Métrique en Ligne
MUS_1/MUS3
Alfred de MUSSET
PREMIÈRES POÉSIES
1829-1835
Les marrons du feu
PROLOGUE
Mesdames et messieurs, c'est une comédie, 12
Laquelle, en vérité, ne dure pas longtemps ; 12
Seulement que nul bruit, nulle dame étourdie 12
Ne fasse aux beaux endroits tourner les assistants. 12
5 La pièce, à parler franc, est digne de Molière ; 12
Qui le pourrait nier ? Mon groom et ma portière, 12
Qui l'ont lue en entier, en ont été contents. 12
Le sujet vous plaira, seigneurs, si Dieu nous aide ; 12
Deux beaux fils sont rivaux d'amour. La signora 12
10 Doit être jeune et belle, et si l'actrice est laide, 12
Veuillez bien l'excuser. — Or, il arrivera 12
Que les deux cavaliers, grands teneurs de rancune, 12
Vont ferrailler d'abord. — N'en ayez peur aucune ; 12
Nous savons nous tuer, personne n'en mourra. 12
15 Mais ce que cette affaire amènera de suites, 12
C'est ce que vous saurez, si vous ne sifflez pas. 12
N'allez pas nous jeter surtout de pommes cuites 12
Pour mettre nos rideaux et nos quinquets à bas. 12
Nous avons pour le mieux repeint les galeries. — 12
20 Surtout considérez, illustres seigneuries, 12
Comme l'auteur est jeune, et c'est son premier pas. 12
LES MARRONS DU FEU
PERSONNAGES
L'Abbé ANNIBAL DESIDERIO.
RAFAEL GARUCI.
PALFORIO, hôtelier.
Matelots.
Valets.
Musiciens.
Porteurs, etc.
LA CAMARGO, danseuse.
LÆTITIA, sa camériste.
ROSE.
CYDALISE.
L'amour est la seule chose ici-bas qui ne
veuille d'autre acheteur que lui-même.
— C'est le trésor que je veux donner ou enfouir
à jamais, tel que ce marchand qui, dédaignant
tout l'or du Rialto, et se raillant des rois, jeta
sa perle dans la mer, plutôt que de la vendre
moins qu'elle ne valait.
Schiller.
Scène I
— Le bord de la mer. — Un orage.
UN MATELOT
Au secours ! il se noie ! au secours, monsieur l'hôte ! 12
PALFORIO
Qu'est-ce ? qu'est-ce ?
LE MATELOT
Un bateau d'échoué sur la côte.
PALFORIO
Un bateau, juste ciel ! Dieu l'ait en sa merci ! 12
25 C'est celui du seigneur Rafael Garuci. 12
En dehors.
Au secours !
LE MATELOT
Ils sont trois ; on les voit se débattre.
PALFORIO
Trois ! Jésus ! Courons vite, on nous paîra pour quatre 12
Si nous en tirons un. — Le seigneur Rafael ! 12
Nul n'est plus magnifique ! et plus grand sous le ciel ! 12
Exeunt.
Rafael est apporté, une guitare cassée à la main.
RAFAEL
30 Ouf ! — A-t-on pas trouvé là-bas une ou deux femmes 12
Dans la mer ?
DEUXIÈME MATELOT
Oui, seigneur.
RAFAEL
Ce sont deux bonnes âmes.
Si vous les retirez, vous me ferez plaisir. 12
Ouf !
Il s'évanouit.
DEUXIÈME MATELOT
Sa main se raidit. — Il tremble. — Il va mourir.
Entrons-le là dedans.
Ils le portent dans une maison.
TROISIÈME MATELOT
Jean, sais-tu qui demeure
Là ?
JEAN
35 C'est la Camargo, par ma barbe ! ou je meure.
TROISIÈME MATELOT
La danseuse ?
JEAN
Oui, vraiment, la même qui jouait
Dans le Palais d'Amour.
PALFORIO, rentrant.
Messeigneurs, s'il vous plaît,
Le seigneur Rafael est-il hors, je vous prie ? 12
TROISIÈME MATELOT
Oui, monsieur.
PALFORIO
L'a-t-on mis dans mon hôtellerie,
Ce glorieux seigneur ?
TROISIÈME MATELOT
40 Non ; on l'a mis ici.
UN VALET, sortant de la maison.
De la part du seigneur Rafael Garuci, 12
Remerciements à tous, et voilà de quoi boire. 12
MATELOTS
Vive le Garuci !
PALFORIO
Que Dieu serve sa gloire !
Cet excellent seigneur a-t-il rouvert les yeux, 12
S'il vous plaît ?
UN VALET
45 Grand merci, mon brave homme, il va mieux.
Holà ! retirez-vous ! Ma maîtresse vous prie 12
De laisser en repos dormir Sa Seigneurie. 12
Scène II
— Chez la Camargo.
RAFAEL, couché sur une chaise longue, LA CAMARGO, assise.
CAMARGO
Rafael, avouez que vous ne m'aimez plus. 12
RAFAEL
Pourquoi ? — d'où vient cela ? — Vous me voyez perclus, 12
50 Salé comme un hareng ! — Suis-je, de grâce, un homme 12
A vous faire ma cour ? — Quand nous étions à Rome, 12
L'an passé —
CAMARGO
Rafael, avouez, avouez
Que vous ne m'aimez plus.
RAFAEL
Bon, comme vous avez
L'esprit fait ! — Pensez-vous, madame, que j'oublie 12
Vos bontés ?
CAMARGO
55 C'est le vrai défaut de l'Italie,
Que ses soleils de juin font l'amour passager. 12
— Quel était près de vous ce visage étranger 12
Dans ce yacht ?
RAFAEL
Dans ce yacht ?
CAMARGO
Oui.
RAFAEL
C'était, je suppose,
Laure.
CAMARGO
Non.
RAFAEL
C'était donc la Cydalise, — ou Rose. —
Cela vous déplaît-il ?
CAMARGO
60 Nullement. — La moitié
D'un violent amour, c'est presque une amitié, 12
N'est-ce pas ?
RAFAEL
Je ne sais. D'où nous vient cette idée ?
Philosopherons-nous ?
CAMARGO
Je ne suis pas fâchée
De vous voir. — A propos, je voulais vous prier 12
De me permettre…
RAFAEL
A vous ? — Quoi ?
CAMARGO
65 De me marier.
RAFAEL
De vous marier ?
CAMARGO
Oui.
RAFAEL
Tout de bon ? — Sur mon âme,
Vous m'en voyez ravi. — Mariez-vous, madame ! 12
CAMARGO
Vous n'en aurez nulle ombre, et nul déplaisir ?
RAFAEL
Non. —
Et du nouvel époux peut-on dire le nom ? 12
Foscoli, je suppose ?
CAMARGO
70 Oui, Foscoli lui-même.
RAFAEL
Parbleu ! j'en suis charmé ; c'est un garçon que j'aime, 12
Bonne lignée, et qui vous aime fort aussi. 12
CAMARGO
Et vous me pardonnez de vous quitter ainsi ? 12
RAFAEL
De grand cœur ! Écoutez, votre amitié m'est chère ; 12
75 Mais parlons franc. Deux ans ! c'est un peu long. Qu'y faire ? 12
C'est l'histoire du cœur. — Tout va si vite en lui ! 12
Tout y meurt comme un son, tout, excepté l'ennui ! 12
Moi qui vous dis ceci, que suis-je ? une cervelle 12
Sans fond. — La tête court, et les pieds après elle ; 12
80 Et quand viennent les pieds, la tête au plus souvent 12
Est déjà lasse, et tourne où la pousse le vent ! 12
Tenez, soyons amis, et plus de jalousie. 12
Mariez-vous. — Qui sait ? s'il nous vient fantaisie 12
De nous reprendre, eh bien ! nous nous reprendrons, — hein ? 12
CAMARGO
Très bien.
