Métrique en Ligne
MOR_6/MOR209
Jean MORÉAS
IPHIGÉNIE
1904
IPHIGÉNIE
Tragédie en cinq actes
Cet ouvrage a été représenté pour la première fois à Orange, sur le Théâtre antique, le 24 août 1903, et à Paris, sur la scène de l'Odéon, le 10 décembre 1903 par les artistes de Comédie-Française et de l'Odéon.
DISTRIBUTION
Personnages : Acteurs qui ont créé les rôles : A Orange :
MM.
AGAMEMNON : SILVAIN
ACHILLE : Albert LAMBERT
MÉNÉLAS : CASTELLI
LE VIEILLARD : BOYER
Le petit ORESTE : Le petit MARTIN
MMmes
IPHIGÉNIE : Louise SILVAIN
CLYTEMNESTRE : Aimée TESSANDIER
1re CHOREUTE : Madeleine ROCH
2e CHOREUTE : NAU
3e CHOREUTE : Vera SERGINE
4e CHOREUTE : Berthe BELVAL
A Paris :
MM.
AGAMEMNON : SILVAIN
ACHILLE : FENOUX
MÉNÉLAS : GORDES
LE VIEILLARD : BOYER
Le petit ORESTE : Le petit ROTH
MMmes
IPHIGÉNIE : Louise SILVAIN
CLYTEMNESTRE : Aimée TESSANDIER
1re CHOREUTE : Madeleine ROCH
2e CHOREUTE : MAILLE
3e CHOREUTE : SYLVIE
4e CHOREUTE : RABUTEAU
Chœur des femmes de Chalcis. — Suivantes de Clytemnestre.
Soldats de l’escorte d’Achille.
La scène est à Aulis, dans le camp des Grecs, devant la demeure d’ Agamemnon, au bord d’une mer calme.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
AGAMEMNON, LE VIEILLARD
AGAMEMNON
O vieillard, hâtons-nous : l’heure fuit.
LE VIEILLARD
Quel souci
T’occupe, Agamemnon ?
AGAMEMNON
Approche.
LE VIEILLARD
Me voici,
Et certes ma vieillesse, encore vigilante, 12
N’alourdit pas mes yeux.
AGAMEMNON
Cette étoile brillante
5 Qui traverse le ciel a-t-elle parcouru 12
La moitié de sa route ? Elle vogue et s’élance 12
Près des Pléiades, vois. Je n’ai pas entendu 12
Gazouiller les oiseaux, et les vents font silence 12
Sur l’Euripe. Le jour est encor loin.
LE VIEILLARD
Pourquoi
10 As-tu quitté ta couche, Agamemnon, mon roi ? 12
Certes, le jour est loin : dans Aulis tout Sommeille. 12
Rentrons.
AGAMEMNON
Ah ! Qu’une vie à la tienne pareille
Est douce. L’homme obscur, que n’a pas ébloui 12
La gloire, vit heureux, ô vieillard, mais celui 12
15 Qui cherche les honneurs est moins digne d’envie, 12
Hélas !
LE VIEILLARD
Mais n’est-ce point le plus beau de la vie ?
On le dit.
AGAMEMNON
On le dit : c’est qu’à la vérité
Cela flatte d’abord ; mais, de cette beauté, 12
La base en est fragile et la chance diverse. 12
20 Tantôt c’est l’un des dieux, vieillard, qui nous traverse 12
Pour un soin négligé ; puis les opinions 12
Sujettes à tourner et les dissensions 12
Des hommes malcontents nous viennent, de coutume, 12
Changer un peu de miel en beaucoup d’amertume. 12
LE VIEILLARD
25 Qu’un autre en soit touché : je blâme, quant à moi, 12
De semblables discours dans la bouche d’un roi. 12
Non, non, tu ne fus pas engendré par ton père 12
Pour goûter tous les biens d’un sort toujours prospère. 12
Comme tu sens la joie, il te faudra souffrir. 12
30 La volonté des dieux, il la faudra subir ; 12
Car mortel tu naquis.. mais un souci te presse : 12
Ne t’ai-je vu tantôt te réveiller soudain ? 12
Tu fis briller la lampe et, soupirant sans cesse, 12
Tu traçais cet écrit que tu tiens dans ta main. 12
35 Tu pleures, ô mon roi ! Quelle est donc ta souffrance ? 12
De ma fidélité tu connais la constance. 12
Parle.
AGAMEMNON
Ô race d’Atrée, ô sang trop malheureux !
Des filles de Léda destin trop rigoureux ! 12
Sacrifice fatal !
LE VIEILLARD
Que dit-il ? Quel délire
Égare son esprit ?
AGAMEMNON
40 Vainement je soupire ;
Les plaintes n’y font rien.
LE VIEILLARD
Un horrible secret
Le tourmente.
AGAMEMNON
A présent, à quoi sert mon regret ?
Maudite ambition, tu forces la nature ! 12
D’un homme plein de foi tu sais faire un parjure, 12
45 Et même ta fureur, d’un couteau criminel, 12
Contre son propre sang arme un bras paternel. 12
LE VIEILLARD
Tu parles de malheurs, d’horreurs, de sacrifices ; 12
Je tremble, mais je veux que tu m’en éclaircisses. 12
AGAMEMNON
Tu sais comment Hélène, ingrate et sans pudeur, 12
50 Abandonnant sa fille et son époux, naguère, 12
Loin de Sparte a suivi le Troyen ravisseur, 12
Ce funeste Pâris, enfanté par sa mère 12
Sous le présage vrai d’un songe plein d’horreur ; 12
Tu sais que Ménélas, attestant la promesse 12
55 Autrefois consentie, a soulevé la Grèce. 12
Les plus illustres chefs, de leurs armes vêtus, 12
Conduisant leurs guerriers, soudain sont accourus ; 12
De chars et de chevaux ils couvrent ce rivage ; 12
Ils brûlent de venger notre commun outrage. 12
60 Je les commande tous, et c’est pour mon malheur, 12
Vieillard, que j’ai reçu cet éclatant honneur. 12
Eh quoi ! Nous nous flattons de mettre Troie en cendre 12
Déjà de ses débris nous comblons le Scamandre, 12
Lorsque toujours les vents, suspendus sur les eaux, 12
65 Dans le calme du port retiennent nos vaisseaux ! 12
Pourquoi cette disgrâce et quel est ce prodige ? 12
Les rois sont inquiets, tout le camp s’en afflige. 12
Où sont ces beaux exploits qui nous étaient promis ? 12
Le ciel va-t-il combattre avec nos ennemis ? 12
70 L’un accuse Apollon de nous être contraire, 12
L’autre Arès, l’autre Zeus, qui tonne sur la terre ; 12
Mais le fils de Thestor, Calchas, le plus fameux 12
Parmi tous les devins favorisés des dieux, 12
Proclame qu’Artémis, d’une offense secrète 12
75 Contre les Grecs outrée, à ces bords nous arrête, 12
Et que sans balancer nous devons promptement 12
Apaiser d’Artémis le fier ressentiment, 12
Qu’à son autel enfin il faut qu’on sacrifie… 12
LE VIEILLARD
Achève, Agamemnon.
AGAMEMNON
Ma fille Iphigénie !
LE VIEILLARD
Malheureux, qu’ai-je appris ?
AGAMEMNON
80 Cet oracle odieux
Épouvante la terre et fait injure aux cieux. 12
A peine je l’entends, qu’aussitôt je décide 12
De quitter et le spectre et la lance homicide, 12
De renvoyer l’armée et de ne plus songer 12
85 Que d’un frère j’avais l’injustice à venger. 12
Quoi ! Moi-même trancher cette charmante vie 12
Et voir couler le sang de mon Iphigénie ! 12
L’insensé Ménélas, chez qui le déplaisir 12
D’Hélène et de son lit n’éteint pas le désir, 12
90 Y nourrissant sans cesse une affreuse éloquence, 12
Dans mon cœur ébranlé vainquit la résistance. 12
J’écrivis à la reine et mandai qu’en ces lieux 12
Notre fille devait incontinent se rendre, 12
Que pour elle brûlait d’une flamme trop tendre 12
95 De la nymphe Thébis le fils audacieux : 12
Je vantais sa valeur, sa naissance divine, 12
Et j’ajoutais qu’avant de porter la ruine 12
Dans les sacrés remparts de la forte Ilion, 12
Achille souhaitait d’avoir dans sa maison 12
100 Une épouse du sang d’Atrée et de Tyndare. 12
Ô vieillard, c’est ainsi qu’imposteur et barbare, 12
Je trompais une mère et je n’hésitais pas 12
D’apprêter à ma fille un indigne trépas. 12
Mais un heureux retour enfin me fait connaître 12
105 Que, me voulant pieux, j’allais cesser de l’être. 12
Mon message ancien, je le veux effacer 12
Par ce nouvel écrit que tu m’as vu tracer 12
Au milieu de la nuit. Prends, va trouver la reine ? 12
Que ma fille jamais ne sorte de Mycène 12
110 Que jamais, l’embrassant sur ce funeste bord, 12
Pour grandir mes exploits je ne cause sa mort ! 12
LE VIEILLARD
Frustré de cet hymen, dis-moi, crois-tu qu’Achille 12
A tes nouveaux desseins se montrera docile ? 12
Je crains l’emportement de son cœur offensé. 12
AGAMEMNON
115 Achille ignore tout, l’hymen est supposé. 12
Seuls avec moi, mon frère et le perfide Ulysse 12
Et le divin Calchas connaissent l’artifice. 12
LE VIEILLARD
Eh quoi ! Flatter ainsi de l’espoir d’un époux 12
Ta fille ! Quoi, cruel ! L’attirer parmi nous 12
120 Pour la faire servir de victime à la Grèce ! 12
AGAMEMNON
Hélas ! Conseils pervers, détestable promesse ! … 12
Ami, j’étais de doute et d’ennui consumé : 12
Dans quel fond de malheur je me suis abîmé ! 12
Mais cours et hâte-toi ; ne cède pas à l’âge ; 12
125 Évite les ruisseaux et les sources qu’ombrage 12
Une épaisse verdure opposée au soleil, 12
Et ne te laisse pas charmer par le sommeil. 12
LE VIEILLARD
Sois sans crainte.
AGAMEMNON
Vieillard, encore un mot : écoute.
A tous les carrefours, chaque fois que la route 12
130 Se bifurque, prends garde et veille que le char 12
Qui porte mon enfant n’échappe à ton regard. 12
Et s’il vient à passer, saisis à la crinière 12
Les vigoureux chevaux, les tournant en arrière 12
Vers les portes d’Argos.
LE VIEILLARD
Tu seras obéi,
135 Ou bien des immortels je me verrai haï. 12
AGAMEMNON
Prends et montre ce sceau comme sûr témoignage 12
De ta fidélité. Mais trêve, et va soudain, 12
Car la nuit se retire et déjà le matin 12
Se lève sur la mer et blanchit le rivage. 12
(ils sortent.)
SCÈNE II
LE CHŒUR
140 Loin de Chalcis où je suis née, 8
Traversant l’Euripe écumeux, 8
Une barque ici m’a portée. 8
Sur le rivage sablonneux 8
D’Aulis me voici donc venue 8
145 Voir tous ces héros assemblés, 8
Les uns à la tête chenue, 8
Les autres aux cheveux bouclés. 8
L’un tient ses flèches toujours prêtes, 8
L’autre porte un bouclier clair. 8
150 Que de casques et que d’aigrettes 8
Brillent et frémissent dans l’air ! 8
Et ces héros veulent se rendre 8
— Nos maris nous l’ont raconté — 8
En Asie, afin de reprendre 8
155 Cette Hélène, dont la beauté 8
Ayant brûlé de flammes vives 8
Pâris, qui gardait des troupeaux, 8
Pâris l’enleva sur les rives 8
De l’Eurotas plein de roseaux. 8
160 Mon cœur battait, et mon visage, 8
La pudeur l’avait empourpré, 8
Mais j’ai traversé le bocage 8
Au culte d’Artémis sacré ; 8
Et j’ai vu le roi de Mycène 8
165 Avec son frère Ménélas, 8
Ménélas, le mari d’Hélène ; 8
J’ai vu Nestor, Protésilas, 8
Nirée, Ulysse, Idoménée ; 8
J’ai vu Patrocle et Mérion, 8
170 Les Ajax, l’un fils d’Oïlée 8
Et l’autre fils de Télamon. 8
Enfin j’ai vu, près de la grève, 8
Contre un char se montrer vainqueur 8
Du vertueux Chiron l’élève, 8
175 Achille, rapide coureur. 8
Encor que l’armure guerrière 8
Chargeât sa poitrine et son dos, 8
Faisant le tour de la carrière, 8
Il l’emportait sur les chevaux. 8
SCÈNE III
LE VIEILLARD, MÉNÉLAS, LE CHŒUR
LE VIEILLARD
180 Oses-tu, Ménélas, un acte détesté ? 12
MÉNÉLAS
Arrière, tu fais voir trop de fidélité. 12
LE VIEILLARD
Est-il à mépriser, qui s’attache à son maître ? 12
MÉNÉLAS
Faisant ce que tu fais, tu pleureras peut-être. 12
LE VIEILLARD
Non, tu ne devais pas, portant la main sur moi, 12
185 Connaître des secrets qui n’étaient pas à toi. 12
MÉNÉLAS
A ton tour, devais-tu te charger d’un message 12
Qui de la Grèce allait abattre le courage ? 12
LE VIEILLARD
Rends-moi ce que tu m’as dérobé. Je suis las 12
De tous ces vains propos.
MÉNÉLAS
Je ne le rendrai pas.
LE VIEILLARD
Je ne te lâche point.
MÉNÉLAS
190 Eh ! Faut-il que je brise
Du sceptre que voici, vieillard, ta tête grise ? 12
LE VIEILLARD
Mourant pour la vertu, je mourrai plein d’honneur. 12
Frappe.
MÉNÉLAS
Je n’aime pas l’esclave beau parleur.
