temps Belzébuth l'a construite. 12
Peut-être est-ce un mammouth du règne minéral. 12
Je la prendrais plutôt pour quelque aérolithe, 12
Tombée un jour de pluie, au temps du carnaval. 12
65 Quoi qu'il en soit du moins, les flancs de l'animal 12
Sont construits tout à point pour l'âme qui l'habite. 12
XII
Cette âme, c'est le jeu, mettez bas le chapeau, 12
Vous qui venez ici, mettez bas l'espérance. 12
Derrière ces piliers, dans cette salle immense, 12
70 S'étale un lapis vert, sur lequel se balance. 12
Un grand lustre blafard, au bout d'un oripeau 12
Que dispute à la nuit une pourpre en lambeau. 12
XIII
Là, du soir au matin, roule le grand peut-être, 12
Le hasard, noir flambeau de ces siècles d'ennui, 12
75 Le seul qui dans le ciel flotte encore aujourd'hui. 12
Un bal est à deux pas ; à travers la fenêtre, 12
On le voit çà et là bondir et disparaître 12
Comme un chevreau lascif qu'une abeille poursuit. 12
XIV
Les croupiers nasillards chevrottent en cadence, 12
80 Au son des instruments, leurs mots mystérieux ; 12
Tout est joie et chansons ; la roulette commence ; 12
Ils lui donnent le branle, ils la mettent en danse, 12
Et, ratissant gaîment l'or qui scintille aux yeux, 12
Ils jardinent ainsi sur un rhylhme joyeux. 12
XV
85 L'abreuvoir est public, et qui veut vient y boire. 12
J'ai vu les paysans, fils de la Forêt Noire, 12
Leurs bâtons à la main, entrer dans ce réduit ; 12
Je les ai vus penchés sur la bille d'ivoire, 12
Ayant à travers champs couru toute la nuit, 12
90 Fuyards désespérés de quelque honnête lit ; 12
XVI
Je les ai vus debout, sous la lampe enfumée, 12
Avec leur veste rouge et leurs souliers boueux, 12
Tournant leurs grands chapeaux entre leurs doigts calleux, 12
Poser sous les râteaux la sueur d'une année, 12
95 Et là, muets d'horreur devant la Destinée, 12
Suivre des yeux leur pain qui courait devant eux ! 12
XVII
Dirai-je qu'ils perdaient ? Hélas ! ce n'était guères. 12
C'était bien vite fait de leur vider les mains. 12
Ils regardaient alors toutes ces étrangères, 12
100 Cet or, ces voluptés, ces belles passagères, 12
Tout ce monde enchanté de la saison des bains, 12
Qui s'en va sans poser le pied sur les chemins. 12
XVIII
Ils couraient, ils partaient, tout ivres de lumière, 12
Et la nuit sur leurs yeux posait son noir bandeau. 12
105 Ces mains vides, ces mains qui labourent la terre, 12
Il fallait les étendre, en rentrant au hameau, 12
Pour trouver à tâtons les murs de la chaumière, 12
L'aïeule au coin du feu, les enfants au berceau ! 12
XIX
O toi, Père immortel, dont le Fils s'est fait homme, 12
110 Si jamais ton jour vient, Dieu juste, ô Dieu vengeur !… 12
J'oublie à tout moment que je suis gentilhomme ; 12
Revenons à mon fait : tout chemin mène à Rome. 12
Ces pauvres paysans (pardonne-moi, lecteur), 12
Ces pauvres paysans, je les ai sur le cœur. 12
XX
115 Me voici donc à Rade : et vous pensez, sans doute, 12
Puisque j'ai commencé par vous parler du jeu, 12
Que j'eus pour premier soin d'y perdre quelque peu. 12
Vous ne vous trompez pas, je vous en fais l'aveu. 12
De même que pour mettre une armée en déroute, 12
120 Il ne faut qu'un poltron qui lui montre la route ; 12
XXI
De même, dans ma bourse, il ne faut qu'un écu 12
Qui tourne les talons, et le reste est perdu. 12
Tout ce que je possède a quelque ressemblance 12
Aux moutons de Panurge ; au premier qui commence, 12
125 Voilà Panurge à sec, et son troupeau tondu. 12
Hélas ! le premier pas se fait sans qu'on y pense. 12
XXII
Ma poche est comme une île escarpée et sans bords ; 12