RAFAEL
85 Par saint Joseph ! je vous donne la main
Pour aller à l'église, et monter en carrosse ! 12
Vive l'hymen ! — Ceci, c'est mon présent de noce, 12
Il l'embrasse.
Et j'y joindrai ceci, pour souvenir de moi. 12
CAMARGO
Quoi ! votre éventail ?
RAFAEL
Oui. N'est-il pas beau, ma foi ?
90 Il est large à peu près comme un quartier de lune, — 12
Cousu d'or comme un paon — frais et joyeux comme une 12
Aile de papillon, — incertain et changeant 12
Comme une femme. — Il a des paillettes d'argent 12
Comme Arlequin. — Gardez-le, il vous fera peut-être 12
95 Penser à moi ; c'est tout le portrait de son maître. 12
CAMARGO
Le portrait en effet. — Ô malédiction ! 12
Misère ! — Oh ! par le ciel, honte et dérision !… 12
Homme stupide, as-tu pu te prendre à ce piège 12
Que je t'avais tendu ? — Dis ! — Qui suis-je ? Que fais-je ? 12
100 Va, tu parles avec un front mal essuyé 12
De nos baisers d'hier. — Oh ! c'est honte et pitié ! 12
Va, tu n'es qu'une brute, et tu n'a qu'une joie 12
Insensée, en pensant que je lâche ma proie ! 12
Quand je devrais aller, nu-pieds, t'attendre au coin 12
105 Des bornes, si caché que tu sois et si loin, 12
J'irai. — Crains mon amour, Garuc', il est immense 12
Comme la mer ! — Ma fosse est ouverte, mais pense 12
Que je viendrai d'abord par le dos t'y pousser. 12
Qui peut lécher peut mordre, et qui peut embrasser 12
110 Peut étouffer. — Le front des taureaux en furie, 12
Dans un cirque, n'a pas la cinquième partie 12
De la force que Dieu met aux mains des mourants. 12
Oh ! je te montrerai si c'est après deux ans, 12
Deux ans de grincements de dents et d'insomnie, 12
115 Qu'une femme pour vous s'est tachée et honnie, 12
Qu'elle n'a plus au monde, et pour n'en mourir pas, 12
Que vous, que votre col où pendre ses deux bras, 12
Qu'elle porte un amour à fond, comme une lame 12
Torse, qu'on ôte plus du cœur sans briser l'âme ; 12
120 Si c'est alors qu'on peut la laisser, comme un vieux 12
Soulier qui n'est plus bon à rien.
RAFAEL
Ah ! les beaux yeux !
Quand vous vous échauffez ainsi, comme vous êtes 12
Jolie !
CAMARGO
Oh ! laissez-moi, monsieur, ou je me jette
Le front contre ce mur !
RAFAEL, l'attirant.
Là là, modérez-vous.
125 Ce mur vous ferait mal ; ce fauteuil est plus doux. 12
Ne pleurez donc pas tant. — Ce que j'ai dit, mon ange, 12
Après votre demande, était-il donc étrange ? 12
Je croyais vous complaire, en vous parlant ainsi ; 12
Mais — je n'en pensais pas une parole.
CAMARGO
Oh ! si !
Si, vous parliez franc.
RAFAEL
130 Non. L'avez-vous bien pu croire ?
Vous me faisiez un conte, et j'ai fait une histoire. 12
Calmez-vous. — Je vous aime autant qu'au premier jour, 12
Ma belle ! — mon bijou ! — mon seul bien ! — mon amour ! 12
CAMARGO
Mon Dieu, pardonnez-lui s'il me trompe !
RAFAEL
Cruelle !
135 Doutez-vous de ma flamme, en vous voyant si belle ? 12
Il tourne la glace.
Dis, l'amour, qui t'a fait l'œil si noir, ayant fait 12
Le reste de ton corps d'une goutte de lait ? 12
Parbleu ! quand ce corps-là de sa prison s'échappe, 12
Gageons qu'il passerait par l'anneau d'or du pape ! 12
CAMARGO
Allez voir s'il ne vient personne.
RAFAEL, à part.
140 Ah ! quel ennui !
CAMARGO, seule un moment, le regardant s'éloigner.
Cela ne se peut pas. — Je suis trompée ! Et lui 12
Se rit de moi. Son pas, son regard, sa parole, 12
Tout me le dit. Malheur ! Oh ! je suis une folle ! 12
RAFAEL, revenant.
Tout se taît au dedans comme au dehors. — Ma foi, 12
Vous avez un jardin superbe.
CAMARGO
145 Écoutez-moi ;
J'attends de votre amour une marque certaine. 12
RAFAEL
On vous la donnera.
CAMARGO
Ce soir, je pars pour Vienne ;
M'y suivrez-vous ?
RAFAEL
Ce soir ! — Était-ce pour cela
Qu'il fallait regarder si l'on venait ?
CAMARGO
Holà !
LÆTITIA ! Lafleur ! Pascariel !
LÆTITIA, entrant.
150 Madame ?
CAMARGO
Demandez des chevaux pour ce soir.
Exit LÆTITIA.
RAFAEL
Sur mon âme,
Vous avez des vapeurs, madame, assurément. 12
CAMARGO
Me suivrez-vous ?
RAFAEL
Ce soir ! à Vienne ? — Non vraiment,
Je ne puis.
CAMARGO
Adieu donc, Garuci. Je vous laisse. —
155 Je pars seule. — Soyez plus heureux en maîtresse. 12
RAFAEL
En maîtresse ? heureux ? moi ? — Ma parole d'honneur, 12
Je n'en ai jamais eu.
CAMARGO, hors d'elle.
Qu'étais-je donc ?
RAFAEL
Mon cœur,
Ne recommencez pas à vous fâcher.
CAMARGO
Et celle
De tantôt ? Quels étaient ces gens ? — Que faisait-elle, 12
160 Cette femme ? — J'ai vu ! — Voudrais-tu t'en cacher ? 12
Quelque fille, à coup sûr. — J'irai lui cravacher 12
La figure !
RAFAEL
Ah ! tout beau, ma belle Bradamante.
Tout à l'heure, voyez, vous étiez si charmante. 12
CAMARGO
Tout à l'heure j'étais insensée, — à présent 12
Je suis sage !
RAFAEL
165 Eh ! mon Dieu ! l'on vous fâche en faisant
Vos plaisirs ! — J'étais là, près de vous. — Vous me dites 12
D'aller là regarder si l'on vient. — Je vous quitte, 12
Je reviens. — Vous partez pour Vienne ! Par la croix 12
De Jésus, qui saurait comment faire ?
CAMARGO
Autrefois,
170 Quand je te disais : « Va ! » c'était à cette place ! 12
Montrant son lit.
Tu t'y couchais — sans moi. — Tu m'appelais par grâce ! 12
Moi, je ne venais pas. — Toi, tu priais. — Alors 12
J'approchais lentement, — et tes bras étaient forts 12
Pour me faire tomber sur ton cœur ! — Mes caprices 12
175 Étaient suivis alors, — et tous étaient justices. 12
Tu ne te plaignais pas ; — c'était toi qui pleurais ! 12
Toi qui devenais pâle, et toi qui me nommais 12
Ton inhumaine ! — Alors, étais-je ta maîtresse ? 12
RAFAEL, se jetant sur le lit.
