Métrique en Ligne
MUS_2/MUS35
Alfred de MUSSET
POÉSIES NOUVELLES
1836-1852
ROLLA
I
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre 12
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ? 12
Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère, 12
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère, 12
5 Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ? 12
Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascives 12
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux, 12
Et d'un éclat de rire agaçaient sur les rives 12
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ? 12
10 Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ? 12
Où, du nord au midi, sur la création 12
Hercule promenait l'éternelle justice 12
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion ? 12
Où les Sylvains moqueurs, dans l'écorce des chênes, 12
15 Avec les rameaux verts se balançaient au vent, 12
Et sifflaient dans l'écho la chanson du passant ? 12
Où tout était divin, jusqu'aux douleurs humaines, 12
Où le monde adorait ce qu'il tue aujourd'hui, 12
Où quatre mille dieux n'avaient pas un athée, 12
20 Où tout était heureux, excepté Prométhée, 12
Frère aîné de Satan, qui tomba comme lui ? 12
— Et quand tout fut changé, le ciel, la terre et l'homme, 12
Quand le berceau du monde en devint le cercueil, 12
Quand l'ouragan du Nord sur les débris de Rome 12
25 De sa sombre avalanche étendit le linceul — 12
Regrettez-vous le temps où d'un siècle barbare 12
Naquit un siècle d'or, plus fertile et plus beau ? 12
Où le vieil univers fendit avec Lazare 12
De son front rajeuni la pierre du tombeau ? 12
30 Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances 12
Ouvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté ? 12
Où tous nos monuments et toutes nos croyances 12
Portaient le manteau blanc de leur virginité ? 12
Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître ? 12
35 Où le palais du prince, et la maison du prêtre, 12
Portant la même croix sur leur front radieux, 12
Sortaient de la montagne eu regardant les cieux ? 12
Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre, 12
S'agenouillant au loin dans leurs robes de pierre, 12
40 Sur l'orgue universel des peuples prosternés 12
Entonnaient l'hosanna des siècles nouveau-nés ? 12
Le temps où se faisait tout ce qu'a dit l'histoire ; 12
Où sur les saints autels les crucifix d'ivoire 12
Ouvraient des bras sans tache, et blancs comme le lait ; 12
45 Où la Vie était jeune, — où la Mort espérait ? 12
O Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière 12
Dans tes temples muets amène à pas tremblants ; 12
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire, 12
En se frappant le cœur, baiser les pieds sanglants ; 12
50 Et je reste debout sous tes sacrés portiques, 12
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux, 12
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques, 12
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux. 12
Je ne crois pas, ô Christ ! à la parole sainte : 12
55 Je suis venu trop tard dans on monde trop vieux. 12
D'un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ; 12
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux. 12
Maintenant le hasard promène au sein des ombres 12
De leurs illusions les mondes réveillés ; 12
60 L'esprit des temps passés, errant sur leurs décombres, 12
Jette au gouffre éternel tes anges mutilés. 12
Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ; 12
Sous ton divin tombeau le sol s'est dérobé : 12
Ta gloire est morte, ô Christ ! et sur nos croix d'ébène 12
65 Ton cadavre céleste en poussière est tombé ! 12
Eh bien ! qu'il soit permis d'en baiser la poussière. 12
Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi, 12
Et de pleurer, ô Christ ! sur cette froide terre 12
Qui vivait de ta mort, et qui mourra sans toi ! 12
70 Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ? 12
Du plus pur de ton sang tu l'avais rajeunie, 12
Jésus ! ce que lu fis, qui jamais le fera ? 12
Nous, vieillards nés d'hier, qui nous rajeunira ? 12
Nous sommes aussi vieux qu'au jour de ta naissance. 12
75 Nous attendons autant, nous avons plus perdu. 12
Plus livide et plus froid, dans son cercueil immense 12
Pour la seconde fois Lazare est étendu. 12
Où donc est le Sauveur, pour entr'ouvrir nos tombes ? 12
Où donc le vieux saint Paul, haranguant les Romains, 12
80 Suspendant tout un peuple à ses haillons divins ? 12
Où donc est le Cénacle, où donc les Catacombes ? 12
Avec qui marche donc l'auréole de feu ? 12
Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madelaine ? 12
Où donc vibre dans l'air une voix pins qu'humaine ? 12
85 Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ? 12
La Terre est aussi vieille, aussi dégénérée, 12
Elle branle une fête aussi désespérée, 12
Que lorsque Jean parut sur le sable des mers, 12
Et que la moribonde, à sa parole sainte, 12
90 Tressaillant tout à coup comme une femme enceinte, 12
Sentit bondir en elle un nouvel univers. 12
Les jours sont revenus de Claude et de Tibère ; 12
Tout ici, comme alors, est mort avec le temps, 12