Retiens ta langue.
SCÈNE IV
LES MÊMES, AGAMEMNON
AGAMEMNON
Eh bien, êtes-vous en démence ?
195 Quel est donc le motif de tant de violence ? 12
LE VIEILLARD
J’allais quitter ces lieux, j’étais prêt à partir 12
Vers les remparts d’Argos afin de t’obéir, 12
O Roi, quand Ménélas n’a pas craint de commettre 12
Une lâche action en m’arrachant la lettre. 12
200 J’ai défendu tes droits autant que je l’ai pu ; 12
Mais il est dans sa fleur, et je suis tout rompu 12
Par la triste vieillesse.
AGAMEMNON
Es-tu si téméraire,
Ménélas ? Parle.
MÉNÉLAS
Mets un frein à ta colère.
Lève un instant les yeux, et je vais, sur ma foi, 12
Y prendre le début de ma réponse.
AGAMEMNON
205 Quoi ?
Je craindrais de lever les yeux, moi, fils d’Atrée ? 12
MÉNÉLAS
Reconnais-tu ceci ?
AGAMEMNON
Je fais ce qui m’agrée.
Ô noire perfidie ! Attentat décevant ! 12
Rendras-tu cette lettre ?
MÉNÉLAS
Il faut qu’auparavant
210 Le camp en soit instruit et que la Grèce entière 12
De tes secrets complots apprenne la matière. 12
Je veux te désoler.
AGAMEMNON
Vit-on jamais, grands dieux,
De pareille impudence excès plus odieux ! 12
MÉNÉLAS
Ainsi donc, dans Argos demeurera ta fille ? 12
AGAMEMNON
215 Que ne me laisses-tu gouverner ma famille ? 12
MÉNÉLAS
Tu changes à tout coup ; ton esprit agité 12
Comme la paille au vent n’a plus rien d’arrêté. 12
AGAMEMNON
Ah ! Parmi les fléaux il n’en est point de pire, 12
Mon frère, qu’une langue exercée à médire. 12
MÉNÉLAS
220 Un esprit indécis cause de plus grands maux ; 12
C’est le plus malfaisant parmi tous les fléaux, 12
Et je crains l’amitié de l’homme variable. 12
Écoute, si tu peux, ma parole équitable 12
Sans te montrer superbe en indignation ; 12
225 A mon tour, j’y mettrai quelque discrétion. 12
Souviens-toi bien du temps où tu brûlais d’envie 12
De commander les Grecs aux champs de la Phrygie ; 12
Où, sous un air modeste, une fausse pudeur, 12
Tu n’en savais que mieux convoiter cet honneur. 12
230 Dehors, dans ta maison, tu prodiguais ta vue ; 12
A quiconque voulait ta main était tendue, 12
Ta main était tendue à qui ne voulait pas. 12
Ainsi sur tes rivaux enfin tu l’emportas. 12
Oui, tu te déguisais pour gagner le suffrage 12
235 Des chefs et des soldats ; mais cet homme soumis 12
S’est montré tout à coup avec son vrai visage ; 12
Il a fermé sa porte à ses anciens amis. 12
Plus tard, lorsque le ciel, à nos desseins hostile, 12
Enchaîna dans Aulis notre ardeur inutile, 12
240 Nous refusant les vents, à quel air abattu 12
Fit place, souviens-toi, ta première arrogance ! 12
Comme tu gémissais ! Mon frère, disais-tu, 12
De ce sort qui nous nuit conjurons l’influence ! 12
Faut-il dans nos états retourner sans honneur 12
245 Et qu’Hélène demeure avec son ravisseur ? 12
Tes plaintes et tes cris alléguaient mon outrage, 12
Et tu n’étais touché que de ton seul dommage. 12
Tu consultes l’oracle, et le divin Calchas, 12
Qui sans l’aveu des dieux ne prophétise pas, 12
250 Afin que nos vaisseaux fendent la mer Égée, 12
Afin que Troie un jour par nous soit saccagée, 12
Ordonne d’immoler ta fille sur l’autel. 12
Que faisait-il alors, ton grand cœur paternel ? 12
N’as-tu pas librement promis le sacrifice ? 12
255 N’as-tu pas de l’hymen comploté l’artifice ? 12
Parle : qui t’a forcé ? Puis, tu changes d’avis : 12
Ce sacrifice affreux, tu ne m’as plus promis. 12
Une telle pensée offense ta tendresse. 12
Tu sauveras ta fille, et périsse la Grèce ! 12
260 Ah ! Qu’un roi de ta sorte, et volage, et rusé, 12
Qui se masque toujours d’un propos déguisé, 12
Traître à ses alliés, à son peuple funeste, 12
Mérite qu’on le blâme ! … et que je le déteste ! 12
LE CHŒUR
Ah ! Jamais le courroux de la divinité 12
265 Et les astres contraires 6
Nous sauront-ils tramer un mal plus redouté 12
Que la haine entre frères ? 6
AGAMEMNON
Je t’accuse à mon tour, mais je te parlerai 12
Sans trop enfler la voix, sans lever les paupières 12
270 Insolemment. Écoute, et je me souviendrai 12
Et quel est notre rang et que nous sommes frères. 12
Je m’étonne vraiment, voyant ce que ton cœur 12
Communique à tes yeux, contre moi, de fureur ! 12
En quoi t’ai-je offensé ? Depuis quand ? Ton Hélène 12
275 Abandonna ta couche, oubliant la pudeur. 12
Tu la gardais bien mal. Dois-je en porter la peine ? … 12
Si l’intérêt des Grecs et ton propre intérêt 12
Et même, j’y consens, peut-être le regret 12
De voir s’évanouir ma puissance naissante, 12
280 Assaillirent mon âme et m’aveuglèrent tant 12
Que j’ai promis la mort de ma fille innocente, 12
Les droits de la nature enfin se révoltant 12
M’ont dessillé la vue et j’ai connu mon crime. 12
Sur l’autel d’Artémis manquera la victime, 12
285 Et tu pâlis de rage, et tu n’es pas content ! 12
Je ne suis qu’à blâmer, dis-tu ? Toi qui ne cesses 12
De soupirer après de honteuses mollesses, 12
Qui pour l’honnêteté ne montres que mépris, 12
D’une femme adultère indignement épris, 12
290 Es-tu sage, en effet, et faut-il qu’on t’admire ? 12
Voilà brièvement ce que j’avais à dire, 12
Et si tu ne veux pas te rendre à la raison, 12
Moi, je saurai du moins gouverner ma maison. 12
Quant à tous ces serments exigés par Tyndare, 12
295 Ce sont propos d’amants que le désir égare, 12
Et pour un esprit sain, c’est outrager les dieux 12
Que de se figurer qu’il les estiment mieux. 12
Non violant les lois du ciel et de la terre, 12
Non, je ne tuerai pas mes enfants pour te plaire ! 12
300 Tu ne me verras pas nuit et jour dans les pleurs, 12
Expier mon forfait par de justes malheurs ! 12
LE CHŒUR
On ne distingue point le faux du véritable 12
Comme la nuit du jour, 6
Mais aux yeux de chacun le paternel amour 12
305 Toujours paraît aimable. 6
MÉNÉLAS
Hélas ! Infortuné ! Je n’ai donc plus d’amis 12
AGAMEMNON
Pourquoi leur demander ce qui n’est pas permis ? 12
MÉNÉLAS
Ne m’abandonne pas : un même sang nous lie, 12
Mon frère.
AGAMEMNON
Pour sauver ma fille, je l’oublie.
SCÈNE V
LES MÊMES, LE MESSAGER
LE MESSAGER
310 Messager diligent et zélé serviteur, 12
J’accours, Agamemnon, pour réjouir ton cœur. 12
Le destin me choisit afin que je t’apprenne 12
Qu’il te rend dans Aulis les charmes de Mycène. 12
Celui de tes enfants que tu chéris le mieux, 12
315 Ta fille Iphigénie approche de ces lieux ; 12
Sa mère l’accompagne, et même il ne te reste 12
En cet aimable jour plus rien à souhaiter, 12
Puisque tu vas revoir ton jeune fils Oreste. 12
Il te faut cependant un peu patienter : 12
320 Car, ressentant l’effet d’une trop longue course, 12
Sous une ombre légère, au bord frais d’une source, 12
Ta famille à présent se donne du repos, 12
Et sa suite avec elle, et les quatre chevaux 12
Du char, libres du joug, paissent dans la prairie, 12
325 Que les grands d’ici-bas ont une heureuse vie ! 12
Entre tous les mortels honorés, glorieux, 12
Comme un feu dans la nuit ils attirent les yeux. 12
La foule des soldats, ô Roi, déjà se presse, 12
Avide d’admirer notre belle princesse. 12
330 Apprends que ton dessein, que tu celais si bien, 12
Fais partout le sujet d’un constant entretien ; 12
Le bruit est répandu du prochain hyménée, 12
Mais on ignore à qui ta fille est destinée, 12
Et chacun sans tarder veut connaître le nom 12
335 De celui qui sera gendre d’Agamemnon. 12
Allons, allons, ô Roi, nous couronner la tête 12
De feuilles et de fleurs ; il est temps qu’on apprête 12
Les vases consacrés pour la libation ; 12
Que le peuple joyeux entre dans ta maison ; 12
340 Que commencent les chants, que les danses égales 12
S’accompagnent du son des flûtes nuptiales ! 12
Jamais par le destin il ne sera donné 12
A ton Iphigénie un jour plus fortuné. 12
AGAMEMNON
C’est bien, va. Que le reste à présent s’accomplisse 12
345 Selon que nous aurons la fortune propice. 12
(Le messager sort.)
SCÈNE VI
LES MÊMES, moins LE MESSAGER
AGAMEMNON
C’est un ouvrage, hélas ! Plein de solidité 12
Que la divinité 6
Pour notre perte tisse, 6
Et c’est un moucheron que tout notre artifice ! 12
350 Trop épris de moi-même et rempli du venin 12
De la présomption, qui ma faiblesse abuse, 12
Avec le ciel je ruse, 6
Je ruse, et c’est en vain ; 6
Et je n’espère plus qu’un destin secourable 12
355 Arrête de mes maux la course infatigable ! 12
S’arrête-t-il jamais, le malheur des humains ? 12
C’est l’onde du torrent qui sans cesse est enflée. 12
Artémis, je te cède, et la vierge immolée 12
Souillera de son sang mes paternelles mains. 12
360 Pourquoi ne suis-je point l’homme qui sur la terre 12
Passe obscur, ignoré ? 6
Pour tromper ma misère, 6
Devant tous sans rougir j’aurais du moins pleuré. 12
Il me faut respecter ma naissance et mon titre, 12
365 Et l’honneur rigoureux de ma vie est l’arbitre. 12
Un peuple sans gémir se soumet à ma loi ; 12
Je fais peser le joug, mais c’est surtout sur moi. 12
Lorsqu’une extrémité qui tout courage dompte 12
Me vient ainsi presser, 6
370 Si je verse des pleurs, ce serait à ma honte, 12
Ce le serait encor de ne les pas verser. 12
Ah ! Trop funeste bien, plus cruel que l’absence ! 12
Clytemnestre est ici : pourrai-je soutenir, 12
Ô femme, ta présence ? 6
375 Dans la fatale Aulis, quoi ! Devais-tu venir ? 12
Hélas ! Tu ne sais pas quel hymen je prépare 12
A ton Iphigénie, ô fille de Tyndare ! 12
Tu la verras bientôt embrasser mes genoux ; 12
J’entends, j’entends déjà les mots qu’elle profère : 12
380 Tu veux donc me tuer, ô mon père, ô mon père ! 12
Est-ce le dieu des morts qui sera mon époux ? 12
De mon Oreste aussi l’enfance encore tendre 12
Saura trouver des cris que je crains de comprendre… 12
Ô père misérable ! ô tourment ! ô douleur ! 12
385 Ô malheureuse mère, ô fille infortunée ! 12
Détestable Pâris, Hélène forcenée, 12
De votre injuste amour je tire mon malheur ! 12
LE CHŒUR
Tel est le fier destin et telle est son audace ! 12
Sous ces coups il abat 6
390 Le plus superbe éclat, 6
Et la félicité comme une ombre s’efface. 12
MÉNÉLAS
Mon frère, laisse-moi toucher ta main.
AGAMEMNON
Le sort,
Je le vois, m’est contraire, et c’est toi le plus fort : 12
Voici ma main.
MÉNÉLAS
Écoute, Agamemnon, mon frère :
395 Par notre père Atrée et par Pélops aussi, 12
Source de notre sang, je veux jurer ici 12
Que je parle à présent d’une bouche sincère. 12
La pitié me saisit, et je plains tes malheurs ; 12
Tu peux voir que mes yeux répondent à tes pleurs. 12
400 Aurais-je en vérité des droits, je te les quitte ; 12
A de nouveaux desseins ton intérêt m’invite. 12
En te causant des maux, des miens puis-je sortir ? 12
Serais-je dans la joie en te voyant souffrir ? 12
Non, non, je ne veux pas que ta maison périsse 12
405 Par la faute d’Hélène et par mon injustice ! 12
Les torches de l’hymen peuvent se rallumer, 12
Mais pour ceux qu’au tombeau la mort vient d’enfermer, 12
Ceux qui se sont faits cendre, il n’est point d’étincelle 12
Qui dissipe jamais leur nuit perpétuelle. 12
410 J’avais la rage au cœur et j’étais insensé, 12
Mais je vois à présent que j’avais mal pensé. 12
Ah ! Celle dont l’oracle a demandé la vie, 12
N’est-ce pas ton enfant, ta belle Iphigénie ? 12
Oui, c’est le sang d’un frère, et sous le fer cruel 12
415 Du même coup le mien arroserait l’autel. 12
Sèche, sèche tes pleurs, que l’ancienne flamme 12
Brille encor dans tes yeux, rassérène ton âme ; 12
L’ennui qui te pressait si fort auparavant 12
N’est plus qu’une buée éparpillée au vent. 12
420 Ces vaisseaux sont ici désormais inutiles ; 12
Que les Grecs alliés retournent dans leurs villes ! 12
Laissons la cette guerre et le traître troyen : 12
Vouons tout à l’oubli, je ne réclame rien. 12
On dira qu’une femme et ses perfides charmes 12
425 Avaient alimenté mes aveugles fureurs, 12
Et que le désespoir d’un frère, que ses larmes 12
M’ont fait connaître enfin des sentiments meilleurs. 12
A l’homme, tôt ou tard, qui n’est point sans remède 12
Dans le vice endurci, la raison vient en aide. 12
LE CHŒUR
430 Le bien succède au mal ; certes, il a raison, 12
Qui se montre ainsi sage. 6
Ô noble repentir, ô généreux langage, 12
Digne de ta maison ! 6
AGAMEMNON
Un amour effréné, l’appât de la richesse, 12
435 Souvent entre parents corrompent la tendresse ; 12
De la corruption naît le dissentiment, 12
Qui verse l’amertume à tous également. 12
Que j’aime ce discours, Ménélas, dans ta bouche ! 12
J’admire ta raison, ton amitié me touche. 12
440 Mais que pouvons-nous donc contre l’extrémité 12
Où nous poussent le ciel et la nécessité ? 12
Il faut, il faut hélas ! Que mon bras accomplisse 12
De ma fille aujourd’hui le sanglant sacrifice. 12
MÉNÉLAS
Et qui t’imposera sa mort ?
