Métrique en Ligne
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Jean MORÉAS
Les Syrtes
1883-1884
REMEMBRANCES
Dans l'âtre brûlent les tisons, 8
Les tisons noirs aux flammes roses ; 8
Dehors hurlent les vents moroses, 8
Les vents des vilaines saisons. 8
5 Contre les chenets roux de rouille, 8
Mon chat frotte son maigre dos. 8
En les ramages des rideaux, 8
On dirait un essaim qui grouille : 8
C'est le passé, c'est le passé 8
10 Qui pleure la tendresse morte ; 8
C'est le bonheur que l'heure emporte 8
Qui chante sur un ton lassé. 8
I
Là-bas, où, sous les ciels attiques, 8
Les crépuscules radieux 8
15 Teignent d'améthyste les dieux 8
Sculptés aux frises des portiques ; 8
Où, dans le feuillage argenté 8
Des peupliers aux torses maigres, 8
Crépitent les cigales aigres 8
20 Ivres des coupes de l'été ; 8
Là-bas, où d'or fin sont les sables 8
Et d'azur rythmique les mers, 8
Où pendent les citrons amers 8
Dans les bosquets impérissables, 8
25 La vierge aux seins inapaisés 8
Plus belle que la Tyndaride, 8
Fit couler sur ma lèvre aride 8
Le dictame de ses baisers. 8
II
D'où vient cette aubade câline 8
30 Chantée — on eût dit— en bateau, 8
Où se mêle un pizzicato 8
De guitare et de mandoline ? 8
Pourquoi cette chaleur de plomb 8
Où passent des senteurs d'orange, 8
35 Et pourquoi la séquelle étrange 8
De ces pèlerins à froc blond ? 8
Et cette dame quelle est-elle, 8
Cette dame que l'on dirait 8
Peinte par le vieux Tintoret 8
40 Dans sa robe de brocatelle ? 8
Je me souviens, je me souviens : 8
Ce sont des défuntes années, 8
Ce sont des guirlandes fanées 8
Et ce sont des rêves anciens ! 8
III
45 Parmi des chênes, accoudée 8
Sur la colline au vert gazon, 8
Se dresse la blanche maison, 8
De chèvrefeuille enguirlandée. 8
À la fenêtre, où dans des pots, 8
50 Fleurit la pâle marguerite, 8
Soupire une autre Marguerite : 8
Mon cœur a perdu son repos 8
Le lin moule sa gorge plate 8
Riche de candides aveux, 8
55 Et la splendeur de ses cheveux 8
Ainsi qu'un orbe d'or éclate. 8
Va-t-elle murmurer mon nom ? 8
Irons-nous encor sous les graves 8
Porches du vieux burg des burgraves ? 8
60 Songe éteint, renaîtras-tu ? — non ! 8
IV
Hautes sierras aux gorges nues, 8
Lacs d'émeraude, lacs glacés, 8
Isards sur les crêtes dressés, 8
Aigles qui planez par les nues ; 8
65 Sapins sombres aux larges troncs, 8
Fondrières de l'Entécade 8
Où chante la fraîche cascade 8
Derrière les rhododendrons ; 8
Et vous, talus plantés d'yeuses, 8
70 Irai-je encor par les sentiers 8
Mêlant les rouges églantiers 8
À la pâleur des scabieuses ? 8
Dans les massifs emplis de geais 8
Mènerai-je encore à la brune 8
75 La jeune belle à la peau brune, 8
Au pied mignon, à l'œil de jais ? 8
V
En jupe de peluche noire, 8
Avec des chapeaux tout fleuris, 8
Mes folles amours de Paris 8
80 Chantent autour de ma mémoire. 8
Elles ont des cheveux d'or pur, 8
Et, sous les blanches cascatelles 8
Des guipures et des dentelles, 8
Des seins de lis veinés d'azur. 8
85 Avec une audace espagnole, 8
Ma gourmande caresse n'a — 8
T-elle aux genoux de Rosina 8
Moqué les verrous de Barthole ? 8
N'ai-je pas promené ma main, 8
90 Avec des luxures d'artiste, 8
Sous des chemises de batiste 8
Embaumant l'ambre et le jasmin ? 8
Contre les chenets roux de rouille 8
Le chat ne frotte plus son dos. 8
95 En les ramages des rideaux 8
On n'entend plus d'essaim qui grouille. 8
Dans l'âtre pleins de noirs tisons, 8
Éteintes sont les flammes roses ; 8
Et seuls hurlent les vents moroses, 8
100 Les vents des vilaines saisons. 8
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