Et Saturne est au bout du sang de ses enfants ; 12
95 Mais l'espérance humaine est tasse d'être mère, 12
Et, le sein tout meurtri d'avoir tant allaité, 12
Elle fait Son repos de sa stérilité. 12
II
De tous les débauchés de la ville du monde 12
Où le libertinage est à meilleur marché, 12
100 De la plus vieille en vice, et de la plus féconde, 12
Je veux dire Paris, — le plus grand débauché 12
Était Jacques Rolla ; — jamais dans les tavernes, 12
Sous les rayons tremblants des blafardes lanternes, 12
Plus indocile enfant ne s'était accoudé 12
105 Sur une table chaude, ou sur un coup de dé. 12
Ce n'était pas Rolla qui gouvernait sa vie, 12
C'étaient ses passions ; — il les laissait aller 12
Comme un pâtre assoupi regarde l'eau couler. 12
Elles vivaient ; — son corps était l'hôtellerie 12
110 Où s'étaient attablés ces pâles voyageurs ; 12
Tantôt pour y briser les lits et les murailles, 12
Pour s'y chercher dans l'ombre, et s'ouvrir les entrailles 12
Comme des cerfs en rut et des gladiateurs ; 12
Tantôt pour y chanter en s'enivrant ensemble, 12
115 Comme de gais oiseaux qu'un coup de vent rassemble, 12
Et qui, pour vingt amours, n'ont qu'un arbuste en fleurs 12
Le père de Rolla, gentillâtre imbécile, 12
L'avait fait élever comme un riche héritier. 12
Sans songer que lui-même, à sa petite ville, 12
120 Il avait de son bien mangé plus de moitié. 12
En sorte que Rolla, par un beau soir d'automne, 12
Se vit à dix-neuf ans maître de sa personne, — 12
Et n'ayant dans la main ni talent ni métier. 12
Il eût trouvé d'ailleurs tout travail impossible ; 12
125 Un gagne-pain quelconque, un métier de valet, 12
Soulevait sur sa lèvre un rire inextinguible. 12
Ainsi, mordant à même au peu qu'il possédait, 12
Il resta grand seigneur, tel que Dieu l'avait fait. 12
Hercule, fatigué de sa tâche éternelle, 12
130 S'assit un jour, dit-on, entre un double chemin. 12
Il vit la Volupté qui lui tendait la main : 12
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle. 12
Aujourd'hui rien n'est beau, ni le mal ni le bien. 12
Ce n'est pas notre temps qui s'arrête et qui doute ; 12
135 Les siècles, en passant, ont fait leur grande route 12
Entre les deux sentiers, dont il ne reste rien. 12
Rolla fit à vingt ans ce qu'avaient fait ses pères. 12
Ce qu'on voit aux abords d'une grande cité, 12
Ce sont des abattoirs, des murs, des cimetières ; 12
140 C'est ainsi qu'en entrant dans la société, 12
On trouve ses égouts. — La virginité sainte- 12
S'y cache à tous les yeux sous une triple enceinte ; 12
On voile la pudeur, mais la corruption 12
Y baise en plein soleil la prostitution. 12
145 Les hommes dans leur sein n'accueillent leur semblable, 12
Que lorsqu'il a trempé dans le fleuve fangeux 12
L'acier chaste et brûlant du glaive redoutable 12
Qu'il a reçu du ciel pour se défendre d'eux. 12
Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe. 12
150 L'habitude, qui fait de la vie un proverbe, 12
Lui donnait la nausée. — Heureux ou malheureux, 12
Il ne fit rien comme elle, et garda pour ses dieux 12
L'audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées. 12
Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années, 12
155 Il vécut au soleil sans se douter des lois ; 12
Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière, 12
N'a, de l'est au couchant, promené sur la terre 12
Un plus large mépris des peuples et des rois. 12
Seul, il marchait tout nu dans cette mascarade 12
160 Qu'on appelle la vie, en y parlant tout haut. 12
Tel que la robe d'or du jeune Alcibiade, 12
Son orgueil indolent, du palais au ruisseau, 12
Traînait derrière lui comme un royal manteau. 12
Ce n'était pour personne un objet de mystère 12
165 Qu'il eût trois ans à vivre, et qu'il mangeât sou bien. 12
Le monde souriait en le regardant faire, 12
Et lui, qui le faisait, disait à l'ordinaire 12
Qu'il se ferait sauter quand il n'aurait plus rien. 12
C'était un noble cœur, naïf comme l'enfance, 12
170 Bon comme la pitié, grand comme l'espérance. 12
Il ne voulut jamais croire à sa pauvreté. 12
L'armure qu'il portait n'allait pas à sa taille ; 12
Elle était bonne au plus pour un jour de bataille, 12
Et ce jour-là fut court comme une nuit d'été. 12
175 Lorsque dans le désert la cavale sauvage, 12
Après trois jours de marche, attend un jour d'orage, 12
Pour boire l'eau du ciel sur ses palmiers poudreux ; 12
Le soleil est de plomb, les palmiers en silence 12
Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux ; 12
180 Elle cherche son puits dans le désert immense, 12
Le soleil l'a séché ; sur le rocher brûlant 12
Les lions hérissés dorment en grommelant. 12
Elle se sent fléchir ; ses narines qui saignent 12
S'enfoncent dans le sable, et le sable altéré 12
185 Vient boire avidement son sang décoloré. 12
Alors elle se couche, et ses grands yeux s'éteignent, 12
Et le pâle désert roule sur son enfant 12
Les flots silencieux de son linceul mouvant. 12
Elle ne savait pas, lorsque les caravanes 12
190 Avec leurs chameliers passaient sous les platanes, 12
Qu'elle n'avait qu'à suivre et qu'à baisser le front, 12
Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries, 12
Des râteliers dorés, des luzernes fleuries, 12
