Métrique en Ligne
MND_1/MND9
Louis MÉNARD
Poëmes
1855
EUPHORION
Prologue
Aux royaumes du vide, où l'antique sibylle 12
Conduisit par la main le héros de Virgile, 12
S'étendent, près du Styx, les vagues profondeurs 12
Du séjour sans soleil qu'on nomme Champ des pleurs. 12
5 Là, sous un bois de myrte, eu des routes discrètes, 12
Ceux que l'amour brûla de ses fièvres secrètes 12
Vont fuyant sans repos, même à travers la mort, 12
L'aiguillon d'un désir qui jamais ne s'endort. 12
Les amants, le cœur plein de molles lassitudes, 12
10 S'égarent deux à deux au fond des solitudes. 12
Leur rêve les épuise, et de la volupté 12
Renaissent les désirs pendant l'éternité. 12
Il en est qui, brûlés de soifs inextinguibles, 12
Appellent, haletants, des amours impossibles ; 12
15 Les uns, pensifs et seuls, cœurs à l'espoir fermés, 12
Car ils ont autrefois aimé sans être aimés ; 12
D'autres, plus délaissés et plus tristes encore, 12
Exilés de l'amour qu'un souvenir dévore, 12
Pâles de jalousie, évoquent à la fois 12
20 Tous les spectres pleurés du bonheur d'autrefois. 12
Plus loin passe, pareil aux vagues soulevées, 12
Le funèbre troupeau des âmes énervées, 12
Qui, dispersant leur cœur en changeantes amours, 12
D'un parjure éternel déshonorent leurs jours. 12
25 Ce que cette forêt cache dans ses retraites 12
De sanglots étouffés et de douleurs muettes, 12
Ceux-là seuls le sauront qui portent dans leurs cœurs 12
Les frissons de l'amour et ses mornes langueurs. 12
C'est là qu'Achille vit errer parmi les âmes 12
30 Hélène aux pieds d'argent, la plus belle des femmes, 12
Et le lugubre Hadès, ému de leur beauté, 12
Réveilla les torpeurs de sa stérilité. 12
Euphorion naquit dans les champs d'asphodèles ; 12
Sur sou dos arrondi s'ouvraient deux blanches ailes ; 12
35 Hélène le plongea dans le fleuve des pleurs, 12
Puis invoqua pour lui les dieux inférieurs : 12
Hadès, Persephoné, divinités funèbres, 12
Qui régnez au milieu des immenses ténèbres, 12
Séjour d'horreur pour les mortels ; 8
40 Puisse, dans tous les champs et dans toutes les villes, 12
Le sang des agneaux noirs et des vaches stériles 12
Rougir vos lugubres autels ! 8
Par vous, seule entre tous les morts, objet d'envie, 12
L'amour dans mes flancs d'ombre a fait germer la vie ; 12
45 Mais que sert-elle aux sombres bords, 8
Loin du soleil, et loin de la douce lumière, 12
Au séjour lamentable où voltige, légère, 12
La foule innombrable des morts ? 8
Aux airs supérieurs que votre souffle emporte 12
50 Mou fils ; ouvrez pour lui l'inexorable porte 12
De vos royaumes ténébreux ; 8
Offre ton sein fécond à sa lèvre ravie, 12
O Terre aux larges flancs, source de toute vie, 12
Mère antique des dieux heureux ! 8
55 Mais avant tous les dieux je t'implore et t'adjure, 12
Éros, toi dont l'esprit plane sous l'ombre obscure 12
Du bois de myrte où nous rêvons ; 8
O le plus beau des dieux ! dompteur de toutes choses, 12
Appelle autour de lui tes zéphyrs et tes roses, 12
60 Et tes parfums et tes chansons. 8
Elle dit : à sa voix frissonne l'eau d'opale 12
Du ruisseau qui serpente à travers le bois pâle, 12
Et deux adolescents, sortant des flots ouverts, 12
S'avancent à la fois parmi les myrtes verts. 12
65 C'étaient les deux esprits de l'amour, et la Grèce 12
Qui leur donna pour mère une même déesse, 12
Parmi ses plus beaux noms de dieux et de héros, 12
Choisit pour eux les noms d'Éros et d'Antéros. 12
L'un secoue en riant sa chevelure blonde 12
70 Tout emperlée encor des frais baisers de l'onde : 12
C'est lui que tout amant, tout poète a chanté, 12
L'amour, qui révéla l'éternelle beauté. 12
L'autre, dont les cheveux sont noirs comme les ailes, 12
Voilant de longs cils noirs 1'éclat de ses prunelles, 12
75 Suit son frère : l'amour qui n'est pas partagé 12
Est par lui tôt ou tard et sûrement vengé. 12
ÉROS
Oui, ton fils avec moi passera l'onde amère, 12
Fille de Léda, que chérit ma mère. 10
Tous les bonheurs, enfant, vont naître sous tes pas ; 12
80 Va, la vie est belle et t'ouvre ses bras. 10
Volant à ton gré sur tous les rivages, 10
Tu pourras remonter et descendre les âges ; 12
Car tu naquis loin du monde, en dehors 10
De l'espace et du temps, impuissants sur les morts. 12
ANTÉROS
85 Hélas ! quel avenir t'attend, ô fils d Hélène ! 12
Au monde idéal ton destin t'enchaîne ; 10
Le bonheur delà terre en vain t'appellera, 12
Toujours ton orgueil le repoussera. 10
Tu mépriseras l'amour de Zeus même ; 10
90 Mais, comme les Titans, dans un combat suprême 12
Vaincu, foudroyé, tu retomberas 10
Sous les débris du monde ébranlé par tes bras. 12
I