AGAMEMNON
Tous nos soldats,
Les soldats et les chefs.
MÉNÉLAS
445 Ils ne le pourront pas,
Si ta fille aussitôt retourne dans Mycène. 12
AGAMEMNON
Non, ne nous flattons plus ; ton espérance est vaine. 12
Calchas révélera l’oracle.
MÉNÉLAS
Il est aisé
De rendre plus discret ce prophète rusé. 12
AGAMEMNON
450 Mais un autre péril entre tous nous menace : 12
Du bâtard de Sisyphe, ah ! Connais-tu l’audace ? 12
Ulysse n’est-il pas de cet oracle instruit ? 12
MÉNÉLAS
C’est un homme pervers, assurément.
AGAMEMNON
Il nuit
Volontiers.
MÉNÉLAS
A bien feindre il a mis son étude.
AGAMEMNON
455 Il est toujours d’accord avec la multitude. 12
MÉNÉLAS
Il est ambitieux.
AGAMEMNON
Eh bien ! Figure-toi
Debout dans l’assemblée Ulysse ; contre moi 12
Il exerce sa ruse ; il prouve par l’oracle 12
Qu’au départ des vaisseaux je suis le seul obstacle, 12
460 Que, du sang de ma fille ayant frustré l’autel, 12
Je suis envers les Grecs parjure et criminel. 12
Ses hauts cris véhéments, ses silences perfides, 12
Excitant la fureur même des plus timides, 12
Nous périssons tous deux ; et le triste destin 12
465 De mon Iphigénie en sera plus certain. 12
Et si, gagnant Argos, je pense me soustraire 12
A leur inimitié, bien follement j’espère, 12
Car leur force alliée accourra sur mes pas. 12
Ils viendront ravager ma ville et mes états, 12
470 Et de nos vieux palais la fumante poussière 12
Servira de linceul à ma famille entière. 12
Ah ! Cessons de gémir, et d’espérer surtout ! 12
Je trouble vainement ces rives résonnantes. 12
Ma fille, mon enfant, les Parques innocentes 12
475 Ont filé ton martyre et mon deuil jusqu’au bout. 12
Ménélas, je te prie et t’en supplie encore, 12
Obtiens du moins, obtiens que Clytemnestre ignore 12
Jusqu’au dernier moment sa perte et nos malheurs, 12
Et tu m’épargneras le surplus de mes pleurs. 12
480 Vous, filles de Chalcis, qui voyez ma souffrance, 12
Gardez sur tout ceci le plus discret silence. 12
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
LE CHŒUR
Heureux celui qui, retenu 8
Dans la pudeur et la mesure, 8
En aimant n’a jamais connu 8
485 Qu’un bonheur qui paisible dure. 8
Éros au visage charmant 8
De son arc deux traits jumeaux tire : 8
Le premier blesse doucement, 8
L’autre cause un affreux délire. 8
490 Si l’archer cruel t’obéit, 8
Comme enfant soumis à sa mère, 8
Veuille détourner de mon lit, 8
O Cypris, cette flèche amère ! 8
De l’opprobre garde mon cœur 8
495 Et qu’un beau renom je mérite ; 8
Que je connaisse ta douceur, 8
Mais non ta fureur, Aphrodite ! 8
O Pâris aux cheveux d’or, 7
Ah ! que n’es-tu pas encor 7
500 Bouvier de génisses blanches ! 7
Près des sources, sous les branches, 7
Que n’es-tu pas occupé 7
Du matin au soir à faire 7
Résonner comme naguère 7
505 Un roseau par toi coupé ! 7
Mais le destin qui nous mène 7
A voulu que cette Hélène, 7
Dans tes yeux prenant l’amour, 7
Sût t’en frapper à son tour, 7
510 Et c’est votre perfidie, 7
Ô Pâris, qui de furie 7
Tous les esprits a troublés, 7
Elle qui contre Pergame 7
Arme du fer, de la flamme, 7
515 Tous les rois grecs assemblés. 7
Frappés d’un frêne dur au travers de l’armure, 12
Autant que vos rivaux troyens, 8
Princes infortunés, vous serez la pâture 12
Des vautours, des corbeaux, des chiens. 8
520 Pourtant le plus à plaindre est le roi de Mycène : 12
Quel crime il concède à regret ! 8
Mais nous l’avons promis, femmes, devant la reine, 12
Ne trahissons pas son secret… 8
Au détour du chemin, voyez, voyez paraître 12
525 Ce beau char aux brillants essieux ; 8
C’est la reine et sa fille, on peut les reconnaître 12
A leurs vêtements précieux. 8
(Le char paraît sur la scène.)
Noble reine d’Argos, et toi, belle princesse, 12
Ce que la vie a de plus doux, 8
530 Déjà vous le goûtez : Zeus veuille que sans cesse 12
De beaux jours se lèvent pour vous. 8
SCÈNE II
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, LE CHŒUR
CLYTEMNESTRE, sur son char.
(Au chœur)
Cet accueil bienveillant, cet aimable langage 12
Dont vous nous saluez nous sont un bon présage. 12
Oui, je l’espère ainsi, car tout, en ce moment, 12
535 Ce qui frappe mes yeux, et mon contentement, 12
Me dit que la fortune, à nous plaire empressée, 12
Appelle dans Aulis la jeune fiancée. 12
(Aux femmes de sa suite.)
Vous qui m’avez suivie en cette occasion 12
Loin d’Argos, sur ces bords, avec précaution 12
540 Faites sortir du char les présents qu’à ma fille 12
Donne pour son hymen son heureuse famille. 12
Qu’on les porte aussitôt chez le roi.
(au chœur.)
Dans vos bras,
O femmes, recevez ma fille.
(A Iphigénie.)
Iphigénie,
Va, mon enfant, descends, que tes pieds délicats 12
545 S’affermissent sans peur sur cette terre amie. 12
(Au chœur.)
Rassurez les chevaux, vous tenant devant eux : 12
Ils sont jeunes encore et bien vite ombrageux. 12
C’est bien. Qu’une de vous s’empresse de me tendre 12
Sa main, puisqu’à mon tour du char je vais descendre. 12
C’est fait, et me voici.
(Aux femmes de sa suite.)
550 Vous autres, emportez
Oreste de sa couche et me le remettez. 12
(Tenant Oreste dans ses bras.)
O fils d’Agamemnon, eh, quoi, tu dors ? écoute… 12
Le mouvement du char l’a fatigué sans doute. 12
Ouvre, ouvre, mon enfant, tes yeux pleins de douceur, 12
555 Ouvre-les et souris aux noces de ta sœur. 12
Cher Oreste, déjà noble par ta naissance, 12
Tu t’ennoblis encor d’une illustre alliance. 12
Car le fils de Thétis par son bras valeureux 12
Comme par son grand cœur se rend égal aux dieux. 12
(A Iphigénie.)
560 O le rare ornement de ta maison prospère, 12
Ma belle Iphigénie, ah ! viens, et plaçons-nous 12
L’une tout près de l’autre, ô ma fille, et que tous 12
Disent en nous voyant : C’est une heureuse mère !… 12
O ma fille, déjà se hâte le destin 12
565 A nous combler de dons qui n’auront point de fin : 12
Je vois de ce côté porter ses pas rapides 12
Ton père, mon époux, la gloire des Atrides. 12
IPHIGÉNIE
Ah ! Ne te fâche pas si je cours le presser 12
Avant toi sur mon cœur, ô mère, et l’embrasser ! 12
CLYTEMNESTRE
570 Contente ton désir, tu le peux, ô ma fille : 12
Tu le chéris le plus de toute sa famille, 12
Il te chérit le plus.
SCÈNE III
LES MÊMES, AGAMEMNON
IPHIGÉNIE
Que je bénis les dieux
De te revoir, mon père ! Oui, mon cœur est heureux. 12
AGAMEMNON
Que de ton tendre cœur l’émotion me touche ! 12
575 Le mien vient de parler, ma fille, par ta bouche. 12
IPHIGÉNIE
Je suis auprès de toi, comme tu le voulais : 12
Nous avons obéi, puisque tu commandais, 12
Et nous avons bravé la fatigue et la route. 12
Un destin bienveillant nous réunit sans doute ; 12
Père, que tu fis bien !
AGAMEMNON
580 Le sais-je mon enfant ?
Ai-je bien fait ou non ?
IPHIGÉNIE
Tu n’es donc plus content
De nous revoir ici ? Ces regards, cet air sombre… 12
AGAMEMNON
Un roi chef d’une armée a des soucis sans nombre. 12
IPHIGÉNIE
Sois à moi maintenant, laisse là tes soucis. 12
585 Allons, regarde-moi sans froncer les sourcils. 12
AGAMEMNON
Ma fille, assurément ta présence m’est chère 12
Autant qu’elle le doit.
IPHIGÉNIE
Mais tu pleures, mon père !
AGAMEMNON
Le jour est déjà proche où tu vas nous quitter. 12
IPHIGÉNIE
Père chéri, que sais-je ?
AGAMEMNON à part.
Ah ! Comment l’écouter ?
(a Iphigénie.)
590 Plus la grâce sensée abonde en tes paroles 12
Et plus mon cœur se fond.
IPHIGÉNIE
Quoi ! J’en dirai de folles
Si je puis t’égayer.
AGAMEMNON à part.
Mon courage est à bout :
Dois-je me taire encor, dois-je révéler tout ? 12
(A Iphigénie.)
C’est bien ma fille.
IPHIGÉNIE
Ah ! Dieux ! Que nous aurions de joie
595 Si tu pouvais pour nous oublier cette Troie ! 12
Reste avec tes enfants.
AGAMEMNON
Saurais-je, malheureux,
Rompre de ma grandeur le lien rigoureux ? 12
IPHIGÉNIE
Que de rois vont périr, Hélène, par tes crimes ! 12
AGAMEMNON
Hélas ! Elle fera d’abord d’autres victimes ! 12
IPHIGÉNIE
600 Ô déloyal Pâris ! ô Troyens abhorrés ! 12
Tu vas partir bien loin, nous serons séparés ! 12
AGAMEMNON
Nous serons réunis un jour.
IPHIGÉNIE
Je voudrais vivre
A tes côtés, toujours. Si je pouvais te suivre ! 12
AGAMEMNON
Un voyage plus long se prépare pour toi. 12
IPHIGÉNIE
605 Ma mère viendra-t-elle, ô mon père, avec moi ? 12
AGAMEMNON
Non, tu partiras seule.
IPHIGÉNIE
Ô mon père, peut-être
Dans une autre maison irai-je, où je dois être 12
Chère à d’autres parents ?
AGAMEMNON
Laissons, laissons cela.
IPHIGÉNIE
Puisqu’il le faut enfin, que rien ne te fera 12
610 Quitter de Ménélas la querelle maudite, 12
Va, punis les Troyens, et puis reviens-nous vite. 12
AGAMEMNON
Je dois auparavant sur l’autel d’Artémis 12
Sacrifier ici comme je l’ai promis. 12
IPHIGÉNIE
Que la fière Artémis, père, te soit propice ! 12
615 Mais pourrai-je admirer de l’heureux sacrifice 12
Ce qu’il convient d’en voir ?
AGAMEMNON à part.
Hélas !
(a Iphigénie.)
Tu te tiendras
Près des libations.
IPHIGÉNIE
Ne formerons-nous pas
Des chœurs devant l’autel ?
AGAMEMNON à part.
Bienheureuse ignorance,
Que je t’envie !
(a Iphigénie.)
Aux yeux du peuple et des soldats,
620 Comme il sied, maintenant dérobe ta présence : 12
Retire-toi. Mais non, arrête un peu tes pas : 12
Elle sera cruelle et longue cette absence 12
Qui va nous séparer. Donne un baiser amer 12
A ton père, ma fille…
(pendant qu’Iphigénie quitte la scène.)
Ô front candide et clair,
625 Taille, corps, corps charmant, virginale figure, 12
O beaux yeux de ma fille, ô blonde chevelure, 12
Quel destin violent vous préparent, hélas ! 12
Ce Phrygien Pâris, Hélène et Ménélas ! 12
SCÈNE IV
AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR
AGAMEMNON
Ce trop d’émotion qu’ici je fais paraître, 12
630 O fille de Léda, t’a surprise peut-être ? 12
Oui, c’est un jour heureux, c’est pour suivre un époux 12
Que notre fille va se séparer de nous. 12
Mais quitter ses enfants, il en coûte quand même ! 12
CLYTEMNESTRE
Puisqu’aussi bien que toi je quitte ce que j’aime, 12
635 Me juges-tu si mal ? crois-tu qu’en ce moment 12
Je reproche à ton cœur son attendrissement ? 12
Non, je l’ai partagé ; mais que pouvons-nous faire ? 12
C’est la commune loi, l’usage nécessaire ; 12
Le temps adoucira sans doute nos regrets. 12
640 Je connais donc le nom de l’époux ; je voudrais 12
Apprendre maintenant et quelle est sa famille 12
Et quel est son pays.