Et des puits dont le ciel n'a jamais vu le fond. 12
195 Si Dieu nous a tirés tous de la même fange, 12
Certe, il a dû pétrir dans une argile étrange 12
Et sécher aux rayons d'un soleil irrité 12
Cet être, quel qu'il soit, ou l'aigle, ou l'hirondelle, 12
Qui ne saurait plier ni son cou ni son aile, 12
200 Et qui n'a pour tout bien qu'un mot : la liberté. 12
III
Est-ce sur de la neige, ou sur une statue, 12
Que celte lampe d'or, dans l'ombre suspendue, 12
Fait onduler l'azur de ce rideau tremblant ? 12
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc. 12
205 C'est un enfant qui dort. — Sur ses lèvres ouvertes 12
Voltige par instants un faible et doux soupir ; 12
Un soupir plus léger que ceux des algues vertes 12
Quand le soir sur les mers voltige le Zéphir, 12
Et que, sentant fléchir ses ailes embaumées 12
210 Sous les baisers ardents de ses fleurs bien-aimées, 12
Il boit sur ses bras nus les perles des roseaux. 12
C'est un enfant qui dort sous ces épais rideaux, 12
Un enfant de quinze ans, — presque une jeune femme ; 12
Rien n'est encor formé dans cet être charmant. 12
215 Le petit chérubin qui veille sur son âme 12
Doute s'il est son frère, ou s'il est son amant. 12
Ses longs cheveux épars la couvrent tout entière. 12
La croix de son collier repose dans sa main, 12
Comme pour témoigner qu'elle a fait sa prière, 12
220 Et qu'elle va la faire en s'éveillant demain. 12
Elle dort, regardez : — quel front noble et candide ! 12
Partout, comme un lait pur sur une onde limpide, 12
Le ciel sur la beauté répandit la pudeur. 12
Elle dort toute nue et la main sur son cœur. 12
225 N'est-ce pas que la nuit la rend encor plus belle ? 12
Que ces molles clartés palpitent autour d'elle 12
Comme si, malgré lui, le sombre Esprit du soir 12
Sentait sur ce beau corps frémir son manteau noir ? 12
Les pas silencieux du prêtre dans l'enceinte 12
230 Font tressaillir le cœur d'une terreur moins sainte, 12
O vierge ! que le bruit de tes soupirs légers. 12
Regardez cette chambre et ces frais orangers, 12
Ces livres, ce métier, cette branche bénite 12
Qui se penche en pleurant sur ce vieux crucifix ; 12
235 Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite 12
Dans ce mélancolique et chaste paradis ? 12
N'est-ce pas qu'il est pur, le sommeil de l'enfance ? 12
Que le ciel lui donna sa beauté pour défense ? 12
Que l'amour d'une vierge est une piété 12
240 Comme l'amour céleste, et qu'en approchant d'elle, 12
Dans l'air qu'elle respire on sent frissonner l'aile 12
Du séraphin jaloux qui veille à son côté ? 12
Si ce n'est pas ta mère, ô pâle jeune fille, 12
Quelle est donc cette femme assise à ton chevet, 12
245 Qui regarde l'horloge et l'âtre qui pétille, 12
En secouant la tète, et d'un air inquiet ? 12
Qu'attend-elle si tard ? — Pour qui, si c'est la mère, 12
S'en va-t-elle entr'ouvrir, depuis quelques instants, 12
Ta porte et ton balcon… si ce n'est pour ton père ? 12
250 Et ton père, Marie, est mort depuis longtemps. 12
Pour qui donc ces flacons, celte table fumante, 12
Que de ses propres mains elle vient de servir ? 12
Pour qui donc ces flambeaux, et qui donc va venir ?… 12
Qui que ce soit, tu dors, tu n'es pas son amante. 12
255 Les songes de tes nuits sont plus purs que le jour, 12
Et trop jeunes encor pour te parler d'amour. 12
A qui donc ce manteau que cette femme essuie ? 12
Il est couvert de boue et dégouttant de pluie ; 12
C'est le tien, Maria, c'est celui d'un enfant. 12
260 Tes cheveux sont mouillés. Tes mains et ton visage . 12
Sont devenus vermeils au froid souffle du vent. 12
Où donc t'en allais-tu par cette nuit d'orage ? 12
Cette femme n'est pas ta mère, assurément. 12
Silence ! on a parlé. Des femmes inconnues 12
265 Ont entr'ouvert la porte, — et d'autres, demi-nues, 12
Les cheveux en désordre, et se traînant aux murs, 12
Traversaient en sueur des corridors obscurs. 12
Une lampe a bougé ; — les restes d'une orgie, 12
Aux dernières lueurs de sa morne clarté, 12
270 Sont apparus au fond d'un boudoir écarté. 12
Les verres se heurtaient sur la nappe rougie ; 12
La porte est retombée au bruit d'un rire affreux. 12
C'est une vision, n'est-il pas vrai, Marie ? 12
C'est un rêve insensé qui m'a frappé les yeux. 12
275 Tout repose, tout dort ; — cette femme est ta mère. 12
C'est le parfum des fleurs, c'est une huile légère 12
Qui baigne tes cheveux, et la chaste rougeur 12
Qui couvre ton beau front vient du sang de ton cœur. 12
Silence ! quelqu'un frappe, — et sur les dalles sombres 12
280 Un pas retentissant fait tressaillir la nuit. 12
Une lueur tremblante approche avec deux ombres… 12
C'est toi, maigre Rolla ? que viens-tu faire ici ? 12
O Faust ! n'étais-tu pas prêt à quitter la terre, 12
Dans cette nuit d'angoisse où l'archange déchu, 12
285 Sous son manteau de feu, comme une ombre légère, 12
T'emporta dans L'espace à ses pieds suspendu ? 12
N'avais-tu pas crié ton dernier anathème, 12
Et, quand tu tressaillis au bruit des chants sacrés, 12
N'avais-tu pas frappé, dans ton dernier blasphème, 12
290 Ton front sexagénaire à tes murs délabrés ? 12
Oui, le poison tremblait sur ta lèvre livide ; 12
La Mort, qui t'escortait dans tes œuvres sans nom. 12
