Métrique en Ligne
MON_1/MON61
Robert de Montesquiou
LES HORTENSIAS BLEUS
1896
III
CHAMBRE CLAIRE
INTUS ET FORAS
ZOTHECÆ AC MUSICÆ
LX
VA LONTANO
Monstruin immane, ingens, cui lumen ademptum.
VIRGILE.
Le piano, les jours de boue, 8
Comme un chien mouillé se secoue, 8
Éclabousse de ses sanglots 8
Les murailles du salon clos. 8
5 Le piano, les jours de pluie, 8
Comme un chien mouillé qui s'essuie, 8
Darde mille gouttes de son, 8
Du Haëndel et du Mendelsohn. 8
Du Schumann, du Schubert, du Webre, 8
10 Du Chopin — surtout du Chopin ! 8
Roulent au long de la vertèbre 8
De l'instrument mis au grappin. 8
Des valses épileptiformes, 8
Des scherzos abracadabrants ; 8
15 Du Liszt écrit pour doigts énormes, 8
Et du Rubinstein, et du Brahms ; 8
Des listes de Liszt ; des chopines 8
De Chopin dont rien n'est resté 8
Dans le cahier ! — et des bobines 8
20 De « jeux d'eau de villa d'Esté. » 8
Et, sur les dents noires et blanches 8
Du râtelier des clavecins, 8
Croulent des lieds, par avalanches, 8
S'abat le scherzo, par essaims. 8
25 Puis la Romance sans parole . 8
Qu'on avait un peu mise au vert, 8
Ruisselle à flots de la corolle 8
Du piano qui s'est ouvert. 8
La Chanson du Printemps dégante 8
30 Tous les doigts ; et, de son rouet, 8
La Fileuse , si fatigante ! 8
Tombe à son tour dans le brouet. 8
Comme un mancenillier terrible 8
Le palissandre convoité 8
35 En s'épanouissant nous crible 8
De traits, de trilles, de doigté. 8
Sur les notes blanches et noires 8
De l'épinette sur les dents 8
Glissent toutes les bassinoires 8
40 Des nocturnes les plus ardents ; 8
Des berceuses et des études, 8
Les marches et la mazurka, 8
Bonnes à faire des Latudes 8
Des gens que leur fureur marqua. 8
45 Par la blanche et noire quenotte 8
Qui lui donne maint démenti, 8
La fillette met la menotte 8
D'un guide-main à Clémenti. 8
On entend le petit prodige 8
50 Écarteler un impromptu ; 8
Et la mère aussitôt exige 8
L'ivoire, quand l'enfant s'est tu. 8
On ouït Berthe, puis Octave ; 8
Et, parmi l'ébène claqué, 8
55 L'arpège succède à l'octave, 8
Et le tapotage au plaqué. 8
Des hôtes saisissent leurs hôtes 8
Pour les martyriser sans droit, 8
Et font toujours les mêmes fautes, 8
60 Dans le même air, au même endroit. 8
Tous ces pianistes-tarasques 8
Se déchaînent sur l'instrument 8
Comme, dehors, font les bourrasques 8
Aux vitres de l'appartement. 8
65 Et ces rages pianistiques 8
Sur le Pleyel qui n'en peut mais, 8
Se vengent par bonds élastiques 8
De l'air maussade des sommets. 8
On fait queue autour de la boîte ; 8
70 Il faut déserter la maison, 8
Ou bien introduire l'ouate, 8
Dans ses oreilles, à foison. 8
En vain l'on monte quatre étages ; 8
Par la cheminée, ô bonheur ! 8
75 Le plaqué suit les tapotages 8
Ainsi qu'un simple ramoneur. 8
Si l'on se jette dans la cave. 8
Le fortissimo sur vous fond ; 8
Si dans le grenier on le brave. 8
80 Il troue encore le plafond. 8
Alors il faut quitter la place 8
Devant le siège du Wagner, 8
Et s'enfuir par un temps de glace 8
A ne pas mettre un chien à l'air ; 8
85 Errer à travers la campagne, 8
Sous le sifflet de tous les nords, 8
Pendant que l'hôtesse accompagne 8
A d'élémentaires ténors, 8
Par vingtaines, les mélodies 8
90 De Gounod et de Massenet, 8
Dont les grâces sont enlaidies 8
Et dont le contour est moins net. 8
Que le châtel entier sévisse 8
Sur les notes, cela se doit ; 8
95 Puis, quand il a fini, l'office 8
Joue, à son tour, avec un doigt ! 8
Et ces gammes qu'il faut qu'on fuie, 8
Les après-midi sans beau temps, 8
Ont fait dire depuis longtemps : 8
100 Ennuyeux autant que la pluie. 8
Mais Iris ouvre son anneau 8
On peut réintégrer sa chambre 8
Pour réchauffer sa pâleur d'ambre… 8
— Et bonsoir, Monsieur Piano ! 8
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