AGAMEMNON
Égine était la fille
D’Asopos.
CLYTEMNESTRE
Quel mortel ou quel dieu la reçut
Dans son lit ?
AGAMEMNON
Zeus l’aimait, de Zeus elle conçut
645 Éaque qui régna sur l’opulente Énone. 12
CLYTEMNESTRE
A quel fils en mourant laissa-t-il sa couronne ? 12
AGAMEMNON
A son fils Pélée. Or, avec l’aveu des dieux, 12
Celui-ci s’unit à Thétis aux beaux cheveux, 12
Déesse de la mer, rejeton de Nérée. 12
CLYTEMNESTRE
650 Est-ce en la profondeur de la mer azurée 12
Qu’ils se sont mariés ?
AGAMEMNON
C’est sur le Pélion
Que les dieux ont sacré cette illustre union. 12
Achille en est le fruit.
CLYTEMNESTRE
Qui forma sa jeunesse ?
AGAMEMNON
Le Centaure Chiron. Pélée, en sa sagesse, 12
655 Pour le garder du vice et de l’iniquité, 12
Confia son enfant à ce vieillard vanté. 12
CLYTEMNESTRE
Il est homme prudent, qui choisit un tel maître : 12
La vertu sert d’exemple. Il me reste à connaître 12
Maintenant le pays d’Achille.
AGAMEMNON
Apidanos,
660 Le fleuve aux bords ombreux, le baigne de ses flots. 12
C’est l’antique Larisse et la terre de Phthie. 12
CLYTEMNESTRE
Eh bien, qu’il vive heureux avec Iphigénie ! 12
Ma tendresse sans plus le cède à leur amour. 12
L’épouse-t-il bientôt ?
AGAMEMNON
Nous attendons le jour
665 Que la lune sera dans sa phase propice. 12
CLYTEMNESTRE
As-tu comme il convient offert le sacrifice 12
Qui précède l’hymen ?
AGAMEMNON
A cette heure j’en suis
Tout occupé.
CLYTEMNESTRE
C’est bien, fais promptement. Et puis,
Ce sera le festin nuptial.
AGAMEMNON, à part.
Sort funeste !
CLYTEMNESTRE
670 La clémence des dieux accomplira le reste. 12
AGAMEMNON
Voudrais-tu bien m’entendre et suivre mes avis ? 12
CLYTEMNESTRE
Parle donc, car tu sais que toujours j’obéis. 12
AGAMEMNON
Repose-toi sur moi des soins de l’hyménée. 12
Retourne dans Argos.
CLYTEMNESTRE
Que j’en suis étonnée !
675 Abandonner ma fille ? Et qui donc va porter 12
Le flambeau nuptial ?
AGAMEMNON
Tu devrais m’écouter.
Songe, il ne convient pas qu’une femme paraisse 12
Dans le bruit de ce camp, au milieu de la presse 12
De soldats.
CLYTEMNESTRE
Il convient que je remette, moi
Qui l’enfantai, ma fille à son époux.
AGAMEMNON
680 Eh quoi !
Un père saurait bien s’en charger.
CLYTEMNESTRE
Non, l’usage
Ne le veut point ainsi.
AGAMEMNON
N’en dis pas davantage,
Obéis.
CLYTEMNESTRE
Non, jamais. Pourquoi ? Quels sont mes torts ?
La maison m’appartient, va commander dehors. 12
685 En toute occasion, je me montrai docile ; 12
Mais par Zeus, par Héra, reine de notre ville, 12
Agamemnon, devant un ordre si cruel, 12
Je brave ta colère. Oui, je veux à l’autel 12
Conduire mon enfant. Je ferai bien en sorte 12
690 Que sur toi, que sur tous ma fermeté l’emporte ! 12
(elle sort.)
SCÈNE V
AGAMEMNON, LE CHŒUR
AGAMEMNON
Par où donc échapper ? C’est une main de fer 12
Qui me tient. Pour tromper ce que j’ai de plus cher 12
Je ruse sans profit ; justement obstinée, 12
Clytemnestre s’irrite et ne m’écoute pas. 12
695 Elle va célébrer un funèbre hyménée. 12
Crime dénaturé, te commettrai-je, hélas ! 12
Mais ce meurtre odieux qui de tous biens me prive, 12
Ce sera la rançon de la flotte captive, 12
De cette guerre aussi les prémices heureux, 12
700 Qu’attendent tous ces chefs, de combats amoureux. 12
C’en est fait, je me rends. Ah ! Différons encore ! 12
Non, non, je ne veux pas verser le sang des miens ! 12
Mais que dira de moi la fleur des Argiens 12
Qui d’un titre sacré m’investit et m’honore ? 12
705 Où fixer, et comment, un courage emporté 12
Au souffle impétueux de la nécessité ? 12
Les dieux souffriront-ils ma désobéissance ? 12
Puis-je trahir la Grèce et rompre l’alliance ? 12
Une aveugle fureur me force à tout oser. 12
710 Je la livre à l’autel, à quoi bon m’opposer ? 12
Je t’y verrai monter, défaillante, éperdue, 12
Et je supporterai, ma fille, cette vue. 12
Ni tes beaux yeux en pleurs, ni ton dernier appel, 12
N’écarteront tes pas, ma fille, de l’autel : 12
715 C’est là que j’ai dressé ta nuptiale couche. 12
Par mon ordre, un bâillon te va fermer la bouche, 12
Car comment maintenant entendrais-je ta voix ? 12
Je l’entendais, hélas ! me charmer autrefois, 12
Quand nous vivions heureux au palais de Mycène, 12
720 Quand les dieux bienveillants m’épargnaient toute peine ! 12
C’est assez, et courons, sans plus nous plaindre en vain, 12
Une dernière fois consulter le devin. 12
(Il sort.)
SCÈNE VI
LE CHŒUR
Près du Simoïs aux rapides 8
Tourbillons argentés, 6
725 Couverts de leurs armes splendides, 8
Sur leurs vaisseaux montés, 6
Ils viendront ces rois que renomme 8
Tout le peuple argien, 6
Héros qui mêlent un sang d’homme 8
730 Au sang olympien ; 6
Ils viendront venger tes parjures, 8
Ô Troie, et par le fer 6
Gagner la sœur des Dioscures 8
Qui brillent dans l’éther. 6
735 Et vaine sera la vaillance 8
Du magnanime Hector 6
Et d’Énée à la forte lance 8
Et des fils d’Anténor. 6
Tel un fauve de grande taille 8
740 Dans un troupeau de bœufs, 6
Tel s’élance dans la bataille 8
L’Éacide fougueux. 6
Ajax à la vaste poitrine 8
Excelle à bien lancer 6
745 Une vibrante javeline. 8
On verra que Teucer, 6
Avec son arc que nul n’évite 8
Peut braver la hauteur 6
Des tours où, quand Phébus l’agite, 8
750 Cassandre en sa fureur 6
Arrache sa tunique blanche 8
Et s’épuise à crier, 6
Portant dans ses cheveux la branche 8
Du frémissant laurier. 6
755 Bientôt la noble reine 6
De Pergame souveraine, 7
Et ses filles et ses brus 7
Verront leurs malheurs accrus. 7
Aussi soudain que la foudre 7
760 Abat un orme noueux, 7
La flamme grecque va dissoudre 8
Les murs bâtis par les dieux. 7
Vierges, épouses, de cendre 7
Ayant leurs cheveux souillés, 7
765 Feront retentir le Scamandre 8
De leurs cris multipliés, 7
Et captives, bétail que traîne 8
Son maître par le licou, 7
Elles maudiront Hélène, 7
770 Fille du cygne au long cou. 7
Fardeau des chars guerriers, dispensateur d’audace, 12
Arès d’airain armé, 6
Qui te plais au combat, qui roules dans l’espace 12
Sur un cercle enflammé, 6
775 Qui suspends un beau glaive au bout d’un bras robuste, 12
Homicide, sauveur, 6
Qui pèses aux mortels, d’une balance juste, 12
Et l’affront et l’honneur ; 6
Fort par ta lance, Arès toujours inexorable 12
780 A la rébellion, 6
Fais que j’évite, ô roi, le destin misérable 12
Des femmes d’Ilion ; 6
Ah ! Laisse, laisse-moi vieillir dans ma patrie, 12
Libre parmi les miens, 6
785 Allié des mortels, qui répands sur leur vie 12
Et les maux et les biens ! 6
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
LE CHŒUR
Contre Ilion portant le fer, 8
Les flammes, 2
Les Atrides couvrent la mer 8
790 De rames. 2
Auprès d’Ajax impétueux, 8
Qui guide 2
Ses hardis marins, sont tous ceux 8
D’Élide ; 2
795 Là sont aussi les Éniens 8
Sauvages, 2
Et ceux partis des locriens 8
Rivages, 2
Et ceux qui viennent des rochers 8
800 Arides 2
Des Échinades aux nochers 8
Perfides : 2
Spectacle qui, comblant mes vœux, 8
Réclame 2
805 Toujours et mon cœur et mes yeux 8
De femme ; 2
Je retourne et veux être là 8
Sans cesse, 2
Pour m’en souvenir jusqu’en la 8
810 Vieillesse. 2
(Le chœur sort.)
SCÈNE II
ACHILLE
Sans plus délibérer il faut qu’on se décide : 12
Agissons. Mais comment ? et que pense l’Atride ? 12
Holà ! Qu’un serviteur prévienne Agamemnon 12
Qu’Achille le demande au seuil de sa maison… 12
815 Ah ! verrons-nous jamais cette onde toute émue ? 12
Que ce calme odieux attriste notre vue ! 12
La Grèce s’est levée, et le dieu des combats 12
A la perte de Troie excite notre bras : 12
Celui qui de l’hymen ignore encor les charmes 12
820 Laisse sa maison vide, et l’autre, indifférent 12
Aux cris de ses enfants, de son épouse en larmes, 12
N’aspire dans son cœur qu’au nom de conquérant. 12
Mais du repos des vents notre flotte captive 12
Abuse cette ardeur, la retenant oisive ; 12
825 Et moi-même abusé, les plus sacrés liens 12
N’ont point su m’arrêter aux champs thessaliens. 12
Quoi ! j’ai quitté mon père appesanti par l’âge 12
Pour vivre sans honneur sur un âpre rivage ! 12
Mes fidèles guerriers, qui murmuraient tout bas, 12
830 De se plaindre tout haut ne se contiennent pas. 12
« Achille, disent-ils, est-ce Eurus ou Borée 12
Qui s’apprête à souffler par le détroit d’Eubée ? 12
Attendrons-nous toujours ces butins, ces lauriers, 12
Qui nous ont fait te suivre et quitter nos foyers ? 12
835 De nous tirer d’Aulis en vain tu t’évertues : 12
Puisqu’il te faut encore ici demeurer coi, 12
Que ne retournons-nous plutôt à nos charrues, 12
En laissant ceux d’Argos aux lenteurs de leur roi ? » 12
SCÈNE III
ACHILLE, CLYTEMNESTRE
CLYTEMNESTRE
En entendant ta voix, ô fils de la déesse, 12
840 J’ai quitté ma demeure et j’accours où me presse 12
Mon cœur impatient de sa félicité. 12
ACHILLE, à part.
Quelle est donc cette femme à la noble beauté ? 12
Sainte pudeur !
(A Clytemnestre.)
Ici, tout respire la guerre :
En ces lieux, dans ce camp, femme, que viens-tu faire 12
Seule ? Qui donc es-tu ?
CLYTEMNESTRE
845 Clytemnestre est mon nom ;
Je naquis de Léda, l’Atride Agamemnon 12
Est mon époux.
ACHILLE
En peu de mots tu viens de dire,
Femme, ce qu’il fallait. Mais que je me retire, 12
Car je crains d’offenser ton époux, si mes yeux 12
Osent te regarder plus longtemps.
CLYTEMNESTRE
850 Non, tu peux,
Tu peux me regarder, Achille, sans offense. 12
J’aime ta retenue et j’aime ta prudence, 12
Et pourtant je te dis : mets ta main dans ma main, 12
Puisqu’aussi cher qu’un fils tu me seras demain ! 12
ACHILLE
855 Comment l’oser, ô femme, et que viens-je d’entendre ? 12
CLYTEMNESTRE
Oui, tu le dois oser et je puis le prétendre, 12
Maintenant que l’hymen heureux et souhaité 12
Va te joindre à ma fille.
ACHILLE
Ô femme, en vérité,
Laissons là cet hymen : ma surprise est extrême. 12
860 De quoi me parles-tu ? Le sais-tu bien toi-même ? 12
CLYTEMNESTRE
Tu ne me blesses point, Achille : il est permis 12
De tenir ce langage à de nouveaux amis 12
Et de trop de vertu cette pudeur m’assure. 12
ACHILLE
Je n’ai pas recherché ta fille, je le jure, 12
865 Et l’Atride jamais d’une telle union 12
Ne donna l’espérance à mon ambition. 12
CLYTEMNESTRE
N’est-ce pas mon époux dont le message ordonne 12
De presser cet hymen ? A mon tour je m’étonne 12
De t’entendre parler. Fils de Thétis, eh, quoi ! 12
870 Comment, à quelle fin s’est-on joué de moi ? 12
ACHILLE
Saurais-je t’éclairer, ô femme, et que répondre ? 12
Mais trouvons le coupable, et je cours le confondre. 12
CLYTEMNESTRE
Hélas ! Ma chère fille, ô mensonge odieux ! 12
En devons-nous noircir un père, justes dieux ? 12
ACHILLE
Tu crois qu’Agamemnon… ?