On n'y saurait rentrer quand on en est dehors. 12
Au moindre fil cassé, l'écheveau se dévide : 12
130 Entraînement funeste, et d'autant plus perfide, 12
Que j'eus de tous les temps la sainte horreur du vide, 12
Et qu'après le combat je rêve à tous mes morts. 12
XXIII
Un soir, venant de perdre une bataille honnête, 12
Ne possédant plus rien qu'un grand mal à la tête, 12
135 Je regardais le ciel, étendu sur un banc, 12
Et songeais, dans mon âme, aux héros d'Ossian. 12
Je pensai tout à coup à faire une conquête ; 12
Il tressaillit en moi des phrases de roman. 12
XXIV
Il ne faudrait pourtant, me disais-je à moi-même, 12
140 Qu'une permission de notre Seigneur Dieu, 12
Pour qu'il vînt à passer quelque femme en ce lieu. 12
Les bosquets sont déserts ; la chaleur est extrême ; 12
Les vents sont à l'amour ; l'horizon est en feu ; 12
Toute femme, ce soir, doit désirer qu'on l'aime. 12
XXV
145 S'il venait à passer, sous ces grands marronniers, 12
Quelque alerte beauté de l'école flamande, 12
Une ronde fillette, échappée à Téniers, 12
Ou quelque ange pensif de candeur allemande : 12
Une vierge en or fin d'un livre de légende, 12
150 Dans un flot de velours traînant ses petits pieds ; 12
XXVI
Elle viendrait par là, de celle sombre allée, 12
Marchant à pas de biche, avec un air boudeur, 12
Écoutant murmurer le vent dans la feuillée, 12
De paresse amoureuse et de langueur voilée, 12
155 Dans ses doigts inquiets tourmentant une fleur, 12
Le printemps sur la joue, et le ciel dans le cœur. 12
XXVII
Elle s'arrêterait là-bas, sous la tonnelle. 12
Je ne lui dirais rien, j'irais tout simplement 12
Me mettre à deux genoux par terre devant elle, 12
160 Regarder dans ses yeux l'azur du firmament, 12
Et pour toute faveur la prier seulement 12
De se laisser aimer d'une amour immortelle. 12
XXVIII
Comme j'en étais là de mon raisonnement, 12
Enfoncé jusqu'au cou dans celte rêverie, 12
165 Une bonne passa, qui tenait un enfant. 12
Je crus m'apercevoir que le pauvre innocent 12
Avait dans ses grands yeux quelque mélancolie. 12
Ayant toujours aimé cet âge à la folie, 12
XXIX
Et ne pouvant souffrir de le voir maltraité, 12
170 Je fus à la rencontre, et m'enquis de la bonne 12
Quel motif de colère ou de sévérité 12
Avait du chérubin dérobé la gaîté. 12
Quoi qu'il ail fait, d'abord, je veux qu'on lui pardonne, 12
Lui dis-je, et ce qu'il veut, je veux qu'on le lui donne. 12
XXX
175 (C'est mon opinion de gâter les enfants.) 12
Le marmot là-dessus, m'accueillant d'un sourire, 12
D'abord à me répondre hésita quelque temps ; 12
Puis il tendit la main, et finit par me dire 12
« Qu'il n'avait pas de quoi donner aux mendiants. » 12
180 Le ton dont il le dit, je ne peux pas l'écrire. 12
XXXI
Mais vous savez, lecteur, que j'étais ruiné ; 12
J'avais encor, je crois, deux écus dans ma bourse ; 12
C'était, en vérité, mon unique ressource, 12
La seule goutte d'e.au qui restât dans la source, 12
185 Le seul verre de vin pour mon prochain dîné ; 12
Je les lirai bien vite, et je les lui donnai. 12
XXXII
Il les prit sans façon, et s'en fut de la sorte. 12
A quelques jours de là, comme j'étais au lit, 12
La Fortune, en passant, vint frapper à ma porte. 12
190 Je reçus de Paris une somme assez forte, 12
Et, très-heureusement, il me vint à l'esprit 12
De payer l'hôtelier qui m'avait fait crédit. 12
XXXIII
Mon marmot cependant se trouvait une fille, 12
Anglaise de naissance, et de bonne famille. 12
195 Or, la veille du jour fixé pour mon départ, 12
Je vins à rencontrer sa mère, par hasard. 12