Mon inhumaine, allons ! Ma reine ! ma déesse ! 12
180 Je vous attends, voyons ! Les champs clos sont rompus ! 12
M'osez-vous tenir tête ?
CAMARGO, dans ses bras.
Ah ! tu ne m'aimes plus !
Scène III
Devant la maison de la Camargo.
L'abbé ANNIBAL DESIDERIO, descendant de sa chaise ; musiciens, porteurs.
L'ABBÉ
Holà ! dites, marauds, — est-ce pas là que loge 12
La Camargo ?
UN PORTEUR
Seigneur, c'est là. — Proche l'horloge
Saint-Vincent, tout devant ; ces rideaux que voici, 12
C'est sa chambre à coucher.
L'ABBÉ
185 Voilà pour toi, merci.
Parbleu ! cette soirée est propice, et je pense 12
Que mes feux pourraient bien avoir leur récompense. 12
La lune ne va pas tarder à se lever ; 12
La chose au premier coup peut ici s'achever. 12
190 Têtebleu ! c'est le moins qu'un homme de ma sorte 12
Ne s'aille pas morfondre à garder une porte ; 12
Je ne suis pas des gens qu'on laisse s'enrouer. 12
— Or, vous autres coquins, qu'allez-vous nous jouer ? 12
— Piano, signor basson ; — amoroso ! la dame 12
195 Est une oreille fine ! — Il faudrait à ma flamme 12
Quelque mi bémol, — hein ? Je m'en vais me cacher 12
Sous ce contrevent-là ; c'est sa chambre à coucher, 12
N'est-ce pas ?
UN PORTEUR
Oui, Seigneur.
L'ABBÉ
Je ne puis trop vous dire
D'aller bien lentement. — C'est un cruel martyre 12
200 Que le mien ! Têtebleu ! je me suis ruiné 12
Presque à moitié, le tout pour avoir trop donné 12
A mes divinités de soupers et d'aubades. 12
MUSICIENS
Andantino, Seigneur !
Musique.
L'ABBÉ
Tous ces airs-là sont fades.
Chantez tout bonnement : « Belle Philis », ou bien : 12
« Ma Clymène ».
MUSICIENS
Allegro, Seigneur !
Musique.
L'ABBÉ
205 Je ne vois rien
A cette fenêtre. — Hum !
La musique continue.
Point. — C'est une barbare.
— Rien ne bouge. — Allons, toi, donne-moi ta guitare. 12
Il prend une guitare.
Fi donc ! pouah !
Il en prend une autre.
Hum ! je vais chanter, moi. — Ces marauds
Se sont donné, je crois, le mot pour chanter faux. 12
Il chante.
Pour tant de peine et tant d'émoi…
Hum ! mi, mi, la.
Pour tant de peine et tant d'émoi…
Mi, mi. — Bon.
Pour tant de peine et tant d'émoi,
Où vous m'avez jeté, Clymène,
Ne me soyez point inhumaine,
Et, s'il se peut, secourez-moi,
Pour tant de peine !
210 Quoi ! rien ne remue !
Va-t-elle me laisser faire le pied de grue ? 12
Têtebleu ! nous verrons !
Il chante.
De tant de peine mon amour…
RAFAEL, sortant de la maison et s'arrêtant sur le pas de la porte.
Ah ! ah ! monsieur l'abbé
Desiderio ! — Parbleu ! vous êtes mal tombé. 12
L'ABBÉ
Mal tombé, monsieur ! — Mais, pas si mal. Je vous chasse, 12
Peut-être ?
RAFAEL
215 Point du tout ; je vous laisse la place.
Sur ma parole, elle est bonne à prendre, et, de plus, 12
Toute chaude.
L'ABBÉ
Monsieur, monsieur, pour faire abus
Des oreilles d'un homme, il ne faut pas une heure ; — 12
Il ne faut qu'un mot.
RAFAEL
Vrai ? j'aurais cru, que je meure,
220 Les vôtres sur ce point moins promptes, aux façons 12
Dont les miennes d'abord avaient pris vos chansons. 12
L'ABBÉ
Tête et ventre ! monsieur, faut-il qu'on vous les soupe ? 12
RAFAEL
Là, tout beau, sire ! Il faut d'abord, moi, que je soupe. 12
Je ne me suis jamais battu sans y voir clair, 12
Ni couché sans souper.
L'ABBÉ
225 Pour quelqu'un de bel air,
Vous sentez le mauvais soupeur, mon gentilhomme. 12
Le touchant.
Ce vieux surtout mouillé ! Qu'est-ce donc qu'on vous nomme ? 12
RAFAEL
On me nomme seigneur Vide-bourse, casseur 12
De pots ; c'est, en anglais, Blockhead, maître tueur 12
230 D'abbés. — Pour le seigneur Garuci, c'est son père 12
Le plus communément qui couche avec ma mère. 12
L'ABBÉ
S'il y couche demain, il court, je lui prédis, 12
Risque d'avoir pour femme une mère sans fils. 12
Votre logis ?
RAFAEL
Hôtel du Dauphin bleu. La porte
A droite, au petit Parc.
L'ABBÉ
Vos armes ?
RAFAEL
235 Peu m'importe ;
Fer ou plomb, balle ou pointe.
L'ABBÉ
Et votre heure ?
RAFAEL
Midi.
L'abbé le salue et retourne à sa chaise.
Ce petit abbé-là m'a l'air bien dégourdi. 12
Parbleu ! c'est un bon diable ; il faut que je l'invite 12
A souper. — Hé, monsieur, n'allez donc pas si vite ! 12
L'ABBÉ
Qu'est-ce, monsieur ?
RAFAEL
240 Vos gens s'ensauvent, comme si
La fièvre à leurs talons les emportait d'ici. 12
Demeurez pour l'amour de Dieu, que je vous pose 12
Un problème d'algèbre. Est-ce pas une chose 12
Véritable, et que voit quiconque a l'esprit sain, 12
245 Que la table est au lit ce qu'est la poire au vin ? 12
De plus, deux gens de bien, à s'aller mettre en face 12
Sans s'être jamais vu, ont plus mauvaise grâce, 12
Assurément, que, quand il pleut, une catin 12
A descendre de fiacre en souliers de satin. 12
250 Donc, si vous m'en croyez, nous souperons ensemble ; 12
Nous nous connaîtrons mieux pour demain. Que t'en semble, 12
Abbé ?
L'ABBÉ
Parbleu ! marquis, je le veux, et j'y vais.
Il sort de sa chaise.
RAFAEL
Voilà les musiciens qui sont déjà trouvés ; 12
Et pour la table, — holà, Palforio ! l'auberge ! 12
Frappant.
255 Cette porte est plus rude à forcer qu'une vierge. 12
Palforio, manant tripier, sac à boyaux ! 12
Vous verrez qu'à cette heure ils dorment, les bourreaux ! 12
Il jette une pierre dans la vitre.
PALFORIO, à la fenêtre.
Quel est le bon plaisir de votre courtoisie ? 12
RAFAEL
Fais-nous faire à souper. Certes, l'heure est choisie 12
260 Pour nous laisser ainsi casser tous tes carreaux ! 12
Dépêche, sac à vin ! — Pardieu ! si j'étais gros 12
Comme un muid, comme toi, je dirais qu'on me porte 12
En guise d'écriteau sur le pas de ma porte ; 12
On saurait où me prendre au moins.