Salut, Himalaya, berceau des premiers âges, 12
Dont le front, par delà le plus haut des nuages, 12
95 Loin, bien loin dans l'éther immobile et dormant, 12
Sur les grands horizons règne éternellement ! 12
O géant, roi des monts, de quel orgueil sublime 12
S'enfle ton cœur de dieu, quand, de la blanche cime, 12
Sur ta tête tu vois le ciel, et sous tes pieds 12
100 L'Inde, ton bel empire, et ses bois de palmiers, 12
Et ses fleuves tombés de tes mains, et ses villes 12
Où dorment les tombeaux des peuples immobiles ; 12
Terre douce et féconde, où mille voluptés 12
Exhalent leurs parfums dans les airs enchantés. 12
105 Les vieux fleuves au loin règnent sur For des plaines 12
Et déroulent en paix leurs majestés sereines. 12
Ils s'égarent souvent dans l'ombre des grands bois, 12
Et leur voix se confond avec les mille voix 12
Qu'étouffe la forêt sous ses voûtes obscures. 12
110 Alors, pour assoupir et mêler les murmures, 12
Les cèdres du rivage inclinent leurs fronts noirs ; 12
De l'un à l'autre bord, comme des encensoirs, 12
Les lianes en fleurs lançant leurs girandoles, 12
S'enlacent sur les flots en obscures coupoles. 12
115 Mais est-il un seul lieu sur la terre, ô Kachmir ! 12
Qui vaille ta vallée et ton ciel de saphir ? 12
L'Himalaya, debout près de toi, te protège, 12
Et sur tes horizons dresse son front de neige ; 12
Et les vents du tropique, en passant sur tes fleurs, 12
120 Chargent leurs ailes d'or de magiques senteurs. 12
C'est là, parmi les fleurs, sous la brise embaumée, 12
Qu'Euphorion ouvrit sa paupière charmée. 12
Saluant la lumière, il contemple, ébloui, 12
Les changeants horizons qui s'ouvrent devant lui, 12
125 Et jette, en secouant l'or de sa chevelure, 12
Un caressant sourire à toute la nature, 12
Et ses ailes d'argent volent d'un libre essor 12
Dans les airs ruisselants d'azur, de pourpre et d'or. 12
C'est l'heure où le soleil, sous sa voûte profonde, 12
130 Baigne la terre en fleurs dans sa lumière blonde ; 12
Le lac, les champs féconds, les bois mystérieux, 12
Nagent dans l'éther calme en souriant aux cieux. 12
Et la vie en tous sens frémit, filtre et serpente, 12
Flot mobile et fécond, sève luxuriante, 12
135 Long torrent de parfums, de lumière et de bruit, 12
Qui fermente et bouillonne, eu fleurs s'épanouit, 12
S'exhale en chants d'oiseaux, coule en flots, monte en gerbes ; 12
Insectes scintillants, reptiles sous les herbes, 12
Fleurs dans les champs, poissons nacrés dans le flot clair, 12
140 Bruissement de l'eau, bourdonnement de l'air ; 12
VA du lac de cristal, de la plaine dorée, 12
De la forêt touffue, obscure, enchevêtrée, 12
L'hymne de volupté, s'échappant à la fois, 12
Au ciel immaculé monte par nulle voix : 12
145 Peuple des airs, des eaux, des champs, des bois pleins d'ombre, 12
Créatures sans nombre, 6
Sous le dôme infini des grands cieux étoilés 12
Chantez, aimez, volez. 6
Que tout être s'abreuve aux sources d'où ruisselle 12
150 La vie universelle ! 6
Flux et reflux, naissance et mort, fête éternelle 12
Où tous sont appelés ! 6
Étoiles d'or, mêlez en rondes cadencées 12
Vos courbes enlacées ; 6
155 Mondes errants, suivez vos guides dans les d'eux ! 12
Sur leurs fronts radieux, 6
Comètes, déroulez comme des auréoles 12
Vos vagues paraboles ! 6
Chœurs alternés du ciel, entretiens sans paroles, 12
160 Appels mystérieux ! 6
Croisez-vous, circulez, effluves électriques, 12
Dans les champs magnifiques 6
De l'impalpable éther, dans les gouffres profonds 12
De la terre et des monts ! 6
165 Glissez, coulez, versez dans les bois, dans les plaines, 12
Vos ardeurs souterraines, 6
Que la terre, sentant vos flammes dans ses veines, 12
Ouvre ses flancs féconds ! 6
Fraîche haleine des fleurs, parfums, caresses molles 12
170 Que voilent leurs corolles, 6
Voix des grands palmiers verts échangeant leurs baisers 12
Dans les vents embrasés ; 6
Roucoulements d'amour, soupirs des tourterelles, 12
Doux frémissements d'ailes, 6
175 Volez, suspendez-vous sur les brises nouvelles, 12
Murmures apaisés ! 6
Volupté ! volupté ! source de toute vie, 12
La nature ravie 6
T'appelle ! La vois-tu palpiter et frémir 12
180 Sous l'éternel désir ? 6
Mêle encor, pour noyer notre soif haletante, 12
Dans ta coupe énervante 6
Tes magiques poisons, et la sève brûlante 12
Du fruit qui fait mourir ! 6
185 Les êtres tour à tour meurent sous ton étreinte, 12
Mais toi, volupté sainte, 6
Tu rejettes, ainsi que des jouets brisés, 12
Tes amants épuisés. 6
Les générations de toute créature 12
190 Passent comme un murmure, 6
Mais la toute-puissante, immortelle nature 12
Renaît sous tes baisers ! 6
EUPHORION