CLYTEMNESTRE
875 Fils de Thétis, la honte,
Rien qu’à te regarder en face, me surmonte. 12
ACHILLE
Ma honte n’est pas moindre.
CLYTEMNESTRE
On s’est joué de nous.
ACHILLE
Il faut que sans tarder je parle à ton époux. 12
SCÈNE IV
LES MÊMES, LE VIEILLARD
LE VIEILLARD
O Reine, reconnais un serviteur fidèle, 12
Et toi, fils de Thétis, demeure.
ACHILLE
880 Qui m’appelle
En entr’ouvrant la porte et tremble en me parlant ? 12
LE VIEILLARD
Un vieillard, mais les ans ne me font pas tremblant ; 12
Tout à l’heure, tu vas savoir pourquoi je tremble. 12
Dis-moi, devant la porte êtes-vous seuls ensemble, 12
La reine et toi ?
ACHILLE
885 Vieillard, nous sommes seuls ici.
Mais que veux-tu ?
C’est bien. ô fortune, merci !
Avisons maintenant et que le ciel ait cure 12
De ceux qui me sont chers.
ACHILLE
Ta parole est obscure
LE VIEILLARD
Il s’agit d’un malheur et j’hésite à parler. 12
CLYTEMNESTRE
890 Si le ciel le décrète, à quoi bon le celer ? 12
LE VIEILLARD
Comme part de ta dot, je te suivis, ô reine, 12
De ta Sparte natale au palais de Mycène. 12
CLYTEMNESTRE
Mon père t’a nourri dès tes plus jeunes ans. 12
LE VIEILLARD
Que ne ferais-je pas pour toi, pour tes enfants ? 12
CLYTEMNESTRE
895 Vieillard, tu m’as toujours fidèlement servie. 12
LE VIEILLARD
Certes, pour ton époux je donnerais ma vie, 12
Mais je le trahirais pour ton bien sans regret. 12
CLYTEMNESTRE
Vieillard, ne tardons plus, découvre ton secret. 12
LE VIEILLARD
J’annonce des forfaits le plus abominable : 12
900 L’Atride va tuer sa fille de sa main. 12
ACHILLE
N’es-tu pas insensé, vieillard ? Est-il croyable 12
Qu’Agamemnon médite un forfait inhumain ? 12
LE VIEILLARD
Avant que le soleil du ciel ne se retire, 12
Le glaive aura percé le cou de son enfant. 12
CLYTEMNESTRE
905 Quoi ! Je frémis d’horreur ! Quoi ! Quelque affreux délire 12
A-t-il à mon époux ravi l’entendement ? 12
LE VIEILLARD
Pour sa fille du moins et pour ce qui te touche 12
Ô malheureuse reine, il n’a plus sa raison. 12
ACHILLE
Peut-être malgré lui, tout plein d’un dieu farouche, 12
910 Forme-t-il le dessein de cette trahison ? 12
LE VIEILLARD
Les Grecs n’aborderont qu’à ce prix en Phrygie, 12
Ainsi que l’a prédit l’oracle de Calchas. 12
CLYTEMNESTRE
Ô ma fille chérie, ô mon Iphigénie, 12
Ton père, furieux, veut t’égorger, hélas ! 12
LE VIEILLARD
915 Sur l’autel d’Artémis, de ces lieux souveraine, 12
Ta fille va mourir pour le retour d’Hélène. 12
CLYTEMNESTRE
On égorge ma fille, on m’arrache le cœur 12
Pour rendre à Ménélas mon odieuse sœur ! 12
LE VIEILLARD
Tu sais tout maintenant.
CLYTEMNESTRE
Ce n’était donc qu’un piège,
920 Cet hymen ! Il couvrait leur dessein sacrilège ! 12
LE VIEILLARD
Pour attirer sa fille, en son esprit rusé, 12
Agamemnon forma cet hymen supposé. 12
CLYTEMNESTRE
Je t’ai conduite ici, ma fille, pour ta perte ! 12
Hélas ! à tes bourreaux je t’ai moi-même offerte ! 12
LE VIEILLARD
925 Que j’ai pitié de vous ! Que je plains votre sort ! 12
Que je blâme le roi d’accorder cette mort. 12
CLYTEMNESTRE
Oui, mort non méritée, ô mort injurieuse ! 12
Ah ! Comment retenir mes larmes, malheureuse ! 12
LE VIEILLARD
Pleure, pleure : est-il mal qui se puisse égaler, 12
930 Pauvre mère, à celui qui fait tes pleurs couler ? 12
CLYTEMNESTRE
Mais, ô vieillard, dis-moi, quelle fortune rare 12
T’a livré le secret de leur crime barbare ? 12
LE VIEILLARD
Ce secret, je l’ai su de la bouche du roi, 12
Alors qu’il m’a remis une lettre pour toi. 12
CLYTEMNESTRE
935 Écrivait-il, vieillard, de hâter le voyage ? 12
LE VIEILLARD
Non, mais il récusait son ancien message, 12
Te disant de garder ta fille. En ce moment, 12
Agamemnon pensait plus raisonnablement. 12
CLYTEMNESTRE
N’as-tu donc point mené jusqu’au bout l’entreprise ? 12
940 Cette lettre, en mes mains tu ne l’as pas remise. 12
LE VIEILLARD
Le traître Ménélas me l’a su dérober. 12
C’est lui qui t’a perdue et qui te fait tomber 12
Dans l’infortune.
CLYTEMNESTRE
Eh bien, fils de la Néréide,
Connais les fils d’Atrée et leur âme perfide. 12
ACHILLE
945 Ils connaîtront aussi par mon ressentiment 12
Que l’on n’outrage point Achille impunément. 12
CLYTEMNESTRE
Ils vont tuer ma fille, et c’est ton hyménée 12
Qui met sous le couteau sa tête infortunée. 12
ACHILLE
Le soin de mon honneur saura m’intéresser 12
950 D’autant plus aux malheurs qui te viennent presser. 12
CLYTEMNESTRE
Quoi ! Pourrais-je oublier ma mortelle origine, 12
Quand je répands ces pleurs dont j’ai les yeux noyés ? 12
Non, héros qui naquis d’une mère divine, 12
Je ne rougirai pas de tomber à tes pieds, 12
955 Me sied-il de montrer une tête trop fière ? 12
On veut tuer ma fille : irai-je, pauvre mère, 12
A l’instant que le fer lui va percer le flanc, 12
Par un stupide orgueil faire honneur à mon rang ? 12
Qui se fie au bonheur, à ses biens, qu’il contemple 12
960 Les soudains changements du sort en mon exemple. 12
Quelle fut la hauteur de ma félicité ! 12
Et maintenant est-il au monde adversité, 12
Hélas ! Qui de mes maux puisse allonger la trame ? 12
Ô ma fille ! … a Calchas livreras-tu ta femme, 12
965 Achille ? Que ce soit à juste titre ou non, 12
Il n’en est pas moins vrai qu’elle a reçu ce nom. 12
C’est pour s’unir à toi que, de fleurs couronnée, 12
Sur ces bords malheureux je l’avais amenée. 12
Comme je me flattais de l’éclat de ton sort ! 12
970 Et je te conduisais, ô ma fille, à la mort. 12
Par ta main que je touche, Achille, je t’implore, 12
Par ton père Pélée et par ta mère encore, 12
De sauver mon enfant… ô terre ! ô vastes cieux, 12
Ô perfides mortels, impitoyables dieux ! … 12
975 Seule au milieu d’un camp, par mes parents trahie, 12
Personne ne me montre une figure amie. 12
Pour me réfugier, je n’ai que tes genoux. 12
Tu connais le dessein de mon cruel époux : 12
Sur l’autel d’Artémis déjà le couteau brille ; 12
980 Achille, prends pitié, viens en aide à ma fille. 12
Ose étendre sur nous ton invincible main, 12
Car tu peux arrêter notre horrible destin. 12
ACHILLE
Je sais être prudent quand il le faut, et même 12
Je sais me défier d’une sagesse extrême. 12
985 L’infortune m’afflige, et la prospérité, 12
Réjouissant mon cœur, ne l’a pas exalté. 12
Mon zèle est circonspect, mais je n’ai point de crainte 12
D’agir sans hésiter, ayant pensé sans feinte. 12
Car les enseignements du vertueux Chiron 12
990 Ont façonné jadis ma naissante raison. 12
Les armes à la main, je saurai satisfaire, 12
Ici comme partout, aux devoirs de la guerre. 12
Toi, reine, puisque ceux qui te sont le plus chers 12
Te trament sans pitié les maux les plus amers, 12
995 Compte sur mon secours : quoique bien jeune encore, 12
Je brave les plus vieux quand l’infortune implore. 12
Je sauverai ta fille et je ne souffre pas 12
Qu’on emprunte mon nom pour des assassinats. 12
Oui, puisqu’à cet oracle Agamemnon défère, 12
1000 Je saurai l’empêcher d’être un indigne père, 12
Et ce sang innocent qu’il aura seul versé, 12
Il ne me convient pas d’en être éclaboussé. 12
Par la nymphe Thétis, par toute ma famille, 12
Par mon père héros, mon aïeul immortel, 12
1005 Non, tu ne verras pas, noble reine, ta fille 12
Sous de barbares mains expirante à l’autel. 12
Peut-être que Calchas, à lui-même fatales, 12
Consacre en ce moment l’orge et les eaux lustrales. 12
Qu’est-ce donc à la fin que ces devins fameux 12
1010 Dont la bouche à tout coup nous fait parler les dieux ? 12
Pour quelques vérités que le hasard leur livre, 12
Parmi combien d’erreurs il nous faudrait les suivre ! 12
CLYTEMNESTRE
Je sens, je sens déjà plus calmes mes douleurs. 12
Suis-je toujours livrée au pouvoir des malheurs ? 12
1015 Le fils de la déesse est touché de ma plainte : 12
Balancerai-je encore entre l’aise et la crainte ? 12
Quoi ! Lorsque ce héros me répond du destin, 12
Je ne fixerais point mon esprit incertain ? 12
Ah ! Comment te louer, ô magnanime Achille ? 12
1020 Ce sera d’une ardeur ou trop forte ou débile ; 12
Car de pareils excès mon cœur est combattu : 12
J’adore ta pudeur autant que ta vertu. 12
Une âme, je le sais, hautement vertueuse, 12
Ne souffre qu’à regret la langue trop flatteuse. 12
1025 Je me verrai pourtant mettre au rang des ingrats, 12
Si pour un tel bienfait je ne t’exalte pas ! 12
Je me lamente, hélas ! J’étale des misères, 12
Achille, et j’en rougis, qui te sont étrangères ; 12
Mais le don généreux a toujours double prix, 12
1030 Quand sans nous abaisser nous en sommes surpris, 12
Et c’est comme tu fais qu’un noble cœur soulage 12
Un mal injurieux qui n’est pas son partage. 12
Oui, ne te lasse point de nous prendre en pitié : 12
Nous n’avons réconfort que de ton amitié. 12
1035 De t’appeler mon fils, j’ai perdu l’espérance, 12
Mais sensible à ces cris qu’arrache ma souffrance, 12
Ma fille évitera, héros, par ton secours, 12
L’infortuné trépas qui menace ses jours. 12
Contre un père odieux et sa lâche manie, 12
1040 C’est toi l’asile, unique à mon Iphigénie. 12
Pour qu’elle implore aussi, héros, si tu le veux, 12
Tu la verras bientôt apparaître à tes yeux, 12
Et pleine d’assurance, et cependant encore 12
Modeste sous ses traits que la pudeur colore. 12
ACHILLE
1045 Sans plus te tourmenter, confiante en ma foi, 12
Garde bien d’amener ta fille devant moi. 12
Évitons d’encourir le blâme populaire. 12
Songe qu’un camp nombreux, dès longtemps au repos, 12
Aime la calomnie et les méchants propos. 12
1050 Tu m’auras pour soutien, priant ou sans prière ; 12
A prévenir tes pleurs tu me verras constant. 12
Si je parle en trompeur, que je meure à l’instant. 12
Mais que je vive encor si ma bouche est sincère. 12
CLYTEMNESTRE
Vis longtemps, vis comblé de la félicité, 12
1055 Continuel support de toute adversité. 12
ACHILLE
Je saurai, s’il le faut, user de violence, 12
Mais laissons-nous d’abord guider par la prudence. 12
CLYTEMNESTRE
Que vas-tu dire ?
ACHILLE
Il faut tenter Agamemnon
Une dernière fois ; il est père : peut-être 12
Il se réjouira de penser mieux.