PALFORIO
Excusez-moi,
Très excellent seigneur.
RAFAEL
265 Allons, démène-toi.
Vite ! va mettre en l'air ta marmitonnerie. 12
Donne-nous ton meilleur vin et ta plus jolie 12
Servante ; embroche tout : tes oisons, tes poulets, 12
Tes veaux, tes chiens, tes chats, ta femme et tes valets ! 12
270 — Toi, l'abbé, passe donc ; en joie ! et pour nous battre 12
Après, nous taperons, vive Dieu ! comme quatre. 12
Scène IV
La loge de la Camargo. On la chausse.
CAMARGO
Il ira. — Laissez-moi seul, et ne manquez pas 12
Qu'on me vienne avertir quand ce sera mon pas. 12
— C'est la règle, ô mon cœur ! — Il est sûr qu'une femme 12
275 Met dans une âme aimée une part de son âme. 12
Sinon, d'où pourrait-elle et pourquoi concevoir 12
La soif d'y revenir, et l'horreur d'en déchoir ? 12
Au contraire un cœur d'homme est comme une marée 12
Fuyarde des endroits qui l'ont mieux attirée. 12
280 Voyez qu'en tout lien, l'amour à l'un grandit 12
Et par le temps empire, à l'autre refroidit. 12
L'un, ainsi qu'un cheval qu'on pique à la poitrine, 12
En insensé toujours contre la javeline 12
Avance, et se la pousse au cœur jusqu'à mourir. 12
285 L'autre, dès que ses flancs commencent à s'ouvrir, 12
Qu'il sent le froid du fer, et l'aride morsure 12
Aller chercher le cœur au fond de la blessure, 12
Il prend la fuite en lâche, et se sauve d'aimer. 12
Ah ! que puissent mes yeux quelque part allumer 12
290 Une plaie à la mienne en misère semblable, 12
Et je serai plus dure et plus inexorable 12
Qu'un pauvre pour son chien, après qu'un jour entier 12
Il a dit : « Pour l'amour de Dieu ! » sans un denier. 12
— Suis-je pas belle encor ? — Pour trois nuits mal dormies, 12
295 Ma joue est-elle creuse ? ou mes lèvres blêmies ? 12
Vrai Dieu ! ne suis-je plus la Camargo ? — Sait-on 12
Sous mon rouge, d'ailleurs, si je suis pâle ou non ? 12
Va, je suis belle encor ! C'est ton amour, perfide 12
Garuci, que déjà le temps efface et ride, 12
300 Non mon visage. — Un nain contrefait et boiteux, 12
Voulant jouer Phœbus, lui ressemblerait mieux, 12
Qu'aux façons d'une amour fidèle et bien gardée 12
L'allure d'une amour défaillante et fardée. 12
Ah ! c'est de ce matin que ton cœur m'est connu, 12
305 Car en le déguisant tu me l'as mis à nu. 12
Certes, c'est un loisir magnifique et commode 12
Que la paisible ardeur d'une intrigue à la mode ! 12
— Qu'est-ce alors ? — C'est un flot qui nous berce rêvant ! 12
C'est l'ombre qui s'enfuit d'une fumée au vent ! 12
310 Mais que l'ombre devienne un spectre, et que les ondes 12
S'enfoncent sous les pieds, vivantes et profondes, 12
Le mal aimant recule, et le bon reste seul. 12
Oh ! que dans sa douleur ainsi qu'en un linceul 12
Il se couche à cette heure et dorme ! La pensée 12
315 D'un homme est de plaisirs et d'oublis traversée ; 12
Une femme ne vit et ne meurt que d'amour ; 12
Elle songe une année à quoi lui pense un jour ! 12
LÆTITIA, entrant.
Madame, on vous attend à la troisième scène. 12
CAMARGO
Est-ce la Monanteuil, ce soir, qui fait la reine ? 12
LÆTITIA
320 Oui, madame, et monsieur de Monanteuil, Sylvain. 12
CAMARGO
Fais porter cette lettre à l'hôtel du Dauphin. 12
Scène V
Une salle à manger très riche.
GARUCI, à table avec l'Abbé ANNIBAL ; Musiciens.
RAFAEL
Oui, mon abbé, voilà comme, une après-dînée, 12
Je vis, pris, et vainquis la Camargo, l'année 12
Dix-sept cent soixante-un de la nativité 12
De Notre-Seigneur.
L'ABBÉ
325 — Triste, oh ! triste, en vérité !
RAFAEL
Triste, abbé ? — Vous avez le vin triste ? — Italie, 12
Voyez-vous, à mon sens, c'est la rime à folie. 12
Quant à mélancolie, elle sent trop les trous 12
Aux bas, le quatrième étage, et les vieux sous. 12
330 On dit qu'elle a des gens qui se noient pour elle. 12
— Moi, je la noie.
Il boit.
L'ABBÉ
Et quand vous eûtes cette belle
Camargo, vous l'aimiez fort ?
RAFAEL
Oh ! très fort ; — et puis
A vous dire le vrai, je m'y suis très bien pris. 12
Contre un doublon d'argent un cœur de fer s'émousse. 12
335 Ce fut, le premier mois, l'amitié la plus douce 12
Qui se puisse inventer. Je m'en allais la voir, 12
Comme ça, tout au saut du lit, — ou bien le soir 12
Après le spectacle. — Oh ! c'était une folie, 12
Dans ce temps-là ! — Pauvre ange ! — Elle était bien jolie. 12
340 Si bien, qu'après un mois, je cessai d'y venir. 12
Elle de remuer terre et ciel, — moi de fuir. — 12
Pourtant je fus trouvé ; — reproches, pleurs, injure, 12
Le reste à l'avenant. — On me nomma parjure, 12
C'est le moins. — Je rompis tout net. — Bon. — Cependant 12
345 Nous nous allions fuyant et l'un l'autre oubliant. — 12
Un beau soir, je ne sais comment se fit l'affaire, 12
La lune se levait cette nuit-là si claire, 12
Le vent était si doux, l'air de Rome est si pur : — 12
C'était un petit bois qui côtoyait un mur, 12
350 Un petit sentier vert, — je le pris, — et, Jean comme 12
Devant, je m'en allai l'éveiller dans son somme. 12
L'ABBÉ
Et vous l'avez reprise ?
RAFAEL, cassant son verre.
Aussi vrai que voilà
Un verre de cassé. — Mon amour s'en alla 12
Bientôt. — Que voulez-vous ? moi, j'ai donné ma vie 12
355 A ce dieu fainéant qu'on nomme fantaisie. 12
C'est lui qui, triste ou fou, de face ou de profil, 12
Comme un polichinel me traîne au bout d'un fil ; 12
Lui qui tient les cordons de ma bourse, et la guide 12
De mon cheval ; jaloux, badaud, constant, perfide, 12
360 En chasse au point du jour dimanche, et vendredi 12
Cloué sur l'oreiller jusque et passé midi. 12
Ainsi je vais en tout, — plus vain que la fumée 12
De ma pipe, — accrochant tous les pavés. — L'année 12
Dernière, j'étais fou de chiens d'abord, et puis 12
365 De femmes. — Maintenant, ma foi, je ne le suis 12
De rien. — J'en ai bien vu, des petites princesses ! 12
La première surtout m'a mangé de caresses : 12
Elle m'a tant baisé, pommadé, ballotté ! 12
C'est fini, voyez-vous, celle-là m'a gâté. 12
370 Quant à la Camargo, vous la pouvez bien prendre 12
Si le cœur vous en dit ; mais je me veux voir pendre 12
Plutôt que si ma main de sa nuque approchait. 12
L'ABBÉ
Triste !