Tes esclaves sans nombre attendent, ô nature ! 12
La part de volupté que ta main leur mesure ; 12
195 L'hymne sans fin vers toi s'élève : que te sert, 12
A toi, bercée aux chants de cette cour joyeuse, 12
O nature orgueilleuse ! 6
Une note de plus dans ce vaste concert ? 12
Assez d'êtres sans moi t'obéissent, ô reine ! 12
200 Et se courbent devant ta force souveraine ; 12
Je ne puis m'atteler à ton char triomphal. 12
Brisant les chaînes d'or que ton orgueil me rive, 12
Par ma force native 6
Je veux prendre mon vol vers le monde idéal. 12
205 Jusqu'au terme rêvé je tracerai ma voie, 12
Loin des torrents d'amour où leur force se noie, 12
Loin de ce tourbillon qui les emporte tous, 12
Et je saurai, du ciel traduisant le mystère, 12
Faire voir à la terre 6
210 Des formes de beauté dont Dieu sera jaloux. 12
Dans ce monde de l'art, plein de clartés sereines, 12
Sans trouble j'entendrai les chants de tes sirènes ; 12
Leurs fascinations ne pourront m'éblouir. 12
Toujours dans le miroir uni de ma pensée 12
215 Leur image tracée 6
En poèmes de marbre ira s'épanouir. 12
Ainsi, pour pénétrer dans la sphère divine, 12
Euphorion chassait du fond de sa poitrine 12
Le désir du bonheur qui ne dure qu'un jour. 12
220 Sans le connaître encor repoussa-t-il l'amour, 12
Ou bien méprisa-t-il des voluptés conquises ? 12
Je ne sais : car il est des âmes indécises 12
Pour qui l'amer dégoût devance le plaisir, 12
Et chez qui l'espérance émousse le désir. 12
225 Cependant, comme si la nature éternelle 12
Voulait le retenir et l'enchaîner près d'elle. 12
Un chant d'adieu, vers lui par la brise emporté, 12
S'envola, triste et doux comme une nuit d'été : 12
Adieu ! plus mollement que ne fait la liane 12
230 Qui serpente et qui glisse entre les bananiers, 12
Et plus étroitement que le flot diaphane 12
Qui caresse tes pieds, 6
Dans une étreinte ardente, entre mes bras d'ivoire 12
Je voulais t'enlacer ; je voulais t'endormir 12
235 Aux effluves d'amour de ma prunelle noire, 12
Et je voulais t'offrir 6
Mille bonheurs rêvés où le désir succombe, 12
Philtres qui font aimer, chansons, parfums des fleurs, 12
Sourires amoureux et baisers de colombe, 12
240 Enivrantes langueurs ! 6
Mais je te souriais en vain : dans d'autres voies 12
L'orgueil t'égare, et moi, tu me fermes tes bras, 12
Tu t'éloignes, murant ton âme aux saintes joies 12
Que tu regretteras. 6
245 Adieu ! la vie est bonne, et tu l'as repoussée ; 12
Tu foules sans regret les pauvres fleurs d'un jour ; 12
Insensé ! pour régner seul avec ta pensée 12
Tu repousses l'amour ! 6
II
Hélios, rayonnant dans le calme empyrée, 12
250 Sur les monts, sur la plaine et sur la mer sacrée, 12
Darde ses flèches d'or, et du splendide azur 12
Sur la terre d'Hellas tombe un jour large et pur. 12
Les grands nuages blancs qui dans l'air vierge glissent 12
Comme des blocs de marbre au soleil resplendissent. 12
255 Dans l'éther inondé de sereines clartés 12
Se dressent hardiment les grands angles sculptés 12
Des îles, des rochers et des saints promontoires. 12
La mer, qui se déroule en vastes nappes noires, 12
Reflète en son cristal, profond comme les cieux, 12
260 Le tableau varié, sévère, harmonieux, 12
Des temples, des cités, des vaisseaux et des îles : 12
Partout de purs contours et des lignes tranquilles, 12
Tout chante, l'air, les bois et le flot argenté, 12
Tout est force et jeunesse, harmonie et beauté. 12
265 La trirème longeant le vieux rocher d'Égine 12
Conduit Euphorion vers la cité divine 12
Qui garde le beau nom de Pallas Àthéné. 12
Là, sous l'œil protecteur des dieux d'Homère, est né 12
Pour l'orgueil de la Grèce et le bonheur du monde, 12
270 Un peuple libre, enfant de la terre féconde, 12
Fort, puissant, créateur de types immortels. 12
Aux grèves d'Éleusis, où veillent les autels 12
Antiques, vénérés, de la Grande Déesse, 12
S'exerce aux jeux sacrés la robuste jeunesse ; 12
275 Les couronnes, les cris, volent de toutes parts, 12
Et sous Tardent soleil reluit l'airain des chars. 12
Puis tous les forts lutteurs, aux membres frottés d'huile, 12
Par les champs d'oliviers se pressent vers la ville 12
Sur leurs chevaux aux pieds ailés, précieux don 12
280 Qu'au peuple de Cécrops accorda Poseidon. 12
Euphorion les suit jusqu'à l'antique enceinte 12
Des murs cyclopéens ; de l'Acropole sainte 12
Tout ton peuple, ô Pallas ! gravit les blancs degrés. 12
Les vieillards au pas lent, du peuple vénérés, 12
285 Augustes, le front ceint de bandelettes blanches, 12
De l'olivier sacré tiennent en mains les branches ; 12
Et les beaux enfants nus, de myrte couronnés, 12
