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Henri MURGER
Les Nuits d'hiver
1861
Celui-là, dont je veux dire la triste fin, 12
Vivait dans notre siècle et dans son air malsain. 12
Isolé de bonne heure au milieu de la vie, 12
La solitude avait été sa seule amie. 12
5 Orphelin, il aimait à la nommer sa sœur ; 12
Et, seule, elle a connu les secrets de son cœur. 12
Tout ce qu'on sait de lui, chacun se le répète 12
Maintenant qu'il est mort : c'est qu'il était poëte, 12
Et que, s'abandonnant à la grâce du ciel, 12
10 En pleurant il quitta l'humble toit paternel, 12
Le jour même où ce toit, asile des ancêtres, 12
La mort étant venue, était resté sans maîtres. 12
Certes, — s'il est au monde un souvenir de deuil 12
Qui vive bien longtemps, c'est celui du cercueil 12
15 Qu'un jour, dans le chemin menant au cimetière, 12
On suivit à pas lents en s'écriant : « mon père ! » 12
Mais, si, le crêpe au bras, il faut reprendre encor 12
La route où le cyprès verse l'ombre à la mort ; 12
Pour la seconde fois, s'il faut que l'on assiste, 12
20 Indigente ou pompeuse, à cette scène triste ; 12
Quand, derrière ce corps qui vêtit le linceul, 12
À marcher en pleurant on se trouve tout seul, 12
Quand votre mère est morte et que sa fosse ouverte 12
Fait l'enfant orphelin et la maison déserte, 12
25 Dans les jours les plus beaux ou dans les pires jours, 12
De ce second voyage on se souvient toujours. 12
Or, celui dont je parle, et qui ne peut m'entendre, 12
Dans une seule année avait dû deux fois prendre 12
Le chemin des tombeaux, et, chaque fois, hélas ! 12
30 Y conduire un de ceux qu'on ne ramène pas. 12
C'est ainsi qu'à quinze ans il resta seul au monde. 12
Mais, s'émouvant pour lui d'une pitié profonde, 12
Une femme, — une mère, ayant mis dans sa main 12
Quelque argent, — de Paris l'enfant prit le chemin. 12
35 Paris ! — pourquoi choisir cette ville entre toutes ? 12
Et pourquoi, se trouvant à la croix de deux routes, 12
Ne se trompa-t-il point, hélas ! — et n'a-t-il pris 12
Celle-là qui pouvait l'éloigner de Paris ? 12
C'est que dans un collège, — et malgré l'indigence, 12
40 Son père l'avait mis, croyant que la science 12
Était le seul trésor qui pouvait remplacer 12
Celui qu'en héritage il ne pouvait laisser. 12
Ainsi, durant l'époque à laquelle l'enfance 12
Mange ce pain du ciel appelé l'espérance, 12
45 Et, libre comme l'est un oiseau, peut courir 12
Des baisers de la mère aux baisers du plaisir, 12
Dans ces jours si fleuris et si courts, qu'on les nomme 12
Le printemps de la vie et le matin de l'homme, 12
Celui-là dont je veux dire la triste fin, 12
50 Grand affamé de jeux, dut mesurer sa faim ; 12
Épris de liberté, de grand air et d'espace, 12
Quitter le doux loisir pour l'ennui de sa classe, 12
Et, sous le regard froid d'un pédant maigre et noir, 12
Souvent boire un poison au vase du savoir. 12
55 Le poison, il le but, — et puis un autre ensuite. 12
S'il en est temps encore, ô père imprudent ! Vite 12
Retourne à ce collége, et, sans perdre un instant, 12
De ces bancs studieux enlève ton enfant ; 12
Arrache de ses mains, foule à tes pieds, déchire 12
60 Ce livre qu'il épèle, avant qu'il sache lire ; 12
Conserve-lui l'habit que tu n'as pas quitté, 12
Le pauvre vêtement qu'aima la liberté, 12