Avait à les côtés descendu jusqu'au fond 12
La spirale sans fin de ton long suicide ; 12
295 Et, trop vieux pour s'ouvrir, ton cœur s'était brisé 12
Comme un roc en hiver, par la froidure usé. 12
Ton heure était venue, athée à barbe grise ; 12
L'arbre de ta science était déraciné. 12
L'ange exterminateur te vit avec surprise 12
300 Faire jaillir encor, pour te vendre au Damné, 12
Une goutte de sang de ton bras décharné. 12
Oh ! sur quel océan, sur quelle grotte obscure, 12
Sur quel bois d'aloès et de frais oliviers, 12
Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers, 12
305 Souffle-t-il à l'aurore une brise aussi pure, 12
Un vent d'est aussi plein des larmes du printemps, 12
Que celui qui passa sur ta tête blanchie, 12
Quand le ciel te donna de ressaisir la vie 12
Au manteau virginal d'un enfant de quinze ans ! 12
310 Quinze ans ! — O Roméo ! l'âge de Juliette ! 12
L'âge où vous vous aimiez ! où le vent du malin, 12
Sur l'échelle de soie, au chant de l'alouette, 12
Berçait vos longs baisers et vos adieux sans fin ! 12
Quinze ans ! — l'âge céleste où l'arbre de la vie, 12
315 Sous la tiède oasis du désert embaumé, 12
Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d'ambroisie, 12
Et pour féconder l'air, comme un palmier d'Asie, 12
N'a qu'à jeter au vent son voile parfumé ! 12
Quinze ans ! — l'âge où la femme, au jour de sa naissance, 12
320 Sortit des mains de Dieu si blanche d'innocence, 12
Si riche de beauté, que son père immortel 12
De ses phalanges d'or en fit l'âge éternel ! 12
Oh ! la fleur de l'Éden, pourquoi l'as-tu fanée, 12
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux ? 12
325 Tout trahir et tout perdre était ta destinée ; 12
Tu fis ton Dieu mortel, et tu l'en aimas mieux. 12
Qu'on te rende le ciel, tu le perdras encore. 12
Tu sais trop bien qu'ailleurs c'est-toi que l'homme adore ; 12
Avec lui de nouveau tu voudrais t'exiler, 12
330 Pour mourir sur son cœur, et pour l'en consoler ! 12
Rolla considérait d'un œil mélancolique 12
La belle Marion dormant dans son grand lit ; 12
Je ne sais quoi d'horrible et presque diabolique 12
Le faisait jusqu'aux os frissonner malgré lui. 12
335 Marion coûtait cher. — Pour lui payer sa nuit, 12
Il avait dépensé sa dernière pistole. 12
Ses amis le savaient. Lui-même, en arrivant, 12
Il s'était pris la main, et donné sa parole 12
Que personne au grand jour ne le verrait vivant. 12
340 Trois ans, — les trois plus beaux de la belle jeunesse, 12
Trois ans de volupté, de délire et d'ivresse, 12
Allaient s'évanouir comme un songe léger, 12
Comme le chant lointain d'un oiseau passager. 12
Et celte triste nuit, — nuit de mort, — la dernière, — 12
345 Celle où l'agonisant fait encor sa prière 12
Quand sa lèvre est muette, — où pour le condamné 12
Tout est si près de Dieu que tout est pardonné, — 12
Il venait la passer chez une fille infâme, 12
Lui ! chrétien, homme, fils d'un homme ! Et cette femme, 12
350 Cet être misérable, un brin d'herbe, un enfant, 12
Sur son cercueil ouvert dormait en l'attendant. 12
O chaos éternel ! prostituer l'enfance ! 12
Ne valait-il pas mieux, sur ce lit sans défense, 12
Balafrer ce beau corps au tranchant d'une faux, 12
355 Prendre ce cou de neige et lui tordre les os ? 12
Ne valait-il pas mieux lui poser sur la face 12
Un masque de chaux vive avec un gant de fer, 12
Que d'en faire un ruisseau limpide à la surface, 12
Réfléchissant les fleurs et l'étoile qui passe, 12
360 Et d'en salir le fond des poisons de l'enfer ! 12
Oh ! qu'elle est belle encor ! quel trésor, ô nature ! 12
Oh ! quel premier baiser l'Amour se préparait ! 12
Quels doux fruits eût portés, quand sa fleur sera mûre, 12
Cette beauté céleste, et quelle flamme pure 12
365 Sur cette chaste lampe un jour s'éveillerait ! 12
Pauvreté ! Pauvreté ! c'est loi la courtisane. 12
C'est toi qui dans ce lit as poussé cet enfant 12
Que la Grèce eût jeté sur l'autel de Diane ! 12
Regarde — elle a prié ce soir en s'endormant… 12
370 Prié ! — Qui donc, grand Dieu ! C'est toi qu'en cette vie 12
Il faut qu'à deux genoux elle conjure et prie ; 12
C'est toi qui, chuchotant dans le souffle du vent, 12
Au milieu des sanglots d'une insomnie amère, 12
Es venue un beau soir murmurer à sa mère : 12
375 Ta fille est belle et vierge, et tout cela se vend ! 12
Pour aller au sabbat, c'est toi qui l'as lavée, 12
Comme on lave les morts pour les mettre au tombeau ; 12
C'est loi qui, celte nuit, quand elle est arrivée, 12
Aux lueurs des éclairs, courais sous son manteau ! 12
380 Hélas ! qui peut savoir pour quelle destinée, 12
En lui donnant du pain, peut-être elle était née ? 12
D'un être sans pudeur ce n'est pas là le front. 12
Rien d'impur ne germait sous cette fraîche aurore. 12
Pauvre fille ! à quinze ans, ses sens dormaient encore ; 12
385 Son nom était Marie, et non pas Marion. 12
Ce qui l'a dégradée, hélas ! c'est la misère, 12
Et non l'amour de l'or. — Telle que la voilà, 12
Sous les rideaux honteux de ce hideux repaire, 12
Dans cet infâme lit, elle donne à sa mère, 12
390 En rentrant au logis, ce qu'elle a gagné là. 12
Vous ne la plaignez pas, vous, femmes de ce monde ! 12
