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MOR_2/MOR52
Jean MORÉAS
Les Cantilènes
1886
CANTILÈNES
AGHA VELI
Dans la salle de sa maison, 8
De sa maison aux cent fenêtres, 8
Avec ses pareils et ses maîtres 8
Il partage la venaison : 8
5 Parmi les fleurs des champs en gerbes 8
Ce sont des sangliers entiers, 8
Des chevreuils roux et des quartiers 8
De cerfs aux ramures superbes. 8
Les eunuques silencieux 8
10 Versent les liqueurs parfumées 8
Dans les fines coupes gemmées 8
Et dans les hanaps précieux ; 8
Tandis que pour charmer la fête, 8
Des esclaves de Bassora 8
15 Dansent au son du tamboura 8
Avec un sabre sur la tête. 8
Un oiseau rose, oiseau joli, 8
Oiseau qui parle, tel un homme, 8
L'on ne sait d'où, l'on ne sait comme, 8
20 Il entre et dit : « Agha Véli 8
Ta belle aux yeux bleus et ta blonde, 8
Ta blonde aux baisers de carmin, 8
On va la marier demain 8
Au fils du roi de Trébizonde. » 8
25 Il va trouver ses chevaux roux, 8
Tachetés comme une panthère, 8
Qui du sabot bêchent la terre, 8
La dent longue et l'œil en courroux. 8
— « Plus vite qu'un cerf dans la plaine, 8
30 Plus vite que l'aile du vent, 8
Bien avant le soleil levant, 8
Au bout du monde qui me mène ? » 8
Un vieux cheval, cheval pur sang, 8
Aux flancs meurtris de mainte entaille 8
35 Dans le combat et la bataille, 8
Hume la brise en hennissant : 8
— « Plus vite qu'un cerf dans la plaine, 8
Plus vite que l'aile du vent, 8
Bien avant le soleil levant, 8
40 Au bout du monde je te mène. » 8
Ils laissent derrière les monts, 8
Derrière ils laissent les montagnes : 8
Par les forêts, par les campagnes, 8
Ils passent comme des démons. 8
45 Les houx géants mordent la selle, 8
Et le sabot saigne au caillou, 8
Et dans l'air glacé le hibou 8
Les frôle, en fuyant, de son aile. 8
Ils laissent derrière les monts, 8
50 Derrière, la campagne brune ; 8
Dans la rafale, au clair de lune, 8
Ils passent comme des démons. 8
Le pic où la lamie hiverne 8
Est descendu sitôt monté, 8
55 Et le dragon épouvanté 8
Frissonne au fond de sa caverne, 8
Ils vont, pareils à des démons, 8
Passant le gué, sautant le fleuve, 8
Ils vont, qu'il grêle, ils vont, qu'il pleuve, 8
60 Par les ravins et par les monts. 8
Le sang zèbre sa peau de bistre, 8
La vase lui monte aux mollets ; 8
Voilà que le pont du palais 8
Tremble sous leur galop sinistre. 8
65 Nul chant de luth répercuté 8
Dans la tourelle et sous les porches ; 8
De rouges languettes de torches 8
Oscillent dans l'obscurité. 8
Une procession arrive 8
70 Escortant un cercueil tout blanc, 8
Et Véli demande, tremblant 8
Comme le roseau sur la rive : 8
— « Les prêtres et les fossoyeux, 8
Dites, quelle est la jeune morte 8
75 Que dans ce cercueil on emporte 8
Couchée en ses cheveux soyeux ? 8
— C'est la belle aux yeux bleus, la blonde, 8
La blonde aux baisers de carmin ; 8
Elle allait épouser demain 8
80 Le fils du roi de Trébizonde. » 8
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