CLYTEMNESTRE
1060 Non, non,
Esclave de sa gloire, il est perfide et traître. 12
ACHILLE
Ne désespérons pas de le persuader : 12
Une raison à l’autre a su souvent céder. 12
CLYTEMNESTRE
Eh quoi ! Nous nous flattons d’une espérance morte. 12
1065 Pourtant, comment faut-il, dis, que je me comporte ? 12
ACHILLE
Écoute mon conseil : va supplier le roi. 12
Qui sait s’il n’attend point, rempli d’un juste effroi, 12
De trouver dans tes yeux cette lueur qui brille, 12
Ce reste de tes pleurs, pour épargner sa fille ? 12
1070 Alors, sans mon secours échappés du malheur, 12
Tous deux vous goûterez une égale douceur. 12
CLYTEMNESTRE
Il me faut t’obéir. La parole sensée 12
S’écoule abondamment d’une noble pensée… 12
Mais s’il était sans cœur, si je n’en obtiens rien, 12
1075 S’il veut tuer ma fille ? … hélas ! Songes-y bien ! 12
Où, dans quels lieux encore irai-je, infortunée 12
Implorer ton appui contre ma destinée ? 12
ACHILLE
Je veillerai sur vous en gardien vigilant, 12
Selon l’occasion prudent ou violent. 12
1080 Lorsqu’en votre intérêt, ô reine, je décide 12
Contre une injuste mort et contre un parricide, 12
Y saurais-je manquer ? Et, certe, il ne sied pas 12
Que, cédant au poison d’une âme désolée, 12
Tu portes malgré toi, défaite, échevelée, 12
1085 Tes pas mal assurés au milieu des soldats, 12
Et qu’il en rejaillisse affront et vitupère 12
Sur ce prince fameux, ce Tyndare, ton père. 12
CLYTEMNESTRE
C’est bien. Pour toi, héros, s’il est de justes dieux, 12
Tu ne subiras point de malheur odieux. 12
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
LE CHŒUR
1090 Quel plectre anime ainsi les cithares sonores ? 12
Quel souffle a traversé le pertuis des roseaux ? 12
Sur le haut Pélion, montagne des Centaures, 12
Tous les antiques pins bruissent comme des eaux. 12
Les filles de Mnémosyne, 7
1095 De Zeus la race divine, 7
Les Muses aux noirs sourcils, 7
Vont célébrant la journée 7
Qui consomme l’hyménée 7
De Pélée et de Thétis. 7
1100 Fils d’Éaque, du fond de la voûte éthérée, 12
Pour te favoriser tout l’Olympe est venu ; 12
Vois tes cinquante sœurs, ô fille de Nérée, 12
Entends les blancs cailloux sonner sous leur pied nu. 12
Sur la grève blanchissante, 7
1105 Chryséis, Eudore, Ianthe, 7
Thoé, pleine de langueurs, 7
Clytie aux tresses humides 7
Et les autres Néréides 7
Dansent en formant des chœurs. 7
1110 Ô hyménée, hymen ! Que le plaisir abonde ! 12
Que l’enfant phrygien au visage attrayant, 12
Réjouissant l’esprit des dieux, verse à la ronde 12
Dans les cratères d’or le breuvage brillant ! 12
Portant un présent champêtre, 7
1115 On vit soudain apparaître 7
Les centaures au beau crin ; 7
Tout couronnés de verdure, 7
Ils brandissaient une dure 7
Pique faite de sapin. 7
1120 Ils criaient : gloire à toi ! Car tu seras la mère 12
D’un héros, ô Thétis, ô marine lumière ! 12
Si Chiron ne ment pas, 6
Si d’écouter le ciel justement il se vante, 12
Un fils naîtra de toi pour être l’épouvante 12
1125 Des furieux combats : 6
Beau, formidable, armé de l’épée infaillible, 12
Coureur aux pieds légers, le cœur inaccessible 12
Aux menaces du sort, 6
Sur les champs plantureux qu’arrose le Scamandre, 12
1130 Parmi ses ennemis on le verra répandre 12
La dévorante mort. 6
Ainsi des immortels la propice assemblée 12
Sur le haut Pélion, 6
De la nymphe Thétis et du vaillant Pélée 12
1135 Célébrait l’union 6
Iphigénie, hélas ! C’est pour une autre fête 12
Où couleront des pleurs 6
Que les Grecs vont mêler les boucles de la tête 12
D’un chapelet de fleurs. 6
1140 Telle, en riche apparat, victime couronnée, 12
Pour désarmer le ciel, 6
Une pure génisse à la peau tachetée 12
S’approche de l’autel. 6
Noble vierge d’Argos, dans la verte prairie, 12
1145 Près des courantes eaux, 6
Au milieu des bouviers tu ne fus pas nourrie 12
Au son des chalumeaux. 6
Tu croissais sage et belle, une reine ta mère 12
Avec un soin jaloux 6
1150 T’élevait pour te voir dans le palais prospère 12
D’un prince ton époux. 6
Et pourtant, ô malice où le monde s’obstine ! 12
Une brutale main 6
Avec le fer aigu fera de ta poitrine 12
1155 Jaillir ton sang humain. 6
Ah ! Comment l’incarnat qui pare ton visage 12
D’un charme virginal 6
Et la fierté décente et la fleur de ton âge 12
Sauraient vaincre le mal, 6
1160 Puisque l’ambition, la fraude et l’impudence, 12
Le vice injurieux, 6
Ont fait que les mortels sont livrés sans défense 12
A la haine des dieux ! 6
SCÈNE II
CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR
CLYTEMNESTRE
Quels sont mes déplaisirs ! ô tourment, ô misère ! 12
1165 Ma fille est dans les pleurs : elle sait que son père 12
En l’imputant au ciel consent à l’immoler. 12
Moi qui n’espère plus, puis-je la consoler ? 12
En aurai-je le front ? Serai-je assez impie 12
Pour arrêter les pleurs de mon Iphigénie ? 12
1170 Hélas ! et cependant, ce père, cet époux, 12
Que ne retiennent point les liens les plus doux 12
Ennemi de son sang, meurtrier de sa fille, 12
M’évite et fuit le toit où pleure sa famille. 12
Il cherche à m’abuser… Mais il vient de ce pas. 12
1175 C’est lui, c’est mon époux, je ne me trompe pas. 12
Cruel Agamemnon ! ô cœur perfide et traître ! 12
Ah ! que j’ai de la joie en te voyant paraître ! 12
Eh bien, ne tarde plus, presse tes pas contraints ! 12
Viens trouver dans mes yeux, lâche, ce que tu crains ! 12
SCÈNE III
LES MÊMES, AGAMEMNON
AGAMEMNON
1180 Femme chère à mon cœur, Clytemnestre, il me semble 12
Qu’une fortune amie en ces lieux nous assemble. 12
CLYTEMNESTRE
Je veux le souhaiter.
AGAMEMNON
O race de Léda,
Remets entre mes mains notre fille. Déjà 12
Brûle le feu lustral : bientôt le sacrifice 12
1185 Qui précède l’hymen, du sang d’une génisse 12
Va réjouir l’autel.
CLYTEMNESTRE
Tu trouves à propos
Un langage tout plein d’irréprochables mots. 12
Saurai-je en trouver un pour marquer le mérite 12
De l’affreuse action que ton âme médite ? 12
1190 O traître, tu le veux ? Sors donc, ma fille, viens : 12
Ton père, tu le sais, va nous combler de biens. 12
Accours, et dans tes bras emporte aussi ton frère. 12
Oui, venez tous les deux, empressez-vous. O père, 12
Ta fille t’obéit, la voici devant toi. 12
1195 Après, je vais parler et pour elle et pour moi. 12
SCÈNE IV
LES MÊMES, IPHIGÉNIE, ORESTE
AGAMEMNON
Pourquoi baisser tes yeux qui sont mes plus doux charmes 12
Ma fille, tu me vois et tu verses des larmes. 12
CLYTEMNESTRE
Ah ! par où commencer à plaindre mon tourment ? 12
Tant de maux ont-ils fin, ont-ils commencement ? 12
AGAMEMNON
1200 D’où vient, d’où vient cela ? Quoi ! Toutes deux de même ! 12
Quoi ! Toutes deux d’accord montrer ce trouble extrême ! 12
CLYTEMNESTRE
Apaise, si tu peux, ma crainte et ma terreur. 12
AGAMEMNON
Que veux-tu dire ? Hélas ! Tu me remplis d’horreur ! 12
CLYTEMNESTRE
Vas-tu tuer ta fille ?
AGAMEMNON
Ah ! Quel soupçon ! Ah ! Cesse !
Ne parle pas ainsi.
CLYTEMNESTRE
1205 N’as-tu fait la promesse
De l’égorger ?
AGAMEMNON
Grands dieux !
CLYTEMNESTRE
De la sacrifier ?
Allons, ose répondre et te justifier. 12
AGAMEMNON
Parques, dieux infernaux, ô destin redoutable, 12
Ô toi, d’Agamemnon génie inexorable ! 12
CLYTEMNESTRE
1210 Ce génie est le mien et le sien à la fois : 12
Il est inexorable et nous perd tous les trois. 12
AGAMEMNON
Mais quel tort t’ai-je fait ?
CLYTEMNESTRE
Eh quoi, nier encore !
Malheureux, tu le sais plus que je ne l’ignore. 12
AGAMEMNON
Mes secrets sont trahis.
CLYTEMNESTRE
On m’a tout révélé
1215 Et ta confusion ne laisse rien celé. 12
Va, tais-toi.
AGAMEMNON
Je me tais, car, au malheur, qui songe
A joindre vainement la honte du mensonge ? 12
CLYTEMNESTRE
C’est bien, Agamemnon ; il me faut te parler 12
A présent sans détour : je veux te rappeler 12
1220 Qu’à mon premier époux insolemment ravie 12
De force et malgré moi j’ai partagé ta vie. 12
Te souvient-il qu’alors mes deux frères jumeaux, 12
Ce Castor, ce Pollux, brillants sur leurs chevaux, 12
De ton audace outrés t’ont déclaré la guerre 12
1225 Et tu faillis périr ? Mais Tyndare, mon père, 12
Que tu vins supplier, te conserva le jour ; 12
Même il sut à la fin te gagner mon amour. 12
T’ai-je depuis ce temps donné sujet de plainte ? 12
Content dans ta maison et la quittant sans crainte, 12
1230 Près de moi, ton ennui se soulageait encor. 12
Une femme modeste est un rare trésor ; 12
Elle obéit toujours et jamais n’importune ; 12
Mais la méchante femme est chose plus commune. 12
Ah ! Pour tout cet excès de zèle et de douceur, 12
1235 Pour tous mes tendres soins, tu me perces le cœur, 12
Et je verrai ma fille, ainsi qu’une génisse, 12
Saigner sous le couteau de l’affreux sacrifice. 12
Songe, songes-y bien ; écoute, Agamemnon ; 12
Vas-tu, de tes exploits effaçant la mémoire, 12
1240 Laisser parmi les Grecs un sinistre renom ? 12
Parce que Ménélas, ennemi de sa gloire, 12
De son lâche désir sans cesse consumé, 12
Souhaite encore Hélène en son lit diffamé, 12
Répandras-tu ton sang ? Te rendrais-tu coupable 12
1245 D’un forfait sans exemple et le plus détestable ? 12
Quoi ! Si la fausse Hélène a suivi son amant, 12
Faut-il qu’Iphigénie expire en ce moment ? 12
Te l’avais-je enfantée, hélas, est-elle née 12
Pour être la rançon de cette forcenée ? 12
1250 Je te le dis, prends garde, Agamemnon, et crains 12
De changer dans mon cœur en haine mes chagrins. 12
Aveugle criminel, si le dieu des batailles, 12
Arès, n’accorde point de forcer les murailles 12
De l’antique Pergame, ou qu’un retour amer 12
1255 Te fasse errer longtemps sur la profonde mer, 12
Quels vœux formeras-tu ? Quelle prière vaine 12
Sortira de ma bouche ? Ah ! Les dieux immortels 12
Voudront-ils t’épargner et détourner leur haine 12
D’un père injurieux qui souille les autels 12
1260 Du sang de ses enfants ? … quand mon regard avide, 12
La cherchant, trouvera partout sa place vide, 12
Quand je reconnaîtrai, tout poudreux et défait, 12
L’ouvrage virginal où sa main se plaisait, 12
Je pleurerai ma fille et je verrai son père 12
1265 Sous le hideux aspect d’un monstre sanguinaire. 12
LE CHŒUR
D’accord avec la reine, au-dessus de la voix 12
De l’oracle sévère, 6
Du ciel, de sa colère, 6
Écoute, Agamemnon, les naturelles lois. 12
IPHIGÉNIE
1270 Mon père, en ce moment, que n’ai-je l’éloquence 12
De ce chanteur harmonieux 8
Qui charmait les rochers ? Mais pour toute science, 12
Je n’ai que les pleurs de mes yeux. 8
Malgré moi j’ai senti ma force défaillante, 12
1275 Et j’approche de tes genoux 8
Comme fait de l’autel la branche suppliante. 12
Hélas, que le soleil est doux ! 8
Laisse-moi vivre encore, ô mon père, ô mon père ! 12
Eh quoi ! Déjà serait-ce assez ? 8
1280 A peine florissante, irai-je sous la terre 12
Avec les pâles morts glacés ? 8
Pour la première fois, c’est ma bouche enfantine 12
Qui t’a donné le plus doux nom ; 8
Alors tu me pressais, père, sur ta poitrine, 12
1285 Sans songer au sort d’Ilion ; 8
Alors tu me disais : te verrai-je, ma fille, 12
Dans la demeure d’un époux, 8
Heureuse, et dans un rang digne de ta famille 12
Vivre et briller aux yeux de tous ? 8
1290 Et je te répondais : qu’un dieu daigne m’entendre ! 12
Que je reçoive en mes foyers 8
Mon père vieillissant, et puissé-je lui rendre 12
Sa peine et ses soins nourriciers ! 8
Tous ces tendres projets, ces paroles amies 12
1295 N’ont pas quitté mon souvenir ; 8
Je m’en flattais encor, mais toi, tu les oublies 12
Et tu veux me faire mourir. 8
Ah ! Pourquoi sur sa nef fendant la mer calmée 12
Pâris toucha nos bords heureux, 8
1300 Et d’un nouvel hymen Hélène fut charmée, 12
Brûlant des plus coupables feux ! … 8
Tourne les yeux vers moi, que sur ta fille tombe 12
Ton regard avec un baiser, 8
Et puis je descendrai, mon père, dans la tombe 12
1305 En ce gage me reposer. 8
(a Oreste.)
