Métrique en Ligne
MON_1/MON84
Robert de Montesquiou
LES HORTENSIAS BLEUS
1896
III
CHAMBRE CLAIRE
INTUS ET FORAS
ALTIOR
TRANSPOSITIONS D'ART
à M. Anatole FRANCE
LXXXIII
MUSIQUE DE JARDIN
Comme c'était un soir d'été propice aux charmes, 12
Bon à l'enchantement comme à l'envoûtement, 12
De son âme amoureuse et morose d'amant, 12
Il voulut essorer de plus exquises larmes ; 12
5 Comme c'était un soir d'été plein de langueur 12
Torpide, où l'âme étouffe, où les odeurs. stagnantes, 12
Dans l'air ont suspendu leurs veines dominantes, 12
De parfums épaissis qui pèsent sur le cœur. 12
Dans l'atmosphère lourde, ainsi que, dans un marbre, 12
10 Circulent des courants, des taches, des filons, 12
Se solidifiaient des baumes forts et longs, 12
Montés de chaque fleur, descendus de chaque arbre. 12
Sur lui chaque calice avait cette vapeur ; 12
Chaque branche était prise en ce brouillard d'étuve, 12
15 Qui l'enveloppait toute, et d'un troublant effluve 12
Lui tissait un manteau d'extase et de stupeur. 12
Nul souffle ne venait mélanger ces traînées ; 12
L'âme de l'oranger évitait le jasmin ; 12
Et, sans les disperser, on fendait en chemin 12
20 Ces couches de divers aromates veinées. 12
Des lambeaux en étaient aux halliers accrochés 12
Et pendaient en brouillards de moites effiloches ; 12
Des encens déchirés et des aromes floches, 12
Qui donnaient des aspects de femmes aux rochers. 12
25 Comme c'était un soir d'été que nulle haleine 12
N'émeut d'un trouble, — et très propice au souvenir, 12
Dans la grande avenue il pria de venir 12
La superbe beauté plus suave qu'Hélène. 12
Comme c'était un soir, d'une étrange saveur, 12
30 Dans la noire avenue il fit porter un orgue ; 12
Et les pâles bouleaux admirèrent la morgue 12
Des tuyaux argentés, comme eux, dans la touffeur. 12
Quand la femme fut là, dans la sombre avenue, 12
Dont les arbres portaient un dais de velours bleu, 12
35 Par les astres garnis d'astragales de feu, 12
Il lui dit simplement : « Mettez-vous toute nue. » 12
Comme elle était docile à son maître et seigneur. 12
Sans mot dire elle fit s'évaporer ses voiles, 12
Tandis que dans les cieux s'effaçaient les étoiles 12
40 Pour voiler le dépit de leur éclat mineur. 12
Car elle était vraiment la matière figée 12
Dans le vivant éclat d'un marbre radieux ; 12
Celle que, pour donner une leçon aux dieux, 12
Pygmalion créa, revue et corrigée. 12
45 Sur le tapis soyeux de l'épars vêtement, 12
Il la fit se coucher dans une pose exacte, 12
Et regarda longtemps se développer l'acte, 12
Et multiple, et muet, de ce beau mouvement. 12
Alors il entr'ouvrit l'orgue dont l'édicule 12
50 Au buffet reluisant comme un tronc de bouleau. 12
Élance dans le ciel et prolonge dans l'eau 12
Ses tubes dont le flanc retient le crépuscule. 12
Ses doigts harmonieux errent sur le clavier, 12
Dont l'insolite son interrompt la nuitée 12
55 Des nids, et dont la voix, sous l'onde, ébruitée, 12
Réveille la murène en l'ombre du vivier. 12
Ses doigts mélodieux inquiètent les touches 12
Qui, de son cœur glacé, reçoivent les frissons 12
Transmis et transformés en mélodiques sons 12
60 Par le chant des tuyaux aux métalliques bouches. 12
Vers le vivant modèle où son thème est écrit, 12
Automatiquement il retourne la tête ; 12
Pièce à pièce le lit des pieds jusques au faîte, 12
Et le transcrit d'un rare et mystérieux rit. 12
65 Comme sur un papier de musique, il déchiffre 12
Sa chevelure d'or aux trilles tourmentés, 12
Et traduit l'infini de ses trente beautés 12
Des douceurs de la flûte, et des aigreurs du fifre. 12
Pour le conter aux champs, pour le livrer aux bois, 12
70 Il assoupit les jeux et tire les registres ; 12
Il. dit ses reins charnus du son puissant des sistres, 12
Et ses seins acérés du son fin des hautbois. 12
Il dit ses yeux pareils aux yeux des tourterelles, 12
Et ses cheveux qui sont comme des chevreaux noirs ; 12
75 Ses dents, blanches brebis qui viennent des lavoirs, 12
Et qui n'en comptent point de stériles entre elles. 12
Il dit ses mains, qui sont un couple de ramiers, 12
Et son cou fort et blanc comme une tour d'ivoire ; 12
Ses tempes que le pâle azur des veines moire, 12
80 Sa taille souple et droite ainsi que les palmiers. 12
Il dit ses bras qui sont des colombes sans tache 12
Qu'on lave dans du lait, 6
Et son geste qui prend les cœurs et les attache 12
Comme d'un bracelet. 6
85 Il dit son teint pareil aux pommes de grenades, 12
Ses mamelles, chevreaux entre les lys paissants ; 12
Coteaux où, sur le soir, on fait des promenades, 12
O collines de myrrhe et montagnes d'encens. 12
Il dit ses yeux profonds ainsi qu'une piscine 12
90 Qu'éviterait le jour, 6
Et qui ne rend jamais au front qu'elle fascine 12
Son mirage d'amour. 6
Il dit ses flancs qui sont un parterre d'arôme 12
Où croissent, pour griser le souvenir souffrant, 12
95 L'aloès et le nard, le myrthe et le safran, 12
L'amome, le cinname et l'isocinnamome. 12
Ses cuisses, deux agneaux dont pas un n'est taché, 12
Son ventre pur et blanc comme un mont de farine ; 12
De son nombril profond la vasque purpurine, 12
100 Et même ce qui doit être tenu caché. 12
Telle en accords plaqués, telle en gamme pluitée, 12
En nappes d'ondoiements sonores et pourprés, 12
La belle créature est, au-dessus des prés, 12
Égrenée, émiettée, éparse, ébruitée. 12
105 Emplissant la campagne, il peuple mille lieues 12
Du port de la superbe et neigeuse houri ; 12
Il dit, d'un ton qu'à peine entendra le cricri, 12
Ses prunelles d'azur qui sont deux notes bleues. 12
Car elle a les regards qu'il lui convient d'avoir ; 12
110 Ses yeux ont la couleur qu'il leur a fallu prendre, 12
Comme un lac qui choisit les astres qu'il doit rendre, 12
Et laisse sans reflets ceux qu'il ne veut point voir. 12
Car, dans le chaton rose et mol de sa paupière 12
Qui s'élève ou s'abat comme un vélarium, 12
115 Sur le bassin changeant du fond de l'atrium, 12
Se sertit de son œil la versatile pierre. 12
Donc, il chante ses yeux alors qu'il sont iris, 12
Anémone, soucis, glycines ou pervenche ; 12
Alors qu'étant Glycère elle prend sa revanche 12
120 D'avoir été, la veille, Amymone ou Chloris. 12
Car, étant plus multiple et complexe que l'ombre, 12
Elle seule compose un harem attirant 12
Qui garde quatre-vingts femmes du second rang, 12
Soixante du premier, et des vierges sans nombre ! 12
125 Quand l'artiste a, sans fin, du magnifique corps 12
Exaspéré le thème et fatigué la phrase, 12
De ses doigts voletants dont l'essaim plane et rase 12
D'arpèges empennés, le miroir des accords ; 12
Il en traduit l'esprit, il en transpose l'âme, 12
130 Et ce sont des bruits faux et des cris discordants, 12
Et des pleurs syncopés de grincements de dents 12
Que l'orgue dissémine à présent et proclame ; 12
Des sanglots suraigus et d'acres âpretés, 12
Des fugues où des voix se font des scènes aigres ; 12
135 Des thèmes rabâchés dont les agréments maigres 12
Dissimulent en vain les longues pauvretés. 12
Comme un air variant : Souvent femme varie ; 12
Quelque chose de laid, de grêle et de petiot 12
Où le majestueux se mêle à l'idiot, 12
140 Avec des cruautés d'orgue de barbarie. 12
Maintenant, de l'éclat déchirant des grands jeux, 12
Du modèle il transcrit la bêtise superbe 12
Qui ruisselle et s'égoutte, et dérange dans l'herbe 12
Les fauves effrayés qui dilatent les yeux. 12
145 Il dit le tuf profond de son orgueil que brode 12
Le méandre fleuri de sa stupidité, 12
D'un rhythme dégageant le charme ensanglanté 12
Du pas de Salomé dansant devant Hérode. 12
C'est une rhapsodie où le même motif 12
150 Se presse et s'alentit, sautillant ou morose ; 12
Parfois heureusement joyeux comme une rose, 12
Parfois sinistrement lugubre comme un if. 12
Il dit l'arbre géant de sa sottise énorme 12
D'un geste d'Amphion créant le mur Thébain, 12
155 Et qui, du premier jet, file plus haut qu'un pin, 12
Et qui, du premier bond, sort plus touffu qu'un orme. 12
Sans fin il joue, il joue ; — et sans parler de lui, 12
Bien que parfois dans l'air qui triomphant éclate, 12
Ainsi qu'un rinceau gris sur un fond écarlate, 12
160 Se lamentent des traits pleins de spleen et d'ennui. 12
Le texte inconscient que son jeu s'approprie, 12
La Femme indifférente, au contour Argien, 12
S'entend dire parfois en taquinant son chien : « 12
Madame, seriez-vous point lasse, je vous prie ? » 12
165 Car il est plein de tact, de ponctualité, 12
De goût, de courtoisie et d'aisance parfaite ; 12
On dirait un dandy qui serait un prophète ; 12
Quelque chose comme un Amos de qualité. 12
Si parfois un pétale offense de sa ride 12
170 La délicate peau de la divinité, 12
D'un geste, des claviers, une seconde ôté, 12
Il en sauve aussitôt la femelle Smindride *. 12
De l'office inouï que célèbre l'Amant, 12
D'ailleurs elle ne semble aucunement surprise ; 12
175 Et de l'aube déjà la pellicule grise 12
S'appâlit sur l'azur vidé du firmament 12
Et cependant il joue, il joue, il joue encor ; 12
— Nuit blanche des pinsons, des geais et des linottes ; 12
Très calme, et sans jamais faire de fausses notes ; 12
180 Très correct et très strict en l'étrange décor. 12
Et sous le son moqueur, ou qui la divinise, 12
La Belle est toujours là sur ses habits royaux, 12
Muette et nue, aux sons des orgues, aux tuyaux 12
Qu'un rang d'arbres au loin multiplie, infinise… 12
Nom du Sybarite qu'offensait le pli d'un pétale de rose.
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