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Henri MURGER
Les Nuits d'hiver
1861
LES ÉMIGRANTS
Nous sommes la pauvre famille 8
Émigrant vers d'autres climats ; 8
Nous n'emportons pour pacotille 8
Que notre courage et nos bras. 8
5 Des bonnettes à la grand'voile, 8
Jusqu'au dernier pouce on a mis 8
Tout ce qu'on peut tendre de toile 8
Sur le trois-mâts les deux-amis. 8
De sa proue en triton sculptée 8
10 Le navire entr'ouvre dans l'eau 8
Un sillon d'écume argentée. 8
— Nous avons le vent et le flot. 8
Les falaises diminuées 8
Disparaissent dans le brouillard ; 8
15 On ne voit plus que les nuées 8
Et l'océan de toute part. 8
Isolé sur la mer immense, 8
Plus d'un qui s'embarqua joyeux 8
Sent la tristesse qui commence 8
20 À mettre de l'eau dans ses yeux. 8
La vieille Europe, notre mère, 8
A trop d'enfants pour les nourrir, 8
Et c'est aux champs d'une étrangère 8
Que notre moisson va mûrir. 8
25 — On nous a dit qu'au nouveau monde 8
Nous trouverons dans les déserts 8
Une terre jeune et féconde 8
Dont les flancs à tous sont ouverts. 8
Aux ouvriers de la patrie 8
30 Le labeur refuse le pain : 8
Car le progrès de l'industrie 8
Fait chômer l'outil dans sa main. 8
Dans l'atelier ou dans l'usine 8
Quand il vient pour offrir ses bras, 8
35 On montre à l'homme une machine 8
Qui travaille et ne mange pas. 8
Comme l'oiseau qui se rassemble 8
Par triangles ailés dans l'air, 8
Dès que son frileux duvet tremble 8
40 Au premier frisson de l'hiver, 8
Chaque jour par cent et par mille 8
Nous partons, la besace au dos, 8
Le bâton en main, pour la ville 8
Où nous embarquent les vaisseaux. 8
45 Pèlerins que les astres mènent, 8
Tous les âges sont dans nos rangs, 8
Ceux qui s'en vont et ceux qui viennent, 8
Les aïeules et les enfants. 8
Dans nos campagnes dépeuplées 8
50 Il ne reste que les perclus ; 8
Les colombes sont envolées 8
De nos toits qui ne fument plus. 8
Non pas sans regret, mais sans plainte, 8
Aux volontés du ciel soumis, 8
55 Nous quittons cette terre sainte 8
Que l'on appelle le pays. 8
Nos femmes ont tissé la tente 8
Que doit habiter notre exil, 8
— Fragile abri, — maison errante ! 8
60 Où Dieu nous arrêtera-t-il ? 8
Nous sommes la pauvre famille 8
Émigrant vers d'autres climats, 8
Nous n'emportons pour pacotille 8
Que notre courage et nos bras. 8
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