Et toi, mon frère, et toi, soutien bien faible encore, 12
Enfant ignorant du malheur, 8
Pleure avec moi pourtant et, sans parole, implore 12
Que l’on laisse vivre ta sœur. 8
LE CHŒUR
1310 Hélène, ton parjure 6
Arme l’un contre l’autre et la femme et l’époux, 12
Le père et ses enfants, et brise les plus doux 12
Liens de la nature. 6
AGAMEMNON
Exécrable aux mortels et des dieux oublié, 12
1315 Du sang de mes enfants je n’aurais pas pitié ? 12
Dans ma propre maison, je choisis des victimes 12
Et pour un peu d’éclat je commets de grands crimes ? 12
Femme, détrompe-toi : de mes brillants honneurs, 12
Plus ferme j’affrontai les charmes suborneurs. 12
1320 Ah ! Le ciel qui nous perd a vu sur ce rivage 12
Lutter et succomber mon malheureux courage ; 12
Car qui peut retenir ces rois armés d’airain 12
Et taire la rumeur de ces soldats sans frein ? 12
Ardents à naviguer, avec impatience 12
1325 Ils supportent des vents le calme et le silence. 12
Pour que les dieux, hélas ! Accordent de venger 12
L’injure que nous fait un barbare étranger, 12
L’oracle a demandé le sang de ma famille : 12
A la nécessité je t’immole, ma fille. 12
1330 Ce que je fais, il est terrible de l’oser 12
Et c’est terrible aussi que de m’y refuser. 12
Croyez-moi, ce n’est point Ménélas qui me presse 12
Ma fille, en te livrant j’obéis à la Grèce. 12
Des chefs et des soldats d’homicide fureur 12
1335 Me force et me repousse à ce comble d’horreur. 12
Ils tiennent malgré tout ma puissance asservie, 12
Et si je m’essayais à te sauver la vie, 12
Dans Mycène tes sœurs périraient sous leurs coups, 12
Et toi, ta mère encore, et moi-même avec vous… 12
1340 Ma fille, enfin, c’est toi tout l’espoir de nos armes ; 12
Du perfide Ilion c’est toi le châtiment. 12
Va paraître à l’autel dans un rayonnement, 12
Ma fille, et que moi seul je verse ici des larmes. 12
(il quitte la scène.)
SCÈNE V
LES MÊMES, moins AGAMEMNON
CLYTEMNESTRE
O ma fille, ô ma fille, ô mon doux réconfort ! 12
1345 Ton père t’abandonne et te livre à la mort ! 12
IPHIGÉNIE
Hélas ! injustes coups du destin qui m’accable ! 12
Pour moi s’éteint déjà la lumière adorable 12
De l’éclatant soleil ! 6
Et tu péris aussi de ma propre misère, 12
1350 Et pour nous lamenter, à toutes deux, ma mère, 12
Convient un chant pareil. 6
Rives du Simoïs, vallons, forêt neigeuse, 12
O grottes de l’Ida, montagne sourcilleuse, 12
Versants, plateaux, sommets, 6
1355 Où Pan habite encor les bercails et les âtres, 12
Plût au ciel que Pâris, nourri parmi les pâtres, 12
Ne vous foulât jamais ! 6
Ah ! l’épouse de Zeus et la vierge d’Athène 12
Et la blanche Cypris, qui par le monde mène 12
1360 Les cœurs émerveillés, 6
Près des limpides eaux, source aux Naïades sainte, 12
Devaient-elles cueillir la rose et l’hyacinthe 12
Dans les prés émaillés ? 6
O Parque, ô dieux cruels ! trop illustre querelle 12
1365 Où le bouvier troyen jugea de la plus belle, 12
Et toi, funeste amour ! 6
C’est pour ma perte, hélas ! Qu’Hélène fut ravie, 12
Et je meurs, malheureuse, et je quitte la vie 12
Et la douceur du jour. 6
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
IPHIGÉNIE, CLYTEMNESTRE, ORESTE, LE CHŒUR
IPHIGÉNIE
1370 Vois ce jeune guerrier entouré de soldats ; 12
Quel est-il, ô ma mère ? Il porte ici ses pas. 12
CLYTEMNESTRE
C’est le divin héros qui, par le mariage, 12
Devait s’unir à toi sur ce triste rivage. 12
IPHIGÉNIE
Quoi, malheureuse ! hélas ! que je quitte ces lieux 12
1375 Et que je me dérobe, ô ma mère, à ses yeux. 12
CLYTEMNESTRE
Non, reste, mon enfant : touché de ta misère, 12
Il veut te secourir contre ton propre père. 12
IPHIGÉNIE
O ma mère, il approche !… Ah ! Lorsque je le vois, 12
Hélas ! pour la première et la dernière fois, 12
1380 Pourrai-je supporter qu’à cette aimable vue 12
La honte avant le fer cruellement me tue ? 12
CLYTEMNESTRE
Ma fille, écoute-moi : refoule dans ton cœur 12
Ce fier emportement de ta belle pudeur. 12
Songe quels maux le ciel en ce moment nous trame. 12
SCÈNE II
LES MÊMES, ACHILLE
ACHILLE
1385 Noble reine d’Argos, ô malheureuse femme ! 12
CLYTEMNESTRE
Tu dis vrai.
ACHILLE
Les soldats assemblés sur le port
Près des vaisseaux oisifs poussent des cris de mort. 12
CLYTEMNESTRE
Tes paroles me sont un sinistre présage. 12
Quels cris, dis-moi ?
ACHILLE
Faut-il le taire davantage ?
1390 Non, malheureuse, apprends, sans plus dissimuler, 12
Qu’ils demandent ta fille afin de l’immoler. 12
CLYTEMNESTRE
Cruel Agamemnon, notre destin s’achève ; 12
Contre un crime odieux personne ne se lève. 12
ACHILLE
Reine, je l’ai promis, je veux vous protéger : 12
1395 Partout, sans épargner menaces ni prières, 12
Je cours, plus d’une fois je fus presque en danger… 12
CLYTEMNESTRE
En danger ? Et comment ?
ACHILLE
De périr sous les pierres.
CLYTEMNESTRE
Qui donc des Grecs se montre assez audacieux 12
Pour affronter Achille, issu du sang des dieux ? 12
ACHILLE
1400 Ceux qui vinrent suivant ton époux et son frère, 12
Les Thébains, engendrés des enfants de la terre, 12
Les compagnons d’Ajax, tous, la plupart des miens : 12
Ils osent m’appeler esclave des liens 12
Du mariage.
CLYTEMNESTRE
Ô peste, ô multitude ingrate !
1405 Mais si je brave enfin leur fureur scélérate, 12
Si je garde ma fille et ne la livre pas. 12
Achille, viendront-ils l’arracher de mes bras ? 12
ACHILLE
Pour entraîner ta fille et presser son supplice, 12
Ils viendront en grand nombre et conduits par Ulysse. 12
CLYTEMNESTRE
Ce fourbe, rejeton de Sisyphe ?
ACHILLE
1410 Vraiment,
Lui-même.
CLYTEMNESTRE
Ô perfidie ! Indigne égarement !
Ô misérable cœur ! Se peut-il qu’il consente 12
A se souiller du sang d’une vierge innocente ? 12
ACHILLE
Je veux l’en empêcher.
CLYTEMNESTRE
A quoi bon y songer ?
1415 Ma fille, je la perds, on va me l’égorger. 12
ACHILLE
Non, je la défendrai.
CLYTEMNESTRE
Seul contre tous ?
ACHILLE, montrant les soldats de son escorte.
Près d’elle,
Reine, je placerai cette garde fidèle. 12
CLYTEMNESTRE
Un favorable dieu puisse te seconder ! 12
ACHILLE
Entre les Grecs et vous mon bras va décider. 12
IPHIGÉNIE
1420 Une plus haute voix et me parle et m’appelle 12
Et je dépouille enfin ma faiblesse mortelle. 12
Pourquoi te plaindre en vain et contre ton époux 12
Aigrir ainsi ton cœur, ma mère ? Devons-nous, 12
En insultant aux dieux qui marquent nos journées, 12
1425 Prétendre détourner le cours des destinées ? 12
Non, mais craignons plutôt qu’aggravant notre sort 12
D’autres malheurs plus grands ne précèdent ma mort. 12
Faut-il que ce héros, en mutinant l’armée, 12
Aille risquer sa vie avec sa renommée ? 12
1430 Par ma seule vertu la Grèce en ce moment 12
De Pâris et de Troie obtient le châtiment. 12
Sur l’autel d’Artémis généreuse victime, 12
Ma mère, de ta sœur je rachète le crime. 12
Je soulève les flots, les vents me sont soumis ; 12
1435 J’honore mes parents, je perds nos ennemis. 12
Et tu veux que j’hésite et que je sois avare 12
De mes jours, que je dois aux ombres du Ténare ? 12
Pardonne, qu’ai-je dit ? Non, non, tu ne veux pas 12
Que je cesse d’aimer mon illustre trépas. 12
1440 Certes, je tiens de toi cette ardeur qui m’enflamme. 12
Reine d’Argos, ma mère, oui, je connais ton âme : 12
Ce que de notre rang peut exiger l’honneur, 12
Tu ne le cèdes pas au plus tendre bonheur. 12
Tu ne souffriras point que mon père revienne 12
1445 Parjure à son serment dans l’antique Mycène. 12
A l’esclave doit-il, l’homme libre, obéir, 12
Et Pâris pourra donc de son crime jouir 12
Sans que nous effacions la honte de l’outrage ? 12
Ces milliers de soldats, ces chefs au grand courage, 12
1450 Volant de toutes parts pour venger leur pays, 12
La fille de leur roi les aura donc trahis ? 12
Va-t-elle fatiguer, inutile, la rame, 12
Les bras des matelots à cause d’une femme ? 12
Lorsqu’Artémis ordonne, ai-je la liberté 12
1455 De refuser ma vie à la divinité ? 12
Venez, conduisez-moi, devant toute la Grèce, 12
Sur le terrible autel de la fière déesse. 12
Venez, immolez-moi : je verrai sans horreur 12
Se lever le couteau du sacrificateur. 12
1460 Qu’on répande mon sang ; la terre de Phrygie 12
De ce sang virginal sera bientôt rougie ; 12
Et partout l’on verra nos guerriers triomphants. 12
Ce sera mon hymen, mon époux, mes enfants. 12
LE CHŒUR
Que ton âme est bien née, 6
1465 Fille d’Agamemnon, tu n’as pas mérité 12
Ta fausse destinée, 6
Et qu’Artémis pour toi montre de cruauté ! 12
ACHILLE
Ô sang de tant de rois, ô généreuse fille, 12
La Grèce est fortunée en possédant ton cœur 12
1470 Si les dieux t’avaient fait entrer dans ma famille, 12
J’en aurais le présent du plus rare bonheur. 12
Par cette modestie et ce noble langage, 12
Tes traits déjà si beaux séduisent davantage. 12
Ah ! Si tu fléchissais ce grand courage entier, 12
1475 Ah ! Si je te sauvais du sort qui te menace, 12
Dans l’antique Larisse où commande ma race, 12
Je voudrais te conduire épouse en mon foyer. 12
Songe, songes-y bien, princesse, et considère 12
Que même au plus vaillant la mort paraît amère. 12
IPHIGÉNIE
1480 Si ton zèle m’est doux et s’il plaît à mon cœur, 12
En ferai-je l’objet d’un espoir sans honneur ? 12
Non, laissez-moi mourir : en ce moment extrême, 12
Sans présumer de moi j’ai jugé par moi-même. 12
Intrépide héros, je sais ce que tu peux ; 12
1485 Mais, ne me servant pas, tu me serviras mieux. 12
Et puisqu’ainsi les dieux ordonnent de ma vie, 12
D’une si belle mort ne m’ôte point l’envie. 12
ACHILLE
Comment celer encor la juste vérité ? 12
Ta résolution enfin m’a surmonté. 12
1490 Princesse, en cet instant, dans un transport superbe, 12
Tout ton être a frémi comme à la brise l’herbe. 12
Mais je saurai veiller jusqu’au bout sur ton sort, 12
Toujours prêt d’écarter de toi la triste mort. 12
Heureuse, pour ton père et pour toute la Grèce, 12
1495 Certes, tu veux laisser moissonner ta jeunesse. 12
Tu pourrais cependant, sans même démentir 12
Ta native fierté, soudain t’en repentir, 12
Quand le glaive luira près de ta gorge nue. 12
Ainsi, je vais au temple attendre ta venue. 12
(Il sort.)
SCÈNE III
IPHIGÉNIE, CLYTEMNESTRE, LE VIEILLARD, ORESTE, LE CHŒUR
IPHIGÉNIE
1500 O ma mère, pourquoi ce silence et ces pleurs ? 12
CLYTEMNESTRE
En répandrai-je assez pour plaindre mes malheurs ? 12
IPHIGÉNIE
Que ton cœur généreux surmonte sa tendresse : 12
Ne me fais pas tomber encor dans la faiblesse. 12
Écoute-moi plutôt et cède à mon désir. 12
CLYTEMNESTRE
1505 Parle : crains-tu de moi, ma fille, un déplaisir ? 12
IPHIGÉNIE
Eh bien, ne coupe pas les boucles de ta tête 12
Et garde sur ton corps tes vêtements de fête. 12
CLYTEMNESTRE
Hélas ! Quand je te perds ?
IPHIGÉNIE
Tu ne me perdras pas :
Je te rends glorieuse et j’échappe au trépas. 12
1510 Mourrai-je, quand mon sang, ruisselant sous le glaive, 12
En féconde moisson pour mon pays s’élève ? 12
Est-ce donc reposer sous un commun tombeau 12
Que d’avoir pour ma cendre un monument si beau ? 12
Car c’est le tertre saint, l’autel de la déesse 12
1515 Honneur de l’Ortygie, Artémis chasseresse. 12
CLYTEMNESTRE
Ô vertu sans égale, ô nouvel argument 12
A mes cris, à mes pleurs, à mon cruel tourment ! … 12
Que dirai-je à tes sœurs ?
