Métrique en Ligne
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Henri MURGER
Les Nuits d'hiver
1861
À NINON
Sur du vélin lisse, à tranche dorée, 10
Quand il eut écrit, et signé son nom, 10
Valentin ferma son épître ambrée, 10
Et sur l'enveloppe — il mit : pour Ninon ! 10
5 Valentin, madame, est un beau jeune homme 10
Que vous aimeriez, car il est très-blond ; 10
Chacun l'examine et tout bas le nomme 10
Quand la bouche en cœur il entre au salon. 10
En moins de six mois, aux pieds de sa belle, 10
10 Valentin, dit-on, a déjà fondu, 10
Comme en un creuset, sa fortune et celle 10
D'un oncle, — lingot des Indes venu. 10
Mais l'oncle a fini sa carrière humaine ; 10
Il est mort avec son dernier écu : 10
15 Mort le verre en main, et la bouche pleine, 10
Tel que soixante ans il avait vécu. 10
C'est à ce propos, qu'à son adorée 10
Le pauvre héritier du pauvre défunt 10
Écrivait hier l'épistole ambrée 10
20 Dont Ninon d'abord huma le parfum. 10
ô cara mia, Ninette ! Ninette ! 10
Sans aller plus loin, fonds tes yeux en eau, 10
L'oncle million a payé la dette 10
Que tout homme doit payer au tombeau. 10
25 Mais ce n'est pas là, Ninon, le plus triste, 10
Et pour sangloter attends un moment : 10
Ninon, je m'en vais me faire trappiste, 10
Ou bien m'engager dans un régiment. 10
Je suis ruiné des pieds à la tête, 10
30 Ruiné, ma chère ; hier j'ai vendu 10
Mon cheval barbare, — une fine bête 10
Comme au steaple-chease on en a peu vu. 10
Que la volonté du seigneur soit faite ! 10
Et sur nos amours baissons le rideau ; 10
35 Quand je serai loin tu pourras, Ninette, 10
Le relever sur un amour nouveau. 10
Je n'ai plus le sou, ma chère, et ton code, 10
Dans un cas pareil, condamne à l'oubli ; 10
Et sans pleurs, ainsi qu'une ancienne mode, 10
40 Tu vas m'oublier, — n'est-ce pas, Nini ? 10
C'est égal, vois-tu, nous aurons, ma chère, 10
Sans compter les nuits, passé d'heureux jours. 10
Ils n'ont pas duré longtemps, — mais qu'y faire ? 10
Ce sont les plus beaux qui sont les plus courts. 10
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