C'était au bal. — Au bal, il faut bien qu'on babille ; 12
Je fis donc pour le mieux mon métier de bavard. 12
XXXIV
Une goutte de lait dans la plaine éthérée 12
200 Tomba, dit-on, jadis du haut du firmament. 12
La Nuit, qui sur son char passait en ce moment, 12
Vit ce pâle sillon sur sa mer azurée, 12
Et, secouant les plis de sa robe nacrée, 12
Fit au ruisseau céleste un lit de diamant. 12
XXXV
205 Les Grecs, enfants gâtés des Filles de Mémoire, 12
De miel et d'ambroisie ont doré cette histoire ; 12
Mais j'en veux dire un point qui fut ignoré d'eux : 12
C'est que, lorsque Junon vit son beau sein d'ivoire 12
En un fleuve de lait changer ainsi les cieux, 12
210 Elle eut peur tout à coup du souverain des dieux ; 12
XXXVI
Elle voulut poser ses mains sur sa poitrine ; 12
Et sentant ruisseler sa mamelle divine, 12
Pour épargner l'Olympe, elle se détourna ; 12
Le soleil était loin ; la terre était voisine ; 12
215 Sur notre pauvre argile une goutte en tomba ; 12
Tout ce que nous aimons nous est venu de là. 12
XXXVII
C'était un bel enfant que cette jeune mère ; 12
Un véritable enfant — et la riche Angleterre 12
Plus d'une fois dans l'eau jettera son filet, 12
220 Avant d'y retrouver une perle aussi chère ; 12
En vérité, lecteur, pour faire son portrait, 12
Je ne puis mieux trouver qu'une goutte de lait. 12
XXXVIII
Jamais le voile blanc de la mélancolie 12
Ne fut plus transparent sur un sang plus vermeil. 12
225 Je m'assis auprès d'elle, et parlai d'Italie ; 12
Car elle connaissait le pays sans pareil. 12
Elle en venait, hélas ! à sa froide patrie, 12
Rapportant dans son cœur un rayon du soleil. 12
XXXIX
Nous causâmes longtemps ; elle était simple et bonne. 12
230 Ne sachant pas le mal, elle faisait le bien ; 12
Des richesses du cœur elle me fit l'aumône ; 12
Et tout en écoutant comme le cœur se donne, 12
Sans oser y penser, je lui donnai le mien ; 12
Elle emporta ma vie, et n'en sut jamais rien. 12
XL
235 Le soir en revenant, après la contredanse, 12
Je lui donnai le bras ; nous entrâmes au jeu ; 12
Car on ne peut sortir autrement de ce lieu. 12
« Vous partez, me dit-elle, et vous allez, je pense, 12
» D'ici jusque chez vous faire quelque dépense ; 12
240 » Pour votre dernier jour il faut jouer un peu. » 12
XLI
Elle me fit asseoir avec un doux sourire ; 12
Je ne sais quel caprice alors la conseilla ; 12
Elle étendit la main et me dit : « Jouez là. » 12
Par cet ange aux yeux bleus je me laissai conduire, 12
245 Et je n'ai pas besoin, mon ami, de vous dire 12
Qu'avec quelques louis mon numéro gagna. 12
XLII
Nous jouâmes ainsi pendant une heure entière, 12
Et je vis devant moi tomber tout un trésor ; 12
Si c'était rouge ou noir, je ne m'en souviens guère ; 12
250 Si c'était dix ou vingt, je n'en sais rien encor ; 12
Je partais pour la France, elle pour l'Angleterre, 12
El je sortis de là, les deux mains pleines d'or. 12
XLIII
Quand je rentrai chez moi, je vis cette richesse. 12
Je me souvins alors de ce jour de détresse 12
255 Où j'avais à l'enfant donné mes deux écus. 12
C'était par charité : je les croyais perdus. 12
De celui qui voit tout je compris la sagesse ; 12
La mère, ce soir-là, me les avait rendus. 12
XLIV
Lecteur, si je n'ai pas la mémoire égarée, 12
260 Je t'ai promis, je crois, en commençant ceci, 12
Une bonne fortune : elle finit ainsi. 12
Mon bonheur, tu le vois, vécut une soirée ; 12
J'en connais cependant de plus longue durée 12
Que je ne voudrais pas changer pour celui-ci. 12
logo du CRISCO logo de l'université