Vous qui vivez gaîment dans une horreur profonde 12
De tout ce qui n'est pas riche et gai comme vous ! 12
Vous ne la plaignez pas, vous, mères de familles, 12
395 Qui poussez les verrous aux portes de vos filles, 12
Et cachez un amant sous le lit de l'époux ! 12
Vos amours sont dorés, vivants et poétiques ; 12
Vous en parlez du moins, — vous n'êtes pas publiques. 12
Vous n'avez jamais vu le spectre de la Faim 12
400 Soulever en chantant les draps de votre couche, 12
Et, de sa lèvre blême effleurant votre bouche, 12
Demander un baiser pour un morceau de pain. 12
O mon siècle ! est-il vrai que ce qu'on te voit faire. 12
Se soit vu de tout temps ? O fleuve impétueux, 12
405 Tu portes à la mer des cadavres hideux ; 12
Us flottent en silence, — et cette vieille terre 12
Qui voit l'humanité vivre et mourir ainsi, 12
Autour de son soleil tournant dans son orbite, 12
Vers son père immortel n'en monte pas plus vite, 12
410 Pour lâcher de l'atteindre, et de s'en plaindre à lui. 12
Eh bien ! lève-loi donc, puisqu'il en est ainsi, 12
Lève-toi les seins nus, belle prostituée. 12
Le vin coule et pétille, et la brise du soir 12
Berce les rideaux blancs dans ton joyeux miroir. 12
415 C'est une belle nuit, — c'est moi qui l'ai payée. 12
Le Christ, à son souper sentit moins de terreur 12
Que je ne sens au mien de gaité dans le cœur. 12
Allons ! vive l'amour que l'ivresse accompagne ! 12
Que tes baisers brûlants sentent le vin d'Espagne ! 12
420 Que l'esprit du vertige et des bruyants repas 12
A l'ange du plaisir nous porte dans ses bras ! 12
Allons ! chantons Bacchus, l'amour et la folie ! 12
Buvons au temps qui passe, à la mort, à la vie ! 12
Oublions et buvons ; — vive la liberté ! 12
425 Chantons l'or et la nuit, la vigne et la beauté ! 12
IV
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire 12
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ? 12
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ; 12
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés. 12
430 Il est tombé sur nous, cet édifice immense 12
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour. 12
La Mort devait l'attendre avec impatience, 12
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis ta cour ; 12
Vous devez vous aimer d'un infernal amour. 12
435 Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale 12
Où vous vous embrassez dans les vers du tombeau, 12
Pour t'en aller tout seul promener ton front pâle 12
Dans un cloître désert ou dans un vieux château ? 12
Que le disent alors tous ces grands corps sans vie, 12
440 Ces murs silencieux, ces autels désolés, 12
Que pour l'éternité ton souffle a dépeuplés ? 12
Que te disent les croix ? que te dit le Messie ? 12
Oh ! saigne-t-il encor, quand, pour le déclouer, 12
Sur son arbre tremblant, comme une fleur flétrie, 12
445 Ton spectre dans la nuit revient le secouer ? 12
Crois-tu ta mission dignement accomplie, 12
Et, comme l'Éternel, à la création, 12
Trouves-tu que c'est bien, et que ton œuvre est bon ? 12
Au festin de mon hôte alors je te convie. 12
450 Tu n'as qu'à te lever ; — quelqu'un soupe ce soir 12
Chez qui le Commandeur peut frapper et s'asseoir. 12
Entends-tu soupirer ces enfants qui s'embrassent ? 12
On dirait, dans l'étreinte où leurs bras nus s'enlacent, 12
Par une double vie un seul corps animé. 12
455 Des sanglots inouïs, des plaintes oppressées, 12
Ouvrent en frissonnant leurs lèvres insensées. 12
En les baisant au front le Plaisir s'est pâmé. 12
Ils sont jeunes et beaux, et, rien qu'à les entendre, 12
Comme un pavillon d'or le ciel devrait descendre : 12
460 Regarde ! — ils n'aiment pas ; ils n'ont jamais aimé… 12
Où les ont-ils appris, ces mots si pleins de charmes, 12
Que la volupté seule, au milieu de ses larmes, 12
A le droit de répandre et de balbutier ? 12
O femme ! étrange objet de joie et de supplice ! 12
465 Mystérieux autel, où, dans le sacrifice, 12
On entend tour à tour blasphémer et prier ! 12
Dis-moi, dans quel écho, dans quel air vivent-elles, 12
Ces paroles sans nom, et pourtant éternelles, 12
Qui ne sont qu'un délire, et depuis cinq mille ans 12
470 Se suspendent encore aux lèvres des amants ? 12
O profanation ! point d'amour, et deux anges ! 12
Deux cœurs purs comme l'or, que les saintes phalanges 12
Porteraient à leur père en voyant leur beauté ! 12
Point d'amour ! et des pleurs ! et la nuit qui murmure, 12
475 El le vent qui frémit, et toute la nature 12
Qui pâlit de plaisir, qui boit la volupté ! 12
Et des parfums fumants, et des flacons à terre, 12
Et des baisers sans nombre, et peut-être, ô misère ! 12
Un malheureux de plus qui maudira le jour… 12
480 Point d'amour ! et partout le spectre de l'amour ! 12
Cloîtres silencieux, voûtes des monastères, 12
C'est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer ! 12
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres 12
Que jamais lèvre en feu n'a baisés sans pâmer. 12
485 Oh ! venez donc rouvrir vos profondes entrailles 12
A ces deux enfants-là qui cherchent le plaisir 12
Sur, un lit qui n'est bon qu'à dormir ou mourir ; 12
Frappez-leur donc le cœur sur vos saintes murailles, 12