RAFAEL
Encor triste, abbé ?
Aux musiciens.
Hé ! messieurs de l'archet,
En ut ! égayez donc un peu sa courtoisie. 12
Musique.
Ma foi ! voilà deux airs très beaux.
Il parle en se promenant, pendant que l'orchestre joue piano.
375 La poésie,
Voyez-vous, c'est bien. — Mais la musique, c'est mieux, 12
Pardieu ! voilà deux airs qui sont délicieux ; 12
La langue sans gosier n'est rien. — Voyez le Dante ; 12
Son Séraphin doré ne parle pas, — il chante ! 12
380 C'est la musique, moi, qui m'a fait croire en Dieu. 12
— Hardi, ferme, poussez ; crescendo !
Mais, parbleu !
L'abbé s'est endormi. — Le voilà sous la table. 12
C'est vrai qu'il a le vin mélancolique en diable. 12
Ô doux, ô doux sommeil ! ô baume des esprits ! 12
385 Reste sur lui, sommeil ! dormir quand on est gris, 12
C'est, après le souper, le premier bien du monde. 12
PALFORIO, entrant.
Une lettre, seigneur.
RAFAEL, après avoir lu.
Que le ciel la confonde !
Dites que je n'irai, certes, pas. — Attendez ! 12
Si — c'est cela — parbleu ! — je — non — si fait, restez. 12
Dites que l'on m'attende.
Exit Palforio.
390 Hé, l'abbé ! Sur mon âme,
Il ronfle en enragé.
L'ABBÉ
Pardonnez-moi, madame ;
Est-ce que je dormais ?
RAFAEL
Hé ! voulez-vous avoir
La Camargo, l'ami ?
L'Abbé, se levant.
Tête et ventre ! ce soir ?
RAFAEL
Ce soir même. — Écoutez bien : — elle doit m'attendre 12
395 Avant minuit. — Il est onze heures, — il faut prendre 12
Mon habit.
L'abbé se déboutonne.
Me donner le vôtre.
L'abbé ôte son manteau.
Vous irez
A la petite porte, et là vous tousserez 12
Deux fois ; toussez un peu.
L'ABBÉ
Hum ! hum !
RAFAEL
C'est à merveille.
Nous sommes à peu près de stature pareille. 12
Changeons d'habit.
Ils changent.
400 Parbleu ! cet habit de cafard
Me donne l'encolure et l'air d'un Escobard. 12
Le marquis Annibal ! l'abbé Garuci ! — Certe, 12
Le tour est des meilleurs. Or donc, la porte ouverte, 12
On vous introduira piano. — Mais n'allez pas 12
405 Perdre la tête là. — Prenez-la dans vos bras, 12
Et tout d'abord du poing renversez la chandelle. — 12
L'alcôve est à main droite en entrant. — Pour la belle, 12
Elle ne dira mot, ne réponds rien. —
L'ABBÉ
J'y vais.
Marquis, c'est à la vie, à la mort. — Si jamais 12
410 Ma maîtresse te plaît, à tel jour, à telle heure 12
Que ce soit, écris-moi trois mots, et que je meure 12
Si tu ne l'as le soir !
Il sort.
RAFAEL, lui crie par la fenêtre.
L'abbé, si vous voulez
Qu'on vous prenne pour moi tout à fait, embrassez 12
La servante en entrant. — Holà ! marauds, qu'on dise 12
415 A quelqu'un de m'aller chercher la Cydalise ! 12
Scène VI
Chez la Camargo.
CAMARGO, entrant.
Déchausse-moi. — J'étouffe. — A-t-on mis mon billet ? 12
LÆTITIA
Oui, madame.
CAMARGO
Et qu'a-t-on répondu ?
LÆTITIA
Qu'il viendrait.
CAMARGO
Était-il seul ?
LÆTITIA
Avec un abbé.
CAMARGO
Qui se nomme…
LÆTITIA
Je ne sais pas. — Un gros joufflu, court, petit homme. 12
CAMARGO
Lætitia ?
LÆTITIA
Madame ?
CAMARGO
420 Approchez un peu. — J'ai,
Depuis le mois dernier, bien pâli, bien changé, 12
N'est-ce pas ? Je fais peur. — Je ne suis pas coiffée ; 12
Et vous me serrez tant, je suis tout étouffée. 12
LÆTITIA
Madame a le plus beau teint du monde ce soir. 12
CAMARGO
425 Vous croyez ? — Relevez ce rideau. — Viens t'asseoir 12
Près de moi. — Penses-tu, toi, que, pour une femme, 12
C'est un malheur d'aimer, — dans le fond de ton âme ? 12
LÆTITIA
Un malheur, quand on est riche !
L'ABBÉ, dans la rue.
Hum !
CAMARGO
N'entends-tu pas
Qu'on a toussé ? — Pourtant ce n'était point son pas. 12
LÆTITIA
430 Madame, c'est sa voix. — Je vais ouvrir la porte. 12
CAMARGO
Versez-moi ce flacon sur l'épaule.
La Camargo reste un moment seule, en silence. LÆTITIA rentre, accompagnée de l'abbé sous le manteau de Garuci, puis se retire aussitôt. Le coin du manteau accroche en passant la lampe et la renverse.
L'ABBÉ, se jetant à son cou.
Oh !
La Camargo est assise ; elle se lève et va à son alcôve. L'abbé la suit dans l'obscurité. Elle se retourne et lui tend la main ; il la saisit.
CAMARGO
Main-forte !
Au secours ! Ce n'est pas lui !
Tous deux restent immobiles un instant.
L'ABBÉ
Madame, en pensant…
CAMARGO
Au guet ! — Mais quel est donc cet homme ?
L'ABBÉ, lui mettant son mouchoir sur la bouche.
Ah ! tête et sang !
Ma belle dame, un mot. — Je vous tiens, quoi qu'on fasse. 12
435 Criez si vous voulez ; mais il faut qu'on en passe 12
Par mes volontés.
CAMARGO, étouffant.
Heuh !
L'ABBÉ
Écoute ! — Si tu veux
Que nous passions une heure à nous prendre aux cheveux, 12
A ton gré, je le veux aussi, mais je te jure 12
Que tu n'y peux gagner beaucoup, — et sois bien sûre 12
440 Que tu n'y perdras rien. — Madame, au nom du ciel, 12
Vous allez vous blesser. — Si mon regret mortel 12
De vous offenser, si…
CAMARGO, arrachant la boucle de sa ceinture et l'en frappant au visage.
Tu n'es qu'un misérable
Assassin. — Au secours !
L'ABBÉ
Soyez donc raisonnable.
Madame ! calmez-vous. — Voulez-vous que vos gens 12
445 Fassent jaser le peuple, ou venir les sergents ? 12
Nous sommes seuls, la nuit, — et vous êtes trompée 12
Si vous pensez qu'on sort à minuit sans épée. 12
Lorsque vous m'aurez fait éventrer un valet 12
Ou deux, m'en croira-t-on moins heureux, s'il vous plaît ? 12
450 Et n'en prendra-t-on pas le soupçon légitime 12
Qu'étant si criminel, j'ai commis tout le crime ? 12
CAMARGO
Et qui donc es-tu, toi, qui me parles ainsi ? 12
L'ABBÉ
Ma foi ! je n'en sais rien. — J'étais le Garuci 12
Tout à l'heure ; à présent…
CAMARGO, le menant à l'endroit de la fenêtre où donne la lune.
