Métrique en Ligne
MUR_1/MUR41
Henri MURGER
Les Nuits d'hiver
1861
LE TESTAMENT
Comme il allait mourir, et comme il le savait, 12
Pour se mettre en mesure, il fit à son chevet 12
Mander un antique notaire, 8
Dont le vieux panonceau, du client respecté, 12
5 Sous la rouille du temps montrait avec fierté 12
Cent ans d'honneur héréditaire. 8
« Mon cher maître, dit-il, je suis un moribond ; 12
Comme un oiseau blessé qui fait son dernier bond, 12
Mon cœur ne palpite qu'à peine. 8
10 Je suis fini, fini ; le ciel n'a pas voulu 12
Que je puisse m'asseoir parmi le groupe élu 12
Des gens qui verront l'africaine. 8
« Mon médecin m'avait conseillé d'aller voir, 12
Sur les rives du Nil, se balancer le soir 12
15 La taille souple de l'almée, 8
Aux yeux d'un anglais roux, triste et concupiscent, 12
Montrant pour cent sequins ce que l'on voit pour cent 12
Sous dans ma France bien-aimée. 8
« Mais je hais l'Orient, la mer et tout pays 12
20 Qui ne se trouve pas sur le plan de Paris, 12
Cette divine capitale 8
Où l'on peut à toute heure, à tout prix, en tout lieu, 12
Trouver l'occasion de chiffonner un peu 12
La tunique de la morale. 8
25 « Peut-être aurais-je pu traîner jusqu'au printemps, 12
Si j'avais voulu prendre encor de temps en temps 12
Quelque infection brevetée ; 8
Mais j'aime autant partir avant le carnaval : 12
Si je tardais, ma mort ferait manquer le bal 12
30 Où ma maîtresse est invitée. 8
« D'ailleurs, tous mes parents ont commandé leur deuil : 12
Les hommes au cyprès, les femmes chez chevreuil ; 12
Et, dans le passage du Caire, 8
On imprime trois cents billets de faire part 12
35 Que mes amis diront avoir trouvés trop tard 12
Dans la loge de leur portière. 8
« Un architecte habile a fourni le devis 12
D'un tombeau dessiné par mon frère, — un lavis 12
D'encre de Chine, — une aquarelle. 8
40 Et d'ici vous pouvez entendre le marteau 12
Du funèbre tailleur qui me cloue un manteau 12
Dont la mode reste éternelle. 8
« Pareils à des fourmis dont on pille les œufs, 12
Tous mes collatéraux se meuvent, et l'un d'eux 12
45 A découvert un biographe 8
Qui, pour une pistole ou deux, consentira 12
À m'appeler crétin, poëte, — ou scélérat, 12
Et, pour trois, mettra l'orthographe. 8
« Donc, cher maître, aujourd'hui me trouvant sain d'esprit, 12
50 Par un bon testament, de ma main propre écrit, 12
Et scellé de mes armoiries, 8
Biens de ville et des champs, et biens paraphernaux, 12
Mobilier, objets d'art, bijoux et capitaux, 12
Mon chenil et mes écuries, 8
55 « Mes livres et ma cave, et jusqu'à mon portrait 12
Peint par celui qui fut le Raphaël du laid, 12
Tout, — hors les cheveux de ma mère, 8
Je lègue sans retour ma fortune et mon bien 12
À celle dont le nom aux lèvres me revient 12
60 Comme un miel fait de plante amère. 8
« Vous la reconnaîtrez à ses cheveux ardents, 12
Comme un soleil du soir qui se couche dedans 12
La pourpre et l'or d'un ciel d'orage. 8
Peut-être en la voyant vous découvrirez-vous ; 12
65 J'ai devant sa beauté vu plier des genoux 12
Qui ne prodiguaient pas l'hommage. 8
« Vous lui direz ma mort, et que c'est samedi 12
Qu'on doit me mettre en terre, onze heures pour midi ; 12
Mais, si dans sa claire prunelle 8
70 Une larme tremblait, rien qu'une seulement, 12
Vous pouvez déchirer en deux le testament ; 12
Alors ce ne serait pas elle. 8
« Telle est ma volonté, dont l'exécution, 12
Cher maître, se confie à la discrétion 12
75 De votre zélé ministère. 8
— Monsieur, dit un valet qui portait un plumeau, 12
Un monsieur du clergé vient avec son bedeau. 12
— Réponds-lui que j'ai lu Voltaire. » 8
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