Que la haire sanglante y fasse entrer ses clous. 12
490 Trempez-leur donc le front dans les eaux baptismales ; 12
Dites-leur donc un peu ce qu'avec leurs genoux 12
Il leur faudrait user de pierres sépulcrales, 12
Avant de soupçonner qu'on aime comme vous ! 12
Oui, c'est un vaste amour qu'au fond de vos calices 12
495 Vous buviez à plein cœur, moines mystérieux ! 12
La tête du Sauveur errait sur vos cilices 12
Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux, 12
Et, quand l'orgue chantait aux rayons de l'aurore, 12
Dans vos vitraux dorés vous la cherchiez encore. 12
500 Vous aimiez ardemment ! oh ! vous étiez heureux ! 12
Vois-tu, vieil Arouet ? cet homme plein de vie, 12
Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau, 12
Sera couché demain dans un étroit tombeau. 12
Jetterais-lu sur lui quelques regards d'envie ? 12
505 Sois tranquille, il t'a lu. Rien ne peut lui donner 12
Ni consolation, ni lueur d'espérance. 12
Si l'incrédulité devient une science, 12
On parlera de Jacque, et, sans la profaner, 12
Dans ta tombe ce soir tu pourrais l'emmener. 12
510 Penses-tu cependant que si quelque croyance, 12
Si le plus léger fil le retenait encor, 12
Il viendrait sur ce lit prostituer sa mort ? 12
Sa mort ! — Ah ! laisse-lui la plus faible pensée 12
Qu'elle n'est qu'un passage à quelque lieu d'horreur, 12
515 Au plus affreux, qu'importe ? il n'en aura pas peur ; 12
Il la relèvera, la jeune fiancée, 12
Il la regardera, dans l'espace élancée, 12
Porter au Dieu vivant la clef d'or de son cœur ! 12
Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l'homme 12
520 Tel que lu l'as voulu. — C'est dans ce siècle-ci, 12
C'est d'hier seulement qu'on peut mourir ainsi. 12
Quand Brulus s'écria sur les débris de Rome : 12
— Vertu, tu n'es qu'un nom ! — il ne blasphéma pas 12
Il avait tout perdu, sa gloire et sa patrie, 12
525 Son beau rêve adoré, sa liberté chérie, 12
Sa Portia, son Cassius, son sang et ses soldats ; 12
Il ne voulait plus croire aux choses de la terre. 12
Mais quand il se vit seul, assis sur une pierre, 12
En songeant à la mort, il regarda les cieux. 12
530 Il n'avait rien perdu dans cet espace immense ; 12
Son cœur y respirait un air plein d'espérance ; 12
Il lui restait encor son épée et ses dieux.. 12
Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ? 12
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides. 12
535 Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ? 12
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe, 12
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe 12
Qui tombe en tournoyant dans l'abîme éternel ? 12
Vous vouliez pétrir l'homme à votre fantaisie ; 12
540 Vous vouliez faire un monde. — Eh bien ! vous l'avez fait. 12
Votre monde est superbe, et votre homme est parfait ! 12
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ; 12
Vous avez sagement taillé l'arbre de vie ; 12
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ; 12
545 Tout est grand, tout est beau,—mais on meurt dans voire air. 12
Vous y faites vibrer de sublimes paroles ; 12
Elles flottent au loin dans les vents empestés. 12
Elles ont ébranlé de terribles idoles ; 12
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés. 12
550 L'hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres ; 12
Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu. 12
Le noble n'est plus fier du sang de ses ancêtres ; 12
Mais il le prostitue au fond d'un mauvais lieu. 12
On ne mutile plus la pensée et la scène, 12
555 On a mis au plein vent l'intelligence humaine ; 12
Mais le peuple voudra des combats de taureau. 12
Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste, 12
On n'est plus assez fou pour se faire trappiste ; 12
Mais on fait comme Escousse, on allume un réchaud. 12
V
560 Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître, 12
Il alla s'appuyer au bord de la fenêtre. 12
De pesants chariots commençaient à rouler. 12
Il courba son front pâle, et resta sans parler. 12
En longs ruisseaux de sang se déchiraient les nues ; 12
565 Tel, quand Jésus cria, des mains du ciel venues 12
Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants. 12
Un groupe délaissé de chanteurs ambulants 12
Murmurait sûr la place une ancienne romance. 12
Ah ! comme les vieux airs qu'on chantait à douze ans 12
570 Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance ! 12
Comme ils dévorent tout ! comme on se sent loin d'eux ! 12
Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux ! 12
Sont-ce là tes soupirs, noir Esprit des ruines ? 12
Ange des souvenirs, sont-ce là tes sanglots ? 12
575 Ah ! comme ils voltigeaient, frais et légers oiseaux, 12
Sur le palais doré des amours enfantines ! 12
Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passés, 12
Et nous ensevelir, eux qui nous ont bercés ! 12
Rolla se détourna pour regarder Marie. 12
580 Elle se trouvait lasse, et s'était rendormie. 12
Ainsi tous deux fuyaient les cruautés du sort, 12
L'enfant dans le sommeil, et l'homme dans la mort. 12
Quand le soleil se lève aux beaux jours de l'automne, 12
Les neiges sous ses pas paraissent s'embraser. 12
585 Les épaules d'argent de la Nuit qui frissonne 12