Viens ici. — Sur ta vie
455 Et le sang de tes os, réponds. — Que signifie 12
Ce chiffre ?
L'ABBÉ
Ah ! pardonnez, madame, je suis fou
D'amour de vous. — Je suis venu sans savoir où. 12
Ah ! ne me faites pas cette mortelle injure, 12
Que de me croire un cœur fait à cette imposture. 12
460 Je n'étais plus moi-même, et le ciel m'est témoin 12
Que de vous mériter nul n'a pris plus de soin. 12
CAMARGO
Je te crois volontiers en effet la cervelle 12
Troublée. — Et cette plaque enfin, d'où te vient-elle ? 12
L'ABBÉ
De lui.
CAMARGO
Lui ! — L'as-tu donc égorgé ?
L'ABBÉ
Moi ? Non point ;
465 Je l'ai laissé très vif, une bouteille au poing. 12
CAMARGO
Quel jeu jouons-nous donc ?
L'ABBÉ
Eh ! madame, lui-même
Ne pouvait-il pas seul trouver ce stratagème ? 12
Et ne voyez-vous point que lui seul m'a donné 12
Ce dont je devais voir mon amour couronné ? 12
470 Et quel autre que lui m'eût dit votre demeure ? 12
M'eût prêté ces habits ? m'eût si bien marqué l'heure ? 12
CAMARGO
Rafael ! Rafael ! le jour que de mon front 12
Mes cheveux sur mes pieds un à un tomberont, 12
Que ma joue et mes mains bleuiront comme celles 12
475 D'un noyé, que mes yeux laisseront mes prunelles 12
Tomber avec mes pleurs, alors tu penseras 12
Que c'est assez souffert, et tu t'arrêteras ! 12
L'ABBÉ
Mais…
CAMARGO
Et quel homme encor me met-il à sa place ?
De quelle fange est l'eau qu'il me jette à la face ? 12
480 Viens, toi. — Voyons, lequel est écrit dans tes yeux, 12
Du stupide, ou du lâche, ou si c'est tous les deux ? 12
L'ABBÉ
Madame !
CAMARGO
Je t'ai vu quelque part.
L'ABBÉ
Chez le comte
Foscoli.
CAMARGO
C'est cela. — Si ce n'était de honte,
Ce serait de pitié qu'à te voir ainsi fait 12
485 Comme un bouffon manqué, le cœur me lèverait ! 12
Voyons, qu'avais-tu bu ? dans cette violence, 12
Pour combien est l'ivresse, et combien l'impudence ? 12
Va, je te crois sans peine, et lui seul sûrement 12
Est le joueur ici qui t'a fait l'instrument. 12
490 Mais, écoute. — Ceci vous sera profitable. — 12
Va-t-en le retrouver, s'il est encore à table ; 12
Dis-lui bien ton succès, et que lorsqu'il voudra 12
Prêter à ses amis des filles d'Opéra… 12
L'ABBÉ
D'Opéra ! — Hé parbleu ! vous seriez bien surprise 12
495 Si vous saviez qu'il soupe avec la Cydalise. 12
CAMARGO
Quoi ! Cydalise !
L'ABBÉ
Hé oui ! Gageons que l'on entend
D'ici les musiciens, s'il fait un peu de vent. 12
Tous deux prêtent l'oreille à la fenêtre.
On entend une symphonie lente dans l'éloignement.
CAMARGO
Ciel et terre ! c'est vrai !
L'ABBÉ
C'est ainsi qu'il oublie
Auprès d'elle, qui n'est ni jeune ni jolie, 12
500 La perle de nos jours ! Ah ! madame, songez 12
Que vos attraits surtout par là sont outragés ; 12
Songez au temps, à l'heure, à l'insulte, à ma flamme ; 12
Croyez que vos bontés…
CAMARGO
Cydalise !
L'ABBÉ
Eh ! madame,
Ne daignerez-vous pas baisser vos yeux sur moi ? 12
Si le plus absolu dévouement…
CAMARGO
505 Lève-toi.
As-tu le poignet ferme ?
L'ABBÉ
Hai…
CAMARGO
Voyons ton épée.
L'ABBÉ
Madame, en vérité, vous vous êtes coupée. 12
CAMARGO
Hé quoi ! pâle avant l'heure, et déjà faiblissant ? 12
L'ABBÉ
Non pas, mais têtebleu ! voulez-vous donc du sang ? 12
CAMARGO
510 Abbé, je veux du sang ! J'en suis plus altérée 12
Qu'une corneille au vent d'un cadavre attirée. 12
Il est là-bas, dis-tu ? cours-y donc, — coupe-lui 12
La gorge, et tire-le par les pieds jusqu'ici. 12
Tords-lui le cœur, abbé, de peur qu'il n'en réchappe. 12
515 Coupe-le en quatre, et mets les morceaux dans la nappe ; 12
Tu me l'apporteras, et puisse m'écraser 12
La foudre, si tu n'as par blessure un baiser ! 12
Tu tressailles, Romain ? C'est une faute étrange 12
Si tu te crois ici conduit par ton bon ange ! 12
520 Le sang te fait-il peur ? Pour t'en faire un manteau 12
De cardinal, il faut la pointe d'un couteau. 12
Me jugeais-tu le cœur si large, que j'y porte 12
Deux amours à la fois, et que pas un n'en sorte ? 12
C'est une faute encor ; mon cœur n'est pas si grand, 12
525 Et le dernier venu ronge l'autre en entrant. 12
L'ABBÉ
Mais, madame, vraiment, c'est… Est-ce que ?… Sans doute 12
C'est un assassinat. — Et la justice ?
CAMARGO
Écoute.
Je t'en supplie à deux genoux.
L'ABBÉ
Mais je me bats
Avec lui demain, moi. Cela ne se peut pas ; 12
Attendez à demain, madame.
CAMARGO
530 Et s'il te tue ? —
Demain ! et si j'en meurs ? — Si je suis devenue 12
Folle ? — Si le soleil, se prenant à pâlir, 12
De ce sombre horizon ne pouvait pas sortir ? 12
On a vu quelquefois de telles nuits au monde. — 12
535 Demain ! le vais-je attendre à compter par seconde 12
Les heures sur mes doigts, ou sur les battements 12
De mon cœur, comme un juif qui calcule le temps 12
D'un prêt ? — Demain ensuite, irai-je pour te plaire 12
Jouer à croix ou pile, et mettre ma colère 12
540 Au bout d'un pistolet qui tremble avec ta main ? 12
Non pas. — Non ! Aujourd'hui est à nous, mais demain 12
Est à Dieu !
L'ABBÉ
Songez donc…
CAMARGO
Annibal, je t'adore !
Embrasse-moi !
Il se jette à son cou.
L'ABBÉ
Démons !!!
CAMARGO
Mon cher amour, j'implore
Votre protection. — Voyez qu'il se fait tard. — 12
545 Me refuserez-vous ? — Tiens, tiens, prends ce poignard. 12
Qui te verra passer ? Il fait si noir !
L'ABBÉ
Qu'il meure,
Et vous êtes à moi ?
CAMARGO
Cette nuit.
L'ABBÉ
Dans une heure.
Ah ! je ne puis marcher. — Mes pieds tremblent. — Je sens, 12
Je — je vois…
CAMARGO
Annibal, je suis prête, et j'attends.