Conduisent en chantant les grands bœufs destinés 12
A la sainte hécatombe, et portent les amphores. 12
290 Des corbeilles en mains, les blanches canéphores 12
Jonchent le sol de fleurs, et leur robe de lin 12
Sous ses plis gracieux voile leur corps divin. 12
Et la flûte et la lyre aux chants sacrés s'unissent ; 12
Des temples spacieux les portiques s'emplissent, 12
295 Puis les adolescents apportent sur l'autel 12
Le vin, les fruits choisis, la farine et le miel ; 12
En l'honneur des grands dieux le sang des taureaux fume, 12
Et sur le trépied d'or l'offrande se consume. 12
On présente à Pallas un voile merveilleux, 12
300 Splendide, où sont tracés les grands combats des dieux : 12
Là, les spectres sans nom dont la terre s'étonne, 12
Les Titans, aux replis de dragons, la Gorgone 12
Pale, avec ses cheveux serpents et ses regards 12
Qui changent l'homme en pierre, et les monstres épars 12
305 Nés du sein trop fécond de la Terre irritée, 12
Géryon, Échidna, l'Hydre, Python, Antée, 12
Se dressent menaçants contre les dieux du ciel. 12
Mais eux, calmes et forts, au gouffre originel 12
Replongent les enfants de l'Érèbe, et la terre 12
310 Bénit le règne heureux des dieux de la lumière. 12
Du voile précieux Pallas reçoit le don. 12
Et sourit à ses fils du haut du Parthénon. 12
Sagesse antique ! ô toi qui jaillis tout armée 12
Du large front de Zeus, la ville bien-aimée 12
315 N'a-t-elle pas payé tes soins et ton amour ? 12
Pour elle, de l'Olympe oubliant le séjour, 12
Tu lui donnas ton nom, ta force et ta science, 12
Et l'olivier sacré, nourricier de l'enfance, 12
Symbole de la paix et des arts créateurs. 12
320 Quand l'Asie épancha ses flots dévastateurs, 12
Les champs de Marathon, les flots de Salamine, 12
Reconnurent le bras et l'égide divine 12
Qui briseront jadis la force des Titans. 12
Mais, à leur tour, Pallas, tes fils reconnaissants 12
325 Élevèrent pour toi le plus divin des temples, 12
Sublime piédestal, trône d'où tu contemples 12
Ce peuple glorieux qui montre à l'avenir 12
Jusqu'à quelle hauteur l'homme peut parvenir. 12
Un jour pourtant, pleurant leur force et leur jeunesse, 12
330 Les dieux de Phidias, les grands dieux de la Grèce, 12
Joncheront de débris le temple délaissé. 12
Mais l'art sacré renaît où ton souffle a passé, 12
Sainte Hellas ! Ton génie, allumé comme un phare, 12
Sur les siècles nouveaux, plongés dans l'ombre avare. 12
335 Rayonne ; à son aspect se disperse et s'enfuit 12
Le cortège effaré des démons de la nuit. 12
Cependant, s'inclinant vers Delphes la divine, 12
De ses derniers rayons le soleil illumine 12
Les colonnes de marbre et les frontons sacrés 12
340 Le couchant, resplendit de nuages pourprés. 12
Euphorion, debout devant le saint portique, 12
Embrassant du regard les plaines de l'Attique, 12
Et le Pyrée aux cent trirèmes, et la mer, 12
Le front penché, s'écrie, en proie au doute amer : 12
345 Ce qu'en vain j'ai cherché dans l'immobile Asie 12
O race créatrice entre toutes choisie, 12
Répondez, fils d'Hellas, cet idéal rêvé, 12
Me le donnerez-vous, et l'avez-vous trouvé ? 12
CHŒUR
STROPHE I
Fils d'Hélène, tu vois la féconde patrie 12
350 Dos dieux et des héros, Hellas, riche en coursiers : 12
Ce fleuve est l'Ilyssos, cette plaine fleurie, 12
La terre de Pallas, fertile en oliviers. 12
La, les murs dos cités naissent au son des lyres, 12
Et, du sein de la mer divine, aux matelots, 12
355 Souvent Aphrodité, déesse des sourires, 12
Dans sa conque marine apparaît sur les flots. 12
Là, les murs des cités naissent au son des lyres, 12
Les joncs ont des soupirs, et les chênes des bois 12
De prophétiques voix. 6
ANTISTROPHE I
360 Les dieux olympiens, par un divin mystère, 12
Unissent, dans leurs mille hymens, la terre aux cieux, 12
Et les héros, dompteurs des monstres de la terre, 12
Dans l'Olympe étoilé règnent parmi les dieux. 12
Comme des cygnes blancs, en troupes vagabondes, 12
365 Leurs constellations, pendant les nuits d'été, 12
Guident les matelots ; les Néréides blondes, 12
Dans la mer où naquit Cypris Aphrodité, 12
Comme des cygnes blancs en troupes vagabondes, 12
Dénouant leur ceinture et leur robe aux longs plis, 12
370 Daignent leurs flancs polis. 6
ÉPODE I
Sur les sommets sacrés des blanches acropoles, 12
L'œil indulgent des dieux 6
Contemple chaque jour des danses et des jeux. 12
La sagesse sourit en gracieux symboles 12
375 Dans les temples de marbre aux grands frontons sculptés, 12
Sur les sommets sacrés des blanches acropoles, 12
D'où les dieux protecteurs veillent sur les cités. 12
STROPHE II
Aux rhythmes cadencés des graves mélodies, 12