Le sarrau plébéien fait de bure grossière ; 12
Qu'il reste un paysan, comme est resté son père. 12
65 L'humilité d'esprit, c'est le savoir du cœur. 12
N'en fais pas un savant, fais-en un laboureur. 12
Mais le père fut sourd, car il croyait bien faire. 12
À l'heure de midi, quand la cloche libère 12
Par un signal connu les jeunes écoliers, 12
70 À son doux carillon, rudiments et cahiers, 12
Tout se ferme à la fois, et la cloche encor sonne, 12
Que déjà dans la classe on ne voit plus personne. 12
Ils sont tous au jardin, tous aux jeux, hors un seul. 12
Dans un coin, sur un banc qu'ombrage un vieux tilleul, 12
75 Il s'est assis, la tête entre ses mains posée ; 12
Il lit tout bas un livre à reliure dorée. 12
Depuis cinq ans bientôt qu'en soupirant il a 12
Pris l'habit lycéen, chaque jour il vient là, 12
S'asseoit avec son livre, et, dans la solitude, 12
80 De l'heure du plaisir fait une heure d'étude. 12
Quand il vint au collége, il savait ce qu'apprend 12
Un pauvre magister dans son cours ignorant, 12
C'est-à-dire épeler couramment l'évangile, 12
Compter selon barème, et, d'une main habile, 12
85 Aux fêtes de famille, ou bien au jour de l'an, 12
Écrire ses souhaits sur un beau feuillet blanc ; 12
Mais il sait maintenant bien des choses nouvelles, 12
Et, le soir, en filant, à la veillée, entre elles, 12
Les femmes du village à la mère ont souvent 12
90 Envié le bonheur d'avoir un fils savant. 12
Mais Chénier n'est pas le premier qu'il ait lu : 12
Sous des noms étrangers — il a déjà connu 12
Myrto la Tarentine, et la jeune Néère 12
Pour le beau Clinias abandonnant sa mère ; 12
95 Amymone et Lydé, Camille et Pannychis 12
Avec Néobulé, la sœur d'Amarillys, 12
Dans Horace et Virgile il vous a cent fois vues, 12
Quelquefois sous le voile — et souvent toutes nues ; 12
Toutes il vous connaît, et vous aussi, pasteurs, 12
100 Qui paissez vos troupeaux dans la prairie en fleurs, 12
Il vous comprend et lit vos chansons pastorales 12
Où dans les blés jaunis murmurent les cigales. 12
Dans l'idylle et l'églogue il vous a rencontrés, 12
Satyres et Sylvains, — nymphes qui vous mirez, 12
105 Tremblant qu'un indiscret, le soir, ne vous surprenne, 12
Toutes blanches, — sans voile, — au bord de la fontaine. 12
De Rome à Syracuse et d'Athène à Théos, 12
Chantres de tous les dieux et de tous les héros, 12
À l'arène, au forum, au théâtre, au portique, 12
110 Il a suivi vos pas sous le ciel de l'Attique. 12
Pèlerin curieux, il a tout visité, 12
Sur les plus hauts sommets — tout jeune il est monté, 12
Gravissant l'iliade aux cimes escarpées, 12
L'iliade géante entre les épopées, 12
115 De son faîte sublime, à l'entour il put voir 12
Toute l'antiquité devant lui se mouvoir. 12
Mais, en fouillant aussi l'époque fabuleuse, 12
Rêveur, il rencontra la déesse rêveuse 12
Sous la tunique blanche et le bandeau sacré, 12
120 Diadème éternel de son front inspiré. 12
Une lyre à la main, cette muse si belle, 12
Il la vit et fut pris d'un grand amour pour elle. 12
Et, depuis cette époque, à cet amour rêvant, 12
Aux pieds de la déesse, il s'enivre en buvant 12
125 Un miel de poésie à cette coupe antique 12
D'où s'élève un parfum de liqueur homérique. 12
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