Scène VII
À l'auberge.
RAFAEL est assis avec ROSE et CYDALISE
RAFAEL, chantant.
550 Trivelin ou Scaramouche, 7
Remplis ton verre à moitié, 7
Si tu le bois tout entier, 7
Je dirai que tu te mouches 7
Du pied. 2
555 Je ne sais pas au fond de quelle pyramide 12
De bouteilles de vin, au cœur de quel broc vide 12
S'est caché le démon qui doit me griser, mais 12
Je désespère encor de le trouver jamais. 12
CYDALISE
A toi, mon prince !
RAFAEL
A toi ! Buvons à mort, déesse !
560 Ma foi, vive l'amour ! Au diable ma maîtresse ! 12
La vie est à descendre un rude grand chemin ; 12
Gai donc, la voyageuse, au coup du pèlerin ! 12
CYDALISE
Chante, je vais danser.
RAFAEL
Bien dit. — Ah ! la jolie
Jambe !
Il se couche aux pieds de Rose et prélude.
Je suis Hamlet aux genoux d'Ophélie.
565 Mais, reine, ma folie est plus douce, et mes yeux 12
Sous vos longs sourcils noirs invoquent d'autres dieux. 12
Il chante.
Si, dans les antres de Gnide 7
Au bras de Vénus porté, 7
Le vieux Jupiter, que ride 7
570 Sa vieille immortalité, 7
Dans la céleste furie 7
Me laissait finir sa vie, 7
Qui jamais ne finira ; 7
Dieux immortels, que je meure ! 7
575 J'aimerais mieux un quart d'heure 7
Chez la Blanche Lydia. 7
Que j'aime ces beaux seins qui battent la campagne ! 12
Au menuet, danseuse ! — et vous, du vin d'Espagne ! 12
À Rose.
Et laissez vos regards avec le vin couler. 12
580 Dieu merci, ma raison commence à s'en aller ! 12
CYDALISE
Tu me laisses danser toute seule ?
RAFAEL
Ma reine,
Cela n'est pas bien dit.
Il se lève.
Cette table nous gêne.
Il la renverse du pied.
PALFORIO, entrant.
Seigneur, je ne puis dire autre chose, sinon 12
Que de vous déranger je demande pardon ; 12
585 Mais vous faites un bruit bien fort, et qui fait mettre 12
Autour de ma maison le monde à la fenêtre. 12
Veuillez crier moins haut.
RAFAEL
Ah ! parbleu ! je crierai,
Maître porte-bedaine, autant que je voudrai. 12
Holà ! hé ! ohé ! ho !
PALFORIO
Seigneur, je vous supplie
D'observer qu'il est tard.
RAFAEL
590 Allons, paix, vieille truie.
Je suis abbé, d'abord. — Si vous dites un mot, 12
Je vous excommunie. — Arrière, toi, pied-bot ! 12
Il danse en chantant.
Monsieur l'abbé, où courez-vous ? 8
Vous allez vous casser le cou. 8
PALFORIO
595 Seigneur, si vous criez, j'irai chercher la garde ; 12
J'en demande pardon à votre honneur.
RAFAEL
Prends garde,
Que mon pied n'aille voir tes chausses.
PALFORIO
Aïe ! à moi !
Je suis mort.
RAFAEL
Ventrebleu ! je suis ici chez toi ;
J'y suis pour mon plaisir, et n'en sortirai mie. 12
PALFORIO
600 Seigneur, excusez-moi ; c'est mon hôtellerie, 12
Et vous en sortirez. — A la garde !
RAFAEL
lui jetant une bouteille à la tête.
Tiens.
PALFORIO
Ah !
Il tombe.
CYDALISE
Vous l'avez tué !
RAFAEL
Non.
CYDALISE
Si fait.
RAFAEL
Non.
ROSE
Si fait.
RAFAEL
Bah !
Il le secoue.
Hé ! Palforio, vieux porc ! Il sait mieux que personne 12
Où vont après leur mort les gredins. — Je m'étonne 12
605 Que Satan ou Pluton, dès la première fois, 12
Dans cette nuque chauve ait enfoncé les doigts. 12
Ma foi, bonsoir ; le drôle a soufflé sa chandelle. 12
Adieu, ventre sans tête. — Il faut partir, ma belle. 12
Les sergents nous feraient payer les pots. — Allons. 12
610 C'est dur de nous quitter si tôt. — Allons, partons. 12
Je le croyais plus ferme, et que les vieilles âmes 12
Se rouillaient à l'étui comme les vieilles lames. 12
CYDALISE
Paix ! on vient.
VOIX
Au guet !
RAFAEL
Hein ! Je crois que les bourreaux
Sont gens, Dieu me pardonne, à quérir les prévôts. 12
615 Ne les attendons pas, mon ange. — Cette issue 12
Secrète nous conduit, par la petite rue, 12
A mon hôtel.
VOIX
C'est là.
CYDALISE
Mon Dieu ! si l'on entrait !
RAFAEL
Allons, le mantelet, le loup et le bonnet ; 12
Par ici, par ici ! bonsoir, mes Cydalises. 12
CYDALISE
Bonsoir, mon prince.
UN SERGENT
entrant.
620 Arrête ! En voilà deux de prises.
CYDALISE
Mon prince, sauvez-vous.
LE SERGENT
Qu'on le retienne.
RAFAEL
Il pleut
Un peu, mais c'est égal. — Ma foi, sauve qui peut ! 12
Il saute par la fenêtre.
UN SOLDAT
Sergent, nous n'avons rien. — Votre homme est passé maître 12
Dans le saut périlleux. — Il a pris la fenêtre. 12
LE SERGENT
625 Oh ! oh ! tenez-le bien. — Que vois-je ? L'hôtelier 12
Est mort. Courez tous vite, et sus le meurtrier ! 12
Scène VIII
Une rue au bord de la mer.
RAFAEL, descend le long d'un treillis ; ANNIBAL, passe dans le fond.
RAFAEL
Peste soit des barreaux ! Hé, rendez-moi ma veste, 12
Mon camarade ! Où donc vous sauvez-vous si preste ? 12
Eh bien ! et vos amours, — que font-ils ?
L'ABBÉ
Le voilà !
RAFAEL
630 On me poursuit, mon cher. — Je vous dirai cela ; 12
Mais rendez-moi l'habit.
L'ABBÉ
On crie. — On vous appelle !
Têtebleu ! qu'est-ce donc ?
RAFAEL
Bon ! une bagatelle.
Je crois que j'ai tué quelqu'un là-bas.
L'ABBÉ
Vraiment !
RAFAEL
Je vous dirai cela ; mais l'habit seulement. 12
L'ABBÉ
635 L'habit ? non de par Dieu ! Je ne veux pas du vôtre. 12
Les sergents me prendraient pour vous.
RAFAEL
Le bon apôtre !
Plusieurs gens traversent le théâtre.
Attendez. — Donnez-moi ce manteau. — Bon. — Je vais 12
Dire à ces gredins-là deux petits mots.
L'ABBÉ
Jamais
Je n'oserai tuer cet homme.
Il s'assoit sur une pierre.
LE SERGENT
Holà ! je cherche
Le seigneur Rafael.
RAFAEL
640 A moins qu'il ne se perche
Sur quelque cheminée en manière d'oiseau, 12
Qu'il n'entre dans la terre, ou qu'il ne saute à l'eau ; 12
Vous l'aurez à coup sûr. Le connaissez-vous ?