Se couvrent de rougeur sous son premier baiser. 12
Tel frissonne le corps d'une chaste pucelle, 12
Quand dans les soirs d'été le sang lui porte au cœur. 12
Tel, le moindre désir qui l'effleure de l'aile 12
590 Met un voile de pourpre à la sainte pudeur. 12
Roi du monde, ô soleil ! la terre est ta maîtresse. 12
Ta sœur dans ses bras nus l'endort à ton côté ; 12
Tu n'as voulu pour toi l'éternelle jeunesse 12
Qu'afin de lui verser l'éternelle beauté ! 12
595 Vous qui volez là-bas, légères hirondelles, 12
Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir ? 12
Oh ! l'affreux suicide ! oh ! si j'avais des ailes, 12
Par ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir ! 12
Dites-moi, terre et cieux, qu'est-ce donc que l'aurore ? 12
600 Qu'importe un jour de plus à ce vieil univers ? 12
Dites-moi, verts gazons, dites-moi, sombres mers, 12
Quand des feux du matin l'horizon se colore, 12
Si vous n'éprouvez rien, qu'avez-vous donc en vous 12
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux ? 12
605 O terre, à ton soleil qui donc t'a fiancée ? 12
Que chantent tes oiseaux ? que pleure ta rosée ? 12
Pourquoi de tes amours viens-tu m'entretenir ? 12
Que me voulez-vous tous, à moi qui vais mourir ? 12
Et pourquoi donc aimer ? Pourquoi ce mot terrible 12
610 Revenait-il sans cesse à l'esprit de Rolla ? 12
Quels étranges accords, quelle voix invisible 12
Venaient le murmurer, quand la mort était là ? 12
A lui, qui, débauché jusques à la folie, 12
Et dans les cabarets vivant au jour le jour, 12
615 Aussi facilement qu'il méprisait la vie 12
Faisait gloire et métier de mépriser l'amour ? 12
A lui, qui regardait ce mot comme une injure, 12
Et, comme un vieux soldat vous montre une blessure, 12
Montrait avec orgueil le rocher de son cœur, 12
620 Où n'avait pas germé la plus chétive fleur ! 12
A lui, qui n'avait eu ni logis ni maîtresse, 12
Qui vivait en plein air, en défiant son sort, 12
Et qui laissait le vent secouer sa jeunesse, 12
Comme une feuille sèche au pied d'un arbre mort ! 12
625 Et maintenant que l'homme avait vidé son verre, 12
Qu'il venait dans un bouge, à son heure dernière, 12
Chercher un lit de mort où l'on pût blasphémer ; 12
Quand tout était fini, quand la nuit éternelle 12
Attendait de ses jours la dernière étincelle, 12
630 Qui donc au moribond osait parler d'aimer ? 12
Lorsque le jeune aiglon, voyant partir sa mère, 12
En la suivant des yeux s'avance au bord du nid, 12
Qui donc lui dit alors qu'il peut quitter la terre, 12
Et sauter dans le ciel déployé devant lui ? 12
635 Qui donc lui parle bas, l'encourage et l'appelle ? 12
Il n'a jamais ouvert sa serre ni son aile ; 12
Il sait qu'il est aiglon ; — le vent passe, il le suit. 12
Il naît sous le soleil des âmes dégradées, 12
Comme il naît des chacals, des chiens et des serpents, 12
640 Qui meurent dans la fange où leurs mères sont nées, 12
Le ventre tout gonflé de leurs œufs malfaisants. 12
La nature a besoin de leurs sales lignées, 12
Pour engraisser la terre autour de ses tombeaux, 12
Chercher ses diamants, et nourrir ses corbeaux. 12
645 Mais quand elle pétrit ses nobles créatures, 12
Elle qui voit là-haut comme on vit ici-bas, 12
Elle sait des secrets qui les font assez pures 12
Pour que le monde entier ne les lui souille pas. 12
Le moule en est d'airain, si l'espèce en est rare. 12
650 Elle peut les plonger dans ses plus noirs marais ; 12
Elle sait ce que vaut son marbre de Carrare, 12
Et que les eaux du ciel ne l'entament jamais. 12
Il peut s'assimiler au débauché vulgaire, 12
Celui que le ciseau de la commune mère 12
655 A taillé dans les flancs de ses plus purs granits. 12
Il peut pendant trois ans étouffer sa pensée. 12
Dans la nuit de son cœur la vipère glacée 12
Déroule tôt ou tard ses anneaux infinis. 12
Nègres de Saint-Domingue, après combien d'années 12
660 De farouche silence et de stupidité, 12
Vos peuplades sans nombre, au soleil enchaînées, 12
Se sont-elles de terre enfin déracinées, 12
Au souffle de la haine et de la liberté ? 12
C'est ainsi qu'aujourd'hui s'éveillent tes pensées, 12
665 O Rolla ! c'est ainsi que bondissent tes fers, 12
Et que devant tes yeux des torches insensées 12
Courent à l'infini, traversant des déserts. 12
Écrase maintenant les débris de ta vie ; 12
Écorche tes pieds nus sur tes flacons brisés ; 12
670 Et, dans le dernier toast de ta dernière orgie, 12
Étouffe le néant dans tes bras épuisés. 12
Le néant ! le néant ! vois-tu son ombre immense 12
Qui ronge le soleil sur son axe enflammé ? 12
L'ombre gagne ! il s'éteint, — l'éternité commence. 12
675 Tu n'aimeras jamais, toi qui n'as point aimé. 12
Rolla, pâle et tremblant, referma la croisée. 12
Il brisa sur sa tige un pauvre dahlia. 12
J'aime, lui dit la fleur, et je meurs embrasée 12
Des baisers du zéphir, qui me relèvera. 12
680 — J'ai jeté loin de moi, quand je me suis parée, 12
Les éléments impurs qui souillaient ma fraîcheur. 12
Il m'a baisée au front dans ma robe dorée ; 12
Tu peux m'épanouir, et me briser le cœur. 12
J'aime ! — voilà le mot que la nature entière 12
685 Crie au vent qui l'emporte, à l'oiseau qui le suit ! 12