Quand Sappho de Lesbos, reine des chants d'amour, 12
380 Conduit, la lyre en main, les blanches théories, 12
Les danses et les chœurs s'enlacent tour à tour. 12
Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, 12
Les mères, aux sculpteurs, prêtres de la beauté, 12
Montrent pieusement le corps des vierges nues, 12
385 Thème religieux pour un hymne sculpté. 12
Chez ce peuple divin, beau comme ses statues, 12
Lu temple avec respect garde dans son trésor 12
Phryné sculptée en or. 6
ANTISTROPHE II
Contemple les lutteurs dans le stade olympique ; 12
390 La Grèce honore en eux la force et la beauté, 12
Et chante, par la voix de l'Ïambe tragique, 12
La lutte du destin et de la volonté. 12
Aux fêtes d'Éleusis et des Panathénées, 12
Avec les noms des dieux du divin Parthénon, 12
395 Le peuple chaule, au son des flûtes alternées, 12
Les noms d'Harmodios et d'Aristogiton. 12
Aux l'êtes d'Éleusis et des Panathénées, 12
Les tyrans savent bien que des glaives vengeurs 12
Se cachent sous les fleurs. 6
ÉPODE I
400 Couronne-toi de myrte aux l'êtes de la Grèce, 12
Répète les accents 6
Des vierges au long voile et des adolescents. 12
L'éternelle beauté vient des dieux ; pour prêtresse 12
Elle a la poésie aux accords inspirés. 12
405 Couronne-toi de myrte aux tètes de la Grèce, 12
Fils d'Hélène, en chantant sur les modes sacrés. 12
EUPHORION
J'ai souvent invoqué, sur les saintes collines, 12
Le chœur mélodieux des muses, que conduit 12
Loxias Apollon, roi des strophes divines ; 12
410 Et j'ai chanté l'amour, la jeunesse qui fuit, 12
Et les combats sanglants, et Pergame détruit. 12
J'ai souvent adoré, dans le marbre captives, 12
Les images du ciel que l'art dérobe aux dieux ; 12
J'ai demandé l'oubli des heures fugitives 12
415 A ce monde idéal qui révèle à nos yeux 12
Comme un reflet lointain de la splendeur des cieux. 12
Poétique rivage, où le flot qui soupire 12
Jette aux vents embaumés des mots harmonieux ; 12
Cortège insouciant des dieux fils de la lyre, 12
420 Blanches villes de marbre aux noms mélodieux, 12
Peuple sacré d'Hellas, recevez mes adieux. 12
Le spectacle du mal venait troubler ma vie ; 12
J'ai vu ceux qui souffraient dans l'ombre, et j'ai prié 12
Pour le faible, l'enfant, l'esclave qu'on oublie, 12
425 Et mon cœur s'est rempli d'une immense pitié ; 12
Mais vers le ciel d'airain vainement j'ai crié. 12
Que me fait votre gloire indifférente et fière, 12
Dieux heureux, qui toujours protégez les plus forts ? 12
Je ne veux plus offrir mon culte et ma prière 12
430 Qu'à celui qui promet le pardon au remords, 12
A la faiblesse un juge, une espérance aux morts. 12
J'irai dans les déserts emplis d'échos mystiques, 12
Sur le sable épeler les traces de ses pas, 12
Et j'attendrai, courbé sous les vents prophétiques, 12
435 L'idéale beauté, sans modèle ici-bas, 12
Que tous vos dieux heureux ne me donneront pas. 12
LE CHŒUR
Hélas ! hélas ! au lieu des chansons et des danses, 12
Quels flots de pleurs versés ! 6
Quels cris d'angoisse au lieu des plaisirs repoussés ! 12
440 Remords que rien n'efface, inutiles souffrances, 12
Longs soupirs, lourde croix, 6
Et l'éternel regret des rêves d'autrefois. 12
Les dieux vaincus, pendant la nuit impure et douce, 12
Aux saintes visions 6
445 Mêlent l'attrait vengeur de leurs tentations. 12
La prière ? Malheur à toi ! Dieu te repousse, 12
Et laisse aux cœurs brisés 6
Un crucifix muet, froid sous leurs longs baisers. 12
A ces mots, au moment de reprendre sa route, 12
450 Euphorion hésite au carrefour du doute, 12
Et, pensif, devant Rome il s'arrête un instant 12
Pour saluer encor le vieux monde en partant. 12
Il est nuit : Rome dort, sereine et reposée ; 12
Le Forum est désert ; le sol du Colysée 12
455 Boit le sang répandu dans les jeux du matin ; 12
La lune disparaît derrière l'Aventin. 12
Chaque temple a fermé sa porte aux yeux vulgaires, 12
Mais les initiés célèbrent leurs mystères, 12
Et leur prière, avec l'encens des trépieds d'or, 12
460 Dans l'air silencieux vibre et s'élève encor. 12
Non loin d'eux cependant, au fond des catacombes, 12
Devant un simple autel qui n'a pas d'hétatombes, 12
Au milieu des tombeaux, tout un peuple à genoux 12
A leurs hymnes joyeux mêle un chant triste et doux. 12
465 Et l'écho, recueillant les notes dispersées, 12
Réseau mélodieux de strophes enlacées, 12
Forme de ces deux voix un accord solennel 12
Dans un hymne commun s'élevant vers le ciel : 12
I
Vénus ! reçois nos vœux ; les heureux sont tes prêtres ; 12
470 Tu souris, et l'amour enivre tous les êtres ; 12
Les fleurs de l'été germent sous tes pas. 10
II