LE SERGENT
Certe,
J'ai son signalement. — C'est une plume verte 12
Avec des bas orange.
RAFAEL
645 En vérité ! — Parbleu !
Vous n'aurez point de peine, et vous jouez beau jeu. 12
Combien vous donne-t-on ?
LE SERGENT
Hai…
RAFAEL
Trouvez-vous qu'en somme
Votre prévôt vous ait assez payé votre homme ? 12
Le bon sire est-il doux ou dur sur les écus ? 12
LE SERGENT
650 Mais, il n'en mourrait pas pour donner un peu plus. 12
Mais je n'y pense pas. — Le ventre à la besogne, 12
Et non le dos. — Mieux vaut la hart que la vergogne, 12
Et puis, l'homme pendu, nous avons le pourpoint. 12
RAFAEL
Sans compter les revers, s'il met l'épée au poing. 12
LE SERGENT
J'ai de bons pistolets.
RAFAEL
Voyons. — Et puis ?
LE SERGENT
655 Ma canne
De sergent.
RAFAEL
Bon. — Et puis ?
LE SERGENT
Ce poignard de Toscane.
RAFAEL
Très excellent. — Et puis ?
LE SERGENT
J'ai cette épée.
RAFAEL
Et puis ?
LE SERGENT
Et puis ! je n'ai plus rien.
RAFAEL, le rossant.
Tiens, voilà pour tes cris,
Et pour tes pistolets.
LE SERGENT
Aïe ! aïe !
RAFAEL
Et pour ta canne,
660 Et pour ton fin poignard en acier de Toscane. 12
LE SERGENT
Aïe ! aïe ! je suis mort !
RAFAEL
Le seigneur Garuci
Est sans doute au logis. — On y va par ici. 12
Il le chasse.
C'est du don Juan, ceci.
Revenant.
Que dis-tu du bonhomme,
Sauvons-nous maintenant. — Moi, je retourne à Rome. 12
L'abbé va à lui, et lui met son poignard dans la gorge.
Êtes-vous fou, l'abbé ? — L'abbé ?
Il tombe.
665 Je n'y suis pas.
Ah ! malédiction ! Mais tu me le paieras. 12
Il veut se relever.
Mon coup de grâce, abbé ! Je suffoque ! Ah ! misère ! 12
Mon coup, mon dernier coup, mon cher abbé. La terre 12
Se roule autour de moi ! — miserere ! — Le ciel 12
670 Tourne. Ah, chien d'abbé, va ! par le Père éternel !… 12
Qu'attends-tu donc là, toi, fantôme, qui demeures 12
Avec ces yeux ouverts ?
L'ABBÉ
Moi ? J'attends que tu meures.
RAFAEL
Damnation ! Tu vas me laisser là crever 12
Comme un païen, gredin, et ne pas m'achever ! 12
675 Je ne te ferai rien ; viens m'achever. — Un verre 12
D'eau pour l'amour de Dieu ! — Tu diras à ma mère 12
Que je donne mes biens à mon bouffon Pippo. 12
Il meurt.
L'ABBÉ
Va, ta mort est ma vie, insensé ! — Ton tombeau 12
Est le lit nuptial où va ma fiancée 12
680 S'étendre sous le dais de cette nuit glacée ! 12
Maintenant le hibou tourne autour des falots. 12
L'esturgeon monstrueux soulève de son dos 12
Le manteau bleu des mers, et regarde en silence 12
Passer l'astre des nuits sur leur miroir immense. 12
685 La sorcière, accroupie et murmurant tout bas 12
Des paroles de sang, lave pour les sabbats 12
La jeune fille nue ; Hécate aux trois visages 12
Froisse sa robe blanche aux joncs des marécages ; 12
Écoutez. — L'heure sonne ! et par elle est compté 12
690 Chaque pas que le temps fait vers l'éternité. 12
Va dormir dans la mer, cendre ; et que ta mémoire 12
S'enfonce avec ta vie au cœur de cette eau noire ; 12
Il jette le cadavre dans la mer.
Vous, nuages, crevez ! essuyez ce chemin ! 12
Que le pied, sans glisser, puisse y passer demain. 12
Scène IX
Chez la Camargo.
LA CAMARGO est à son clavecin, en silence ; on entend frapper à petits coups.
CAMARGO
Entrez.
L'abbé entre. Il lui présente son poignard.
La Camargo le considère quelque temps, puis se lève.
A-t-il souffert beaucoup ?
L'ABBÉ
695 Bon ! c'est l'affaire
D'un moment.
CAMARGO
Qu'a-t-il dit ?
L'ABBÉ
Il a dit que la terre
Tournait.
CAMARGO
Quoi ! rien de plus ?
L'ABBÉ
Ah ! qu'il donnait son bien
A son bouffon Pippo.
CAMARGO
Quoi ! rien de plus ?
L'ABBÉ
Non, rien.
CAMARGO
Il porte au petit doigt un diamant. De grâce, 12
Allez me le chercher.
L'ABBÉ
Je ne le puis.
CAMARGO
700 La place
Où vous l'avez laissé n'est pas si loin.
L'ABBÉ
Non, mais
Je ne le puis.
CAMARGO
Abbé, tout ce que je promets ;
Je le tiens.
L'ABBÉ
Pas ce soir.
CAMARGO
Pourquoi ?
L'ABBÉ
Mais…
CAMARGO
Misérable !
Tu ne l'as pas tué.
L'ABBÉ
Moi ! que le ciel m'accable
705 Si je ne l'ai pas fait, madame, en vérité ! 12
CAMARGO
En ce cas, pourquoi non ?
L'ABBÉ
Ma foi ! je l'ai jeté
Dans la mer.
CAMARGO
Quoi ! ce soir, dans la mer ?
L'ABBÉ
Oui, madame.
CAMARGO
Alors, c'est un malheur pour vous ; car, sur mon âme, 12
Je voulais cet anneau.
L'ABBÉ
Si vous me l'aviez dit,
Au moins…
CAMARGO
710 Et sur quoi donc t'en croirai-je, maudit ?
Sur quel honneur vas-tu me jurer ? Sur laquelle 12
De tes deux mains de sang ? Où la marque en est-elle ? 12
La chose n'est pas sûre, et tu te peux vanter. — 12
Il fallait lui couper la main, et l'apporter. 12
L'ABBÉ
715 Madame, il faisait nuit… La mer était prochaine. 12
Je l'ai jeté dedans.
CAMARGO
Je n'en suis pas certaine.
L'ABBÉ
Mais, madame, ce fer est chaud, et saigne encor. 12
CAMARGO
Ni le sang ni le feu ne sont rares.
L'ABBÉ
Son corps
N'est pas si loin, madame, il se peut qu'on se charge… 12
CAMARGO
720 La nuit est trop épaisse, et l'Océan trop large. 12
L'ABBÉ
Mais je suis pâle, moi ! tenez.
CAMARGO
Mon cher abbé,
L'étais-je pas ce soir, quand j'ai joué Thisbé 12
Dans l'opéra ?
L'ABBÉ
Madame, au nom du ciel !
CAMARGO
Peut-être
Qu'en y regardant bien, vous l'aurez. — Ma fenêtre 12
Donne sur la mer.
Elle sort.
L'ABBÉ
725 Mais… — Elle est partie, ô Dieu !
J'ai tué mon ami, j'ai mérité le feu, 12
J'ai taché mon pourpoint, et l'on me congédie. 12
C'est la moralité de cette comédie. 12
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