IPHIGÉNIE
Va, dis-leur d’être heureuses ;
Et quant à cet enfant, Oreste que voici, 12
1520 Qu’il croisse en homme libre et dans un fier souci, 12
Afin qu’il porte un jour ses armes valeureuses. 12
CLYTEMNESTRE
Ah ! Prends-le dans tes bras, vous ne vous verrez plus. 12
IPHIGÉNIE
Mon frère…
CLYTEMNESTRE
Coulez donc mes pleurs, pleurs superflus ! …
Que dois-je faire encor, de retour dans Mycène ? 12
IPHIGÉNIE
1525 Regarde ton époux sans colère ni haine. 12
CLYTEMNESTRE
Quoi ! Ce père inhumain, ce perfide odieux ? 12
IPHIGÉNIE
Il sauve la patrie et se soumet aux dieux ; 12
Longtemps à m’épargner il s’obstina sans doute. 12
Mais moi, l’ambition qui me transportait toute 12
1530 Languit-elle déjà ? La verra-t-on céder ! 12
Non, avec plus d’ardeur je l’avais poursuivie… 12
Que ce vieux serviteur me mène sans tarder 12
A l’autel où m’attend et la mort et la vie. 12
CLYTEMNESTRE
Ô mon enfant, tu pars !
IPHIGÉNIE
Ma mère, pour jamais.
CLYTEMNESTRE
Tu me quittes, hélas !
IPHIGÉNIE
1535 Et tout ce que j’aimais.
CLYTEMNESTRE
Ne m’abandonne pas.
IPHIGÉNIE
Par des larmes sans gloire,
Crains de mon beau dessein d’obscurcir la mémoire. 12
(On emmène Clytemnestre.)
SCÈNE IV
IPHIGÉNIE, LE VIEILLARD, LE CHŒUR
IPHIGÉNIE, au Chœur.
Et vous, femmes, quittant le deuil et les regrets, 12
Vous ferez retentir des chants qui seront dignes 12
1540 D’Artémis au grand cœur qui lance au loin ses traits 12
Et parcourt sur un char Claros féconde en vignes. 12
Où sont les vases d’or et les libations ? 12
Que la flamme à l’autel consume les offrandes ! 12
O rapide Artémis, qui règnes sur les monts, 12
1545 Je donne sans trembler le sang que tu demandes. 12
Voici ma chevelure et mon front virginal, 12
Venez, couronnez-moi de fleurs et de feuillage. 12
Jeunes femmes, frappez le sol d’un pas égal 12
En célébrant ma mort comme un heureux présage. 12
1550 Je triomphe de Troie et fais tomber à bas 12
Sa forte citadelle et sa muraille antique, 12
Et pour fixer enfin la chance des combats, 12
J’efface de mon sang l’oracle prophétique. 12
O retraites d’Aulis, ô bords, golfe profond, 12
1555 Je vous devrai la gloire. Argos, ô ma patrie, 12
Pour un illustre exemple et ce destin, qui sont 12
Présents des immortels, Argos, tu m’as nourrie. 12
LE CHŒUR
Tes malheurs éclatants 6
Sur l’aile de la gloire, ô vierge à l’âme fière, 12
1560 Devanceront le temps. 6
IPHIGÉNIE
O Zeus ! Flambeau du jour, ô splendeur coutumière ! 12
Mon destin me réclame : adieu, belle lumière ! 12
(Elle sort, conduite par le vieillard.)
SCÈNE V
LE CHŒUR
UNE CHOREUTE
Devant les rois muets et le peuple étonné 12
S’approche de l’autel, dans la sainte prairie, 12
1565 Avec un cœur content et le front couronné, 12
Celle qui va mourir pour venger sa patrie. 12
UNE AUTRE
Celle qui va mourir, offrande à son pays, 12
A reçu pour parer sa beauté virginale, 12
Des plus charmantes fleurs les nœuds épanouis, 12
1570 Et la main de son père a versé l’eau lustrale. 12
UNE AUTRE
Ô vierge, gloire à toi, qui marches sans trembler ! 12
Artémis cessera de nous être opposée, 12
Quand le prêtre aura fait sous le fer ruisseler 12
Des veines de ton corps la sanglante rosée. 12
UNE AUTRE
1575 Ô toi qui, sans pleurer ton âge florissant, 12
Sur le terrible autel, d’un pied ferme, t’avances, 12
Pour abattre Ilion, les gouttes de ton sang, 12
Noble vierge, seront plus fortes que les lances. 12
UNE AUTRE
Gloire à toi, gloire à toi, fille d’Agamemnon ! 12
UNE AUTRE
1580 Ta mort va t’acquérir un éternel renom. 12
LE CHŒUR
Fille de Zeus, déesse 6
Qui marches dans la nuit, 6
Que sur les monts sans cesse 6
Le meurtre réjouit ; 6
1585 Divine souveraine 6
Des retraites d’Aulis, 6
Je te salue, ô reine, 6
Artémis, Artémis ! 6
Vénérable, virile, 6
1590 Sœur d’Apollon archer 6
Enfanté dans une île 6
A l’ombre d’un palmier, 6
Je t’invoque et t’implore 6
Autant qu’il est permis, 6
1595 Et te salue encore, 6
Artémis, Artémis ! 6
UNE CHOREUTE
Je vois des boucliers au grand soleil reluire. 12
UNE AUTRE
Je vois de clairs rameaux bercés par le zéphire. 12
UNE AUTRE
Dans l’air et sur la mer, quelle éclatante paix ! 12
UNE AUTRE
1600 La nature sourit aux malheurs, aux forfaits. 12
UNE AUTRE
Autour du temple règne un silence terrible ! 12
UNE AUTRE
Entends cette clameur encore plus horrible. 12
UNE AUTRE
C’en est fait.
UNE AUTRE
Ô destin funeste et glorieux !
UNE AUTRE
Oracle inexorable !
UNE AUTRE
Ô père furieux !
UNE AUTRE
1605 De la vierge d’Argos s’achève le martyre. 12
UNE AUTRE
A présent, sur l’autel, Iphigénie expire. 12
LE CHŒUR
Renonce à ta fureur, 6
Viens, et sois-nous propice ; 6
Le sang du sacrifice 6
1610 A réjoui ton cœur ; 6
Déesse redoutable, 6
Guerrière à l’arc d’argent, 6
Viens, sois-nous à présent 6
Protectrice équitable. 6
1615 Laisse les vents souffler 6
Et qu’ils courent enfler 6
Nos voiles avec joie 6
Sur la route de Troie. 6
Contre les ennemis 6
1620 Accorde la victoire 6
A nos rois, et la gloire, 6
Artémis, Artémis. 6
SCÈNE VI
LE VIEILLARD, CLYTEMNESTRE, LE CHŒUR
LE VIEILLARD
O fille de Tyndare, ô maîtresse chérie, 12
Hâte-toi d’écouter ce qu’il faut que je die. 12
CLYTEMNESTRE, sortant du palais.
1625 J’accours toute tremblante et pleine de terreur, 12
Car je crains d’ajouter encore à mon malheur. 12
LE VIEILLARD
Apaise ton tourment : ce que je vais t’apprendre, 12
Sans doute tu seras heureuse de l’entendre. 12
CLYTEMNESTRE
Va, ne diffère plus et parle sans tarder. 12
LE VIEILLARD
1630 Si mon esprit chétif, qui vient d’intimider 12
Du céleste pouvoir le certain témoignage, 12
Reine, ne trouble pas l’ordre de mon langage, 12
En reprenant les faits à leur commencement, 12
J’en ferai le récit digne d’étonnement. 12
1635 Donc, nous sommes venus, ta fille et moi son guide, 12
Dans les bois remplis d’ombre et sur les prés en fleurs 12
Où la fière déesse à son culte préside. 12
Agamemnon nous voit, et, pour cacher ses pleurs, 12
Dans un gémissement il détourne la tête. 12
1640 Mais ta fille, avançant, lui dit : « me voici prête, 12
Je l’ai bien résolu ; sans regret, sans émoi, 12
Je veux donner mes jours pour la Grèce et pour toi. 12
Sèche, sèche ces pleurs dans tes yeux ô mon père ! 12
J’approche de l’autel, victime volontaire. 12
1645 Va couvrir d’un laurier ton spectre fortuné 12
Et reviens sur les bords où ton aïeul est né. 12
Sans que personne ici me fasse violence, 12
Je tends au fer mon cou, d’un cœur ferme, en silence. » 12
Alors, tous, à ces mots, admirent la valeur, 12
1650 Ô reine, de ta fille et plaignent ton malheur. 12
Du prophète Calchas la figure assombrie 12
Domine l’assemblée, il se recueille, il prie. 12
Puis il place le glaive aux tranchants acérés 12
Dans la corbeille d’or entre les grains sacrés, 12
1655 Et couronne le front de la vierge immobile. 12
L’arbitre des combats, le magnanime Achille, 12
Dont le dessein hardi cède à la volonté 12
Extrême de ta fille, a sur l’autel porté 12
L’eau lustrale, et la verse, et s’écrie : « ô déesse, 12
1660 Fille de Zeus, retentissante chasseresse, 12
Qui le fauve aux abois perces d’un trait volant, 12
Qui roules dans la nuit ton disque étincelant, 12
Reçois avec faveur, Artémis redoutable, 12
Ce pur sang d’une vierge et sois-nous secourable ! » 12
1665 Il dit, et tout autour, muets, en rang pressés, 12
Les chefs et les soldats tiennent leurs yeux baissés. 12
Le prêtre va saisir par le pommeau le glaive ; 12
Pour frapper sûrement déjà son bras se lève. 12
Cruelle attente, hélas ! Ce bras levé, chacun 12
1670 Le fixait malgré lui dans un effroi commun. 12
Enfin le bruit du coup résonne à notre oreille. 12
Mais, ô divin prodige, incroyable merveille ! 12
Comment et dans quel lieu s’en fut-il retiré, 12
Le beau corps virginal que nous avions pleuré ? 12
1675 Une biche était là, sur l’autel étendue, 12
Énorme de sa taille, agréable à la vue ; 12
Ses membres palpitaient encore et de son flanc 12
Avec profusion coulait un flot sanglant. 12
De la foule à l’instant monte une clameur grande ; 12
1680 Mais le devin, debout, de se taire commande : 12
« Chefs alliés, dit-il, soldats et nautoniers, 12
D’un courroux immortel sur ces bords prisonniers, 12
Voyez comme Artémis, sans vouloir davantage, 12
Sans se souiller en vain d’un sang trop généreux, 12
1685 Immole sur l’autel cette biche sauvage ; 12
La déesse Artémis vient d’exaucer nos vœux. 12
Courez tous aux vaisseaux et saisissez la rame : 12
Le ciel accorde enfin la perte de Pergame. 12
Dans les golfes d’Aulis trop longtemps retenus, 12
1690 Aujourd’hui nous fendons les vastes flots chenus. » 12
Ainsi parla Calchas. Par cet heureux miracle, 12
Les dieux ont racheté leur détestable oracle. 12
Je quitte Agamemnon, je viens te faire part, 12
Noble reine d’Argos, de son prochain départ 12
1695 Et t’apprendre comment ta fille bien-aimée 12
Obtient un beau destin avec la renommée. 12
Ma bouche est véridique et j’ai mis tout mon soin 12
A rapporter ces faits dont je parle en témoin. 12
Certes, ta fille vit parmi les dieux. ô reine, 12
1700 Pardonne à ton époux et modère ta peine. 12
(Clytemnestre demeure anxieuse.)
LE CHŒUR
Vers la terre est tourné, reine, ton front pesant, 12
Hélas ! Et dans ton âme 6
Combattue à l’excès, la cendre est à présent, 12
Et bientôt, c’est la flamme. 6
1705 Est-ce un solide bien, ce que tu viens d’ouïr ? 12
N’est-ce qu’une ombre feinte ? 6
Du sort de ton enfant vas-tu te réjouir 12
Ou redoubler ta plainte ? 6
Rappelle, ô cœur meurtri, ton sourire exilé ! 12
1710 Il faut que l’homme sache 6
Que malgré la raison, sous le ciel étoilé, 12
Plus d’un secret se cache. 6
CLYTEMNESTRE
De quel nom t’appeler, ma fille, en ce moment ? 12
Afin de commencer une nouvelle vie, 12
1715 Serait-ce vrai, ma fille, un dieu t’a donc ravie ? 12
Ou, par ce faux discours, d’un vain contentement 12
Abuse-t-on ma peine et mon cruel tourment ? 12
LE VIEILLARD
Voici le roi qui vient. Il dira que mon zèle 12
A rapporté les faits dans un récit fidèle. 12
SCÈNE VII
LES MÊMES, AGAMEMNON
AGAMEMNON
1720 Rendons grâces, ô femme, à la Divinité, 12
D’être venue en aide à tant d’adversité : 12
Parmi les Immortels séjourne Iphigénie. 12
Que la crainte à jamais de nos cœurs soit bannie ! 12
De ta suite escortée, avec ton jeune fils, 12
1725 Regagne ton foyer, quittant les bords d’Aulis. 12
L’armée est toute prête à naviguer vers Troie 12
Et le ciel plus clément nous en ouvre la voie. 12
Le temps de mon retour sera long à venir ; 12
Puisse un sort favorable enfin nous réunir ! 12
NOTE
SUR LA MISE EN SCÈNE
Les chants du Chœur peuvent être à volonté partagés, entre deux, trois ou plusieurs choreutes. Dans les théâtres où l’on ne pourra faire venir un char sur la scène, le début de la scène II du deuxième acte est à modifier ainsi qu’il suit ;
CLYTEMNESTRE entre accompagnée d’Iphigénie.
Cet accueil bienveillant, cet aimable langage Dont vous nous saluez nous sont un bon présage. Oui, je l’espère ainsi, car tout, en ce moment, Ce qui frappe mes yeux et mon contentement. Me dit que la fortune, à nous plaire empressée. Appelle dans Aulis la jeune fiancée. (Aux femmes de sa suite.) Vous qui m’avez suivie en cette occasion Loin d’Argos, sur ces bords avec précaution, Faites sortir du char les présents qu’à ma fille Donne pour son hymen son heureuse famille. (S’adressant à la cantonade.) Rassurez les chevaux, vous tenant devant eux : Ils sont jeunes encore et bien vite ombrageux. (On apporte sur la scène le petit Oreste, que Clytemnestre prend dans ses bras.) O fils d’Agamemnon, eh quoi ! tu dors ? Écoute… Etc.
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