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MON_1/MON27
Robert de Montesquiou
LES HORTENSIAS BLEUS
1896
II
CHAPELLE BLANCHE
BERCEUSES
XXVI
CHANDE
Le visaige historié comme un bât de mulet ;
RABELAIS.
Elle était la Mère aux Zouaves . 8
C'est ainsi qu'elle se nommait 8
Elle-même. Elle aimait les braves, 8
Les cocardes et le plumet. 8
5 L'Esplanade des Invalides 8
Lui fournissait des contingents 8
De clients zélés et solides, 8
Et de toutes sortes de gens. 8
Elle était marchande d'oranges, 8
10 De pain d'épices, de croquet, 8
Et de pipes en sucre étranges, 8
D'orge et de pomme, — mastroquet 8
Du coco, que hait la cocotte, 8
Mais qu'aime le promeneur lent ; 8
15 Et qu'un flâneur en redingote 8
Parfois sirote, vieux chaland. 8
Cocos de fin bois de réglisse 8
Sévèrement édulcorés, 8
Et dont parfois font leur délice, 8
20 Même des messieurs décorés ! 8
Mais, les heureux jours d'exercices, 8
Il faut voir zouave et turco 8
Venir là, faire les narcisses, 8
Et se mirer dans ce coco. 8
25 La petite baraque verte, 8
Deux fois grande comme un tonneau, 8
Bien établie et bien couverte 8
— Je ne boirai plus de ton eau ! 8
Sans rien du velours d'Isabelle, 8
30 Bouquetière du Jockey-Club, 8
Captait pourtant la ribambelle. 8
En ce temps-là — du petit Bob. 8
On eût dit, sous le vert qui beugle, 8
Aux quatre vents, de son auvent, 8
35 Comme un grand abat-jour d'aveugle, 8
Sur le museau d'un chien savant. 8
Je revois l'épaisse carafe, 8
Au goulot bouché d'un citron ; 8
Et le jouet au dur paraphe, 8
40 Le carton et le quarteron. 8
On n'y vendait que des oublies 8
Oubliés, des seaux dévernis, 8
Ballons crevés, choses remplies 8
De mille prestiges ternis. 8
45 Mais la marchande, mais la Chande 8
De ce poussiéreux patatras, 8
Seule allèche, seule achalande 8
Sous les cornes de son madras. 8
Ce vieux Diogène femelle. 8
50 Qui, dans sa barbe d'acajou, 8
Perpétuellement grommelle, 8
A tout l'attrait d'un vieux joujou 8
Angélique et diabolique, 8
Plus pain d'épice que ses pains 8
55 D'épices même, où l'angélique, 8
Et l'amande furent copains. 8
C'est une babouine, une sphynge, 8
Un je ne sais quoi d'oublié 8
Entre la sorcière et le singe, 8
60 Dans un coin de Paris, plié. 8
Elle n'a plus nul idiome, 8
Elle est idiote à moitié ; 8
Elle représente un vieux gnome, 8
Qui fait peur et qui fait pitié. 8
65 Mais les dames poudrerizées, 8
Qui vendent des bonbons sucés, 8
Dans les champs des Champs-Élysées, 8
N'ont pas le quart de son succès. 8
Adossée à son terrain vague 8
70 Dont on la chasse en bâtissant, 8
Ainsi que l'arche sur la vague 8
Sa coque va reparaissant. 8
Sa coquille de vieux mollusque ; 8
Sa coque où règne le coco 8
75 Et qu'égaie une tache brusque 8
De turban ou bien de shako. 8
Un jour la boutique-guérite, 8
Pourtant se ferme à nos deux sous, 8
Guérie aussi la marguerite, 8
80 Bonne nuit, la mère aux zouzous ! 8
Paix à ton nom, vieille lanterne ! 8
Nulle part on ne vendra plus 8
De pain d'épices aussi terne, 8
De bonbons aussi révolus. 8
85 Te voilà rendue à l'espace 8
Avec tes lots contemporains 8
De gâteau qui jamais ne passe, 8
Et tes anis, perfides grains ; 8
Toutes ces poudreuses retapes, 8
90 Poire tapée et pruneaux gris 8
Qui te suivaient dans tes étapes, 8
Amis fidèles, mais aigris ; 8
Ton antique fond de boutique 8
Et tes massepains endurcis, 8
95 Et dont peut-être la pratique, 8
De par un éternel sursis, 8
Doit te retrouver, après trêve, 8
Au mur des cieux où sont les siens, 8
Vendeuse de joujoux de rêve, 8
100 Et de cocos ambrosiens ! 8
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