Sombre et dernier soupir que poussera la terre, 12
Quand elle tombera dans l'éternelle nuit ! 12
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères sacrées, 12
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant ! 12
690 La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées, 12
A voulu traverser les plaines éthérées, 12
Pour chercher le soleil, son immortel amant. 12
Elle s'est élancée au sein des nuits profondes. 12
Mais une autre l'aimait elle-même ; — et les mondes 12
695 Se sont mis en voyage autour du firmament. 12
Jacque était immobile, et regardait Marie. 12
Je ne sais ce qu'avait cette femme endormie 12
D'étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu. 12
Il se sentait frémir d'un frisson inconnu. 12
700 N'était-ce pas sa sœur, cette prostituée ? 12
Les murs de cette chambre obscure et délabrée 12
N'étaient-ils pas aussi faits pour l'ensevelir ? 12
Ne la sentait-il pas souffrir de sa torture, 12
Et saigner des douleurs dont il allait mourir ? 12
705 — Oui, dans celle chétive et douce créature 12
La Résignation marche à pas languissants. 12
Sa souffrance est ma sœur, — oui, voilà la statue 12
Que je devais trouver sur ma tombe étendue, 12
Donnant d'un doux sommeil tandis que j'y descends. 12
710 Oh ! ne l'éveille pas ! la vie est à la terre ; 12
Mais ton sommeil est pur, — ton sommeil est à Dieu ! 12
Laisse-moi le baiser sur la longue paupière ; 12
C'est à lui, pauvre enfant, que je veux dire adieu ; 12
Lui qui n'a pas vendu sa robe d'innocence, 12
715 Lui que je puis aimer, et n'ai point acheté ; 12
Lui qui se croit encore aux jours de ton enfance, 12
Lui qui rêve ! — et qui n'a de toi que ta beauté. 12
Oh, mon Dieu ! n'est-ce pas une forme angélique 12
Qui flotte mollement sous ce rideau léger ? 12
720 S'il est vrai que l'amour, ce cygne passager, 12
N'ait besoin pour dorer son chant mélancolique 12
Que des contours divins de la réalité, 12
Et de ce qui voltige autour de la beauté ; 12
S'il est vrai qu'ici-bas on le trompe sans cesse, 12
725 Et que lui qui le sait, de peur de se guérir, 12
Doive éternellement ne prendre à sa maîtresse 12
Que les illusions qu'il lui faut pour souffrir ; 12
Qu'ai-je à chercher ailleurs ? la jeunesse et la vie 12
Ne sont-elles pas là dans toute leur fraîcheur ? 12
730 Amour ! lu peux venir. Que t'importe Marie ? 12
Pendant que sur sa tige elle est épanouie, 12
Si tu n'es qu'un parfum, sors de ta triste fleur ! 12
Lentement, doucement, à côté de Marie, 12
Les yeux sur ses yeux bleus, leur fraîche haleine unie, 12
735 Rolla s'était couché : son regard assoupi 12
Flottait, puis remontait, puis mourait malgré lui. 12
Marie en soupirant entr'ouvrit sa paupière. 12
— Je faisais, lui dit-elle, un rêve singulier. 12
J'étais là, dans ce lit ; je croyais m'éveiller ; 12
740 La chambre me semblait comme un grand cimetière 12
Tout plein de tertres verts et de vieux ossements. 12
Trois hommes dans la neige apportaient une bière ; 12
Us la posèrent là' pour faire leur prière ; 12
Puis la bière s'ouvrit, et je vous vis dedans. 12
745 Un gros flot de sang noir vous coulait sur la face. 12
Vous vous êtes levé pour venir à mon lit ; 12
Vous m'avez pris la main, et puis vous avez dit : 12
«Qu'est-ce que lu fais là ? pourquoi prends-tu ma place ? 12
Alors j'ai regardé, j'étais sur un tombeau. 12
750 — Vraiment ? répondit Jacque ; eh bien ! ma chère amie, 12
Ton rêve est assez vrai du moins, s'il n'est pas beau. 12
Tu n'auras pas besoin demain d'être endormie 12
Pour en voir un pareil ; je me tuerai ce soir. 12
Marie en souriant regarda son miroir. 12
755 Mais elle vit Rolla si pâle derrière elle, 12
Qu'elle en resta muette et plus pâle que lui. 12
— Ah ! dit-elle en tremblant, qu'avez-vous aujourd'hui ? 12
— Ce que j'ai ? dit Rolla, tu ne sais pas, ma belle, 12
Que je suis ruiné depuis hier au soir ? 12
760 C'est pour te dire adieu que je venais te voir. 12
Tout le monde le sait, il faut que je me lue. 12
— Vous avez donc joué ? — Non, je suis ruiné. 12
— Ruiné ? dit Marie, et, comme une statue, 12
Elle fixait à terre un grand œil étonné. 12
765 Ruiné ? ruiné ? vous n'avez pas de mère ? 12
Pas d'amis ? de parents ? personne sur la terre ? 12
Vous voulez vous tuer ? pourquoi vous tuez-vous ? 12
Elle se retourna sur le bord de sa couche. 12
Jamais son doux regard n'avait été si doux. 12
770 Deux ou trois questions flottèrent sur sa bouche ; 12
Mais n'osant pas les faire, elle s'en vint poser 12
Sa tète sur la sienne et lui prit un baiser. 12
— Je voudrais pourtant bien te faire une demande, 12
Murmura-t-elle enfin ; moi, je n'ai pas d'argent, 12
775 Et sitôt que j'en ai, ma mère me le prend. 12
Mais j'ai mon collier d'or, veux-tu que je le vende ? 12
Tu prendras ce qu'il vaut, et tu l'iras jouer. 12
Rolla lui répondit par un léger sourire. 12
Il prit un flacon noir qu'il vida sans rien dire ; 12
780 Puis, se penchant sur elle, il baisa son collier. 12
Quand elle souleva sa tête appesantie, 12
Ce n'était déjà plus qu'un être inanimé. 12
Dans ce chaste baiser son âme était partie. 12
Et, pendant un moment, tous deux avaient aimé. 12
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