Dieu mort pour nous, qui fis une vertu des larmes, 12
Quand on souffre pour loi la douleur a des charmes : 12
L'homme f oublîrait s'il ne souffrait pas. 10
I
475 O Vénus ! à toi les nuits embaumées, 10
Les danses au bruit des chansons aimées, 10
Les roses de Pœstum autour des coupes d'or. 12
II
Tu bénis, ô Christ ! les rochers arides 10
Où l'âme des saints, dans les Thébaïdes, 10
480 S'épure, et vole à toi d'un plus sublime assor. 12
I
O Beauté divine, ô reine suprême, 10
O mère de l'amour et de la volupté ! 12
Appelle, on te suit ; souris, et Ton t'aime, 10
O parure des dieux, ô divine Beauté ! 12
II
485 Virginité sainte, ô blanche couronne ! 10
Vêtement de lumière aux anges emprunté. 12
Que l'homme n'eût pas conquis, que Dieu donne, 10
Parfum des lis du ciel, sainte Virginité ! 12
I
Larmes de volupté, sanglots des nuits heureuses, 12
490 Étreintes, soupirs, baisers sur baisers ! 10
II
Larmes du repentir, baume des cœurs brisés, 12
Pleurs des longues nuits, tristesses pieuses ! 10
I
Plaisir ! roi du monde et dompteur des dieux, 10
Règne sur nos cœurs comme dans les cieux, 10
495 Et toi, vole moins vite, ô char muet des heures ! 12
II
Douleur, ô baptême, ô suprême loi ! 10
Heureux qui s'élève, épuré par loi, 10
Loin du plaisir impie, aux célestes demeures ! 12
I
Trop tôt viendra l'hiver, et puis la longue nuit ; 12
500 Oublions ; fêtons bien la jeunesse qui fuit 12
Et n'attristons pas la saison des roses. 10
II
Toute chair a sa croix et tout être gémit : 12
Espérons, car la mort est proche, et Dieu la mit 12
Pour terme suprême aux larmes des choses. 10
I
505 Quelques jours encore, ô nuit du tombeau ! 10
La lumière est si douce et la vie est si belle ! 12
II
Ange de la mort, prends-nous sous ton aile, 10
Quand on s'endort en Dieu, le réveil est si beau ! 12
Comme un son de cristal qui meurt dans l'air sonore, 12
510 Se turent les deux voix au réveil de l'aurore. 12
Euphorion longtemps encor suivit, rêveur, 12
Cet écho des deux voix qui luttaient dans son cœur ; 12
Puis, poursuivant le cours de son pèlerinage, 12
Il alla se mêler aux peuples d'un autre âge, 12
515 Sans détourner les yeux, de peur de regretter 12
Le facile bonheur qu'il venait de quitter. 12
LA DERNIÈRE NUIT DE JULIEN
Parabase
JULIEN
Par-dessus tous les dieux du ciel et de la terre, 12
J'adore ton pouvoir immuable, indompté, 12
Déesse des vieux jours, morne Fatalité. 12
520 Ce pouvoir implacable, aveugle et solitaire. 12
Écrase mon orgueil et ma force, et je vois 12
Que l'on décline en vain tes inflexibles lois. 12
Les peuples adoraient le joug qui les enchaîne, 12
Rome dormait en paix sur son char triomphal. 12
525 Des oracles veillaient sur son sommeil royal. 12
Maintenant du destin la force souveraine 12
Brise le sceptre d'or de Rome dans mes mains. 12
Et Sapor va venger les Francs et les Germains. 12
J'ai relevé l'autel des dieux de la patrie, 12
530 Et j'aperçois déjà le temps qui foule aux pieds 12
Les vieux temples déserts de mes dieux oubliés. 12
Au culte du passé j'ai dévoué ma vie, 12
Bientôt sous sa ruine il va m'ensevelir. 12
Le passé meurt en moi, victoire à l'avenir ! 12
LE GÉNIE DE l'EMPIRE
535 Ne crains pas l'avenir, toi dont les mains sont pures, 12
O dernier défenseur d'un culte déserté, 12
Qui voulus porter seul toutes les flétrissures 12
Du vieux monde romain, et couvrir ses souillures 12
Du manteau de ta gloire et de ta pureté ! 12
540 En vain tes ennemis ont voué ta mémoire 12
A l'exécration des siècles à venir ; 12
Le glaive est dans tes mains : l'incorruptible histoire 12
Dira ce qu'il fallut à l'amant de la gloire 12
De force et de vertu pour ne s'en pas servir. 12
545 La fortune rendra blessure pour blessure ; 12
A ces peuples nouveaux, aujourd'hui ses élus, 12
Quand leurs crimes aussi combleront la mesure. 12
Mais mille ans passeront sans laver ton injure, 12
Car Némésis est seule à venger les vaincus. 12
550 O César ! tu mourras sous une arme romaine. 12
La tardive justice un jour effacera 12
Ce surnom d'apostat que te donna la haine ; 12
Mais le monde ébranlé dans sa chute t'en traîne, 12
Et ton culte proscrit avec toi périra. 12
555 Et moi, je te suivrai, car je suis le Génie 12
De Rome et de l'empire ; unissant leurs efforts, 12
Tes ennemis, les miens, las de mou agonie, 12
Veulent voir le dernier soleil de la patrie. 12
Cédons-leur, le destin le veut, nos dieux sont morts. 12
III
560 Maintenant suivez-moi dans les forêts austères, 12
Sous les arceaux dormants des pâles monastères, 12
Dans la sainte Allemagne, à la nuit de Noël. 12
Le vent balaye au loin les nuages du ciel, 12
