Métrique en Ligne
MON_1/MON67
Robert de Montesquiou
LES HORTENSIAS BLEUS
1896
III
CHAMBRE CLAIRE
INTUS ET FORAS
CÉANS
La riche folie figée des objets presque vivants.
GUALDO.
LXVI
TRANSFUSION
Je voudrais faire un vers que n'a tenté personne ; 12
Un vers mystérieux et bizarre, et qui sonne 12
Un timbre déroutant, au trébuchet des purs 12
Esprits initiés, des critériums sûrs. 12
5 On y verra, sous une atmosphère endormie, 12
Et comme une rousseur stagnante, une accalmie 12
De nuances, de tons et de sons assoupis 12
Dans la mousse laineuse et sourde des tapis, 12
Où chatoie et poudroie, où rougeoie et miroite 12
10 Le sable d'or du laque ; ou l'élégance droite 12
De la buire persane aux parterres d'émaux ; 12
— Et des objets vivants semblent sortir des mots, 12
Tant se pénètre, se communique et s'annelle 12
La prolongation d'une âme personnelle 12
15 En leur contour, en leur silhouette, en leur jeu, 12
Composant l'ambiance exquise du milieu. 12
C'est un appartement où j'exige que dorme 12
La solidarité du ton et de la forme ; 12
Avec, — et ça et là, seulement — comme un clair 12
20 Qui bouge, et, tout à coup, accroche son éclair , 12
Tel qu'un point lumineux dans un œil, aux dorures 12
Des coussins écroulés dans les blanches fourrures 12
D'ours, où glisse un traîneau rocaille qui se croit 12
Sur la neige, et permet, en été, d'avoir froid. 12
25 Du satin clapotant et du crêpe liquide, 12
Une incantation évocatrice guide 12
Vers un champ japonais que lilasse l'iris ; 12
Sous un ciel où la grue et la chauve-souris 12
Plissent leurs éventails d'ailes blanches ou grises. 12
30 — D'anémiques tissus ont l'air d'avoir des crises ; 12
La brocatelle rose a les pâles couleurs ; 12
De factices printemps on voit fleurir les fleurs 12
En papier, et rosir les roses en batiste. 12
— Dans un plat niellé, le chef de Jean-Baptiste 12
35 Saigne brutalement son glouglou d'incarnat, 12
Et dont il semblerait que le flux transfusât 12
Une latente vie à la mourante chambre, 12
Où flotte, avec l'odeur chaste et fine de l'ambre, 12
Comme un ressouvenir catholique d'encens, 12
40 Que les atomes gais, dans le rayon dansants, 12
Empruntent à l'étole, au voile, à la chasuble 12
Dont cet ameublement liturgique s'affuble. 12
Le lapis ocellé de la plume des paons 12
A l'air de surveiller d'étranges guets-apens 12
45 De kriss, d'yatagans, de tomawawks, d'épées 12
Qui semblent en vouloir aux nuques des poupées 12
Japonaises. — La harpe en vernis de Martin, 12
Le biniou de soie au reflet incertain, 12
La guitare en ivoire et la flûte en faïence 12
50 Dont le sous-entendu d'un orchestre s'agence, 12
Dans leurs ventres bombés, dans leurs étroits larynx 12
Gardent des lieds secrets, des sérénades-sphynx, 12
Et tout un arriéré de chansons virtuelles, 12
Que, — le temps révolu des Lias rituelles, 12
55 Ta venue et ta voix déliante, ô Rachel ! 12
Feront rossignoler tout à coup, comme, au gel, 12
Succède le baiser frôleur des brises tièdes. 12
En lutte contre un singe et des grenouilles laides, 12
Ou faisant le coquet avec un éventail, 12
60 Le squelette d'ivoire, exquis épouvantail 12
Japonais, fait saillir sa vertèbre textile ; 12
Et le fin transparent des rideaux blonds distille 12
Une lueur si rousse et chaude, qu'on croirait 12
Que le sang du Baptiste enveloppe en un ret 12
65 Plus sanglant, l'atmosphère, à mesure, plus teinte, 12
Où l'iris simulé bleuit dans une eau feinte. 12
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