Et secoue, en versant sa sauvage harmonie, 12
565 Les vieux troncs dépouillés des chênes d'Hercynie, 12
Et les grands sapins noirs aux rameaux éplorés. 12
Les pâles horizons par la lune éclairés 12
S'enveloppent d'épais brouillards par intervalles, 12
Et la neige, chassée au souffle des rafales, 12
570 Étend son blanc linceul, froid manteau des hivers, 12
Sur la plaine, les monts et les grands bois déserts. 12
C'est là, loin de la vie et loin des bruits du monde, 12
Sous les abris discrets de la forêt profonde, 12
Que se cache aux regards l'église où, prosterné, 12
575 Le peuple saint s'écrie : « Un enfant nous est né ! » 12
Ainsi qu'un bois touffu, les frêles colonnades 12
Inclinent leurs rameaux et croisent leurs arcades ; 12
Comme autour des vieux troncs, le lierre glisse autour 12
Des piliers élancés et des flèches à jour, 12
580 Et, comme des sapins, les aiguilles gothiques 12
Dressent dans le ciel gris leurs ombres fantastiques. 12
Écoutez ! l'orgue saint mêle ses mille voix 12
Au bruit du vent d'hiver qui gronde dans les bois. 12
Et les saints dont le front se meurtrit sur les dalles, 12
585 Ceux dont le peuple baise à genoux les sandales, 12
Car leurs pieds bienheureux touchèrent autrefois 12
Le sol trois fois béni du chemin de la croix ; 12
Les chérubins de pierre aux figures pensives, 12
Les anges flamboyants qui jettent des ogives 12
590 Un reflet de leur robe aux magiques couleurs 12
Et des rayons de lune épanouis en fleurs, 12
Tous chantent à genoux les célestes cantiques, 12
Et la voûte d'azur pleine d'échos mystiques 12
Redit l'hymne sans fin de l'univers en chœur, 12
595 Et jusqu'au marchepied du trône du Seigneur 12
Les fléchas, s'élançant ainsi qu'une prière, 12
Portent les mille vœux et l'encens de la terre, 12
Tous nos soupirs mêlés dans un commun soupir, 12
Avec le sang du Christ pour les faire accueillir. 12
LE PRÊTRE
600 Pécheurs, courbez vos fronts : pour toutes créatures 12
La force et la vertu viennent du roi des cieux ; 12
Nul n'est grand, nul n'est saint, nu ! n'est pur à ses yeux. 12
Dieu dans ses anges même a trouvé des souillures, 12
Et sur le lit du mort, à l'instant solennel, 12
605 Le juste ne sait pas s'il a conquis le ciel. 12
LES ENFANTS
Petit enfant Jésus rayonnant dans tes langes, 12
Les humbles, les enfants dont le cœur est sans fiel, 12
Sont ceux que tu nommas les élus de ton ciel ; 12
Et nous, tes préférés, les bien-ai mes des anges, 12
610 Devant l'humble berceau d'un enfant comme nous, 12
Nous apportons les vœux de ce peuple à genoux. 12
LES VIERGES
Vierge, étoile du ciel qui luis dans le bleu calme. 12
Notre cœur, pur d'amour humain, dans un couvent, 12
Ainsi qu'en un tombeau, s'ensevelit vivant ; 12
615 Quel terrestre bonheur vaut l'immortelle palme 12
Que tu nous as promise au ciel, parmi tes lis, 12
A nous qui pour époux avons choisi ton fils ? 12
LES CROISÉS
Nous partons, Dieu le veut ! qu'il bénisse nos armes ; 12
Car au delà des mers nous t'allons conquérir, 12
620 Cité sainte où pour nous son fils voulut mourir. 12
Nos mères ont mouillé nos casques de leurs larmes : 12
Que la mère de Dieu les protège ! Au manoir 12
Plus d'une doit mourir avant de nous revoir. 12
LES ESCLAVES
Seigneur, toi qui promis aux serfs la délivrance, 12
625 Prends pitié de nos pleurs ! Nous aurions pu changer 12
Les fers de l'esclavage en glaive, et nous venger-, 12
Mais à toi seul, Seigneur, appartient la vengeance. 12
Seigneur, ton fils est mort pour nous aussi ! Pourquoi 12
Nos cris sont-ils si longs à monter jusqu'à toi ? 12
LES ANACHORÈTES
630 Au désert ! Pour peupler nos nuits de rêves chastes, 12
Pour élever à Dieu nos désirs épurés, 12
Le silence éternel des grands cieux sidérés 12
Et le recueillement des solitudes vastes ! 12
Le siècle est condamné, le monde va finir : 12
635 Au désert, Dieu le veut ! Frères, il faut mourir ! 12
LES MORTS
Nous attendons le jour prédit par les prophètes 12
Où la voix de l'archange éveillera les morts. 12
Seigneur, délivre-nous ! le ver ronge nos corps, 12
La tempête et l'orage ont passé sur nos têtes, 12
640 L'abîme nous dévore, et de la profondeur 12
De nos tombeaux glacés nous t'implorons, Seigneur. 12
CHŒUR
Les mondes à l'abri de ta toute-puissance 12
Roulent entrelacés dans un ordre éternel ; 12
Sur l'humble fleur des champs et sur l'oiseau du ciel 12
645 Veille éternellement ta calme Providence : 12
Et nous, pour qui ton fils est mort, nous tes enfants, 12
Nous t'implorons en vain depuis plus de mille ans. 12
Seigneur, nous t'adorons le front dans la poussière ; 12
Mais, si tu veux compter nos péchés, qui pourra 12
650 Soutenir ton regard, et qui te répondra ? 12
Monte vers lui, parfum de l'âme, humble prière ; 12
Montez comme l'encens du soir, larmes des cœurs 12
Qu'abreuve le torrent des célestes douleurs. 12
Et sous les arceaux noirs des longs piliers gothiques, 12
655 Les soupirs de la foule et l'encens des cantiques 12
Montaient, et tout le peuple agenouillé pleurait, 12
Et l' éclatante voix de l'orgue saint vibrait. 12
Le prêtre, sous l'azur de la nef constellée, 12
Élevait des deux mains l'offrande immaculée : 12
660 Pourtant Euphorion, devant un noir pilier, 12
Seul debout, mesurant de son regard altier 12
La croix resplendissante aux cent clartés des cierges, 12
Mêlait la voix du doute aux chants d'amour des vierges. 12
L'église frémissait sous ce blasphème impur, 12
665 Et les anges pleuraient dans leurs niches d'azur : 12
Seigneur, pour tes enfants ta justice est bien lente ; 12
N'avons-nous pas assez souffert, assez pleuré, 12
Et ne verrous-nous pas, après mille ans d'attente, 12
Sur la nue éclatante 6
670 Ton Christ transfiguré ? 6
Seigneur, cette sueur de sang qui nous inonde, 12
N'a-t-elle pas lavé le crime originel ? 12
N'est-il pas temps enfin que ta voix nous réponde ? 12
Le calvaire du monde 6
675 Sera-t-il éternel ? 6
Humiliant sou front, le sage à la science 12
À préféré la foi ; pour le cloître et ses pleurs 12
La vierge a rejeté l'amour rêvé ; l'enfance 12
T'offre son innocence, 6
680 L'esclave ses douleurs. 6
Quel souffle loin du ciel chasse donc la prière ? 12
T'endors-tu donc aux chants des séraphins en chœur ? 12
Meurs-tu, pour racheter les fils d'une autre terre, 12
Sur un autre calvaire ? 6
685 Où donc es-tu, Seigneur ? 6
Non ! le nouveau calvaire où sa tombe se creuse 12
N'aura pas de réveil ni de troisième jour ; 12
Son glas de mort, aux chants de la terre Oublieuse, 12
Dans la nuit pluvieuse 6
690 Va sonner sans retour. 6
Mais ne le pleurons pas, et comptons ses victimes : 12
Tortures, noirs cachots, gibets, bûchers eu feu, 12
Spectres de mort, fuyez dans les sombres abîmes ! 12
Fallait-il tant de crimes 6
695 Pour condamner un Dieu ? 6
Fantômes de la nuit que chasse la lumière, 12
Fuyez ! Je règne seul sur les cieux agrandis ! 12
Hommage de la peur, silence, humble prière ! 12
Vous, rois et dieux, arrière, 6
700 Retirez-vous, maudits ! 6
L'orgueil fait dans mou sein frissonner chaque fibre : 12
Tombez, fers du captif ! foi de l'enfance, adieu ! 12
Un cri de délivrance au fond de mon cœur vibre : 12
Je suis fort, je suis libre, 6
705 Je suis roi, je suis dieu ! 6
L'église à ces accents s'ébranle ; la nef sombre 12
Tremble sur ses piliers, et des oiseaux sans nombre, 12
Avec les chérubins sculptés aux pendentifs, 12
S'en volant vers le ciel, poussent des cris plaintifs. 12
710 Le contour vacillant de la voûte étoilée, 12
Comme au miroir d'un lac une image troublée, 12
Comme un palais magique en un rêve trompeur, 12
S'efface et fond en vague et bleuâtre vapeur. 12
Tous les saints des vitraux, tous les anges des voûtes, 12
715 Dispersés dans les airs, volent par mille routes, 12
Et, suivant du regard leur fuite, Euphorion 12
Entend tomber sur lui leur malédiction : 12
Sois maudit ! Tu voudrais porter le poids du monde, 12
Tu voudrais arracher l'image du saint lieu, 12
720 Tu voudrais vaincre Dieu ! 6
Sois maudit ! Dans la nuit éternelle et profonde, 12
Tu fuiras, à travers la vague immensité 12
Sans cesse ballotté. 6
Tantôt tu lasseras tes ailes déployées, 12
725 Tournoyant à travers l'immensité du ciel 12
Dans le vide éternel, 6
Et tantôt tu suivras des routes dépouillées 12
Pour vaincre, en un combat sans cesse renaissant, 12
Un adversaire absent. 6
730 Tu poursuivras en vain ton long pèlerinage ; 12
Tes genoux s'useront sans trouver jusqu'au soir 12
Un abri pour t'asseoir. 6
Tu vogueras sans but sur des mers sans rivage, 12
Où nul astre ne brille à travers l'air voilé 12
735 Dans le ciel dépeuplé. 6
Comme sur la montagne, avant sa mort, Moïse 12
Vit les champs réservés à sa postérité, 12
Qui n'avait pas douté, 6
Le fantôme rêvé d'une terre promise 12
740 Fascine tes regards ; mais tu ne la verras 12
Qu'au jour où tu mourras. 6
Les rayons du matin percent la brume grise ; 12
A là place où la veille était la grande église, 12
La foule, sans abri contre les vents d'hiver, 12
745 Redemande le toit qui la couvrait hier. 12
Mais bientôt, dispersés dans la forêt obscure, 12
Les sages, à travers les champs de la nature, 12
Vont chercher, pleins d'ardeur, dans des sentiers perdus. 12
L'arbre de la science et ses fruits défendus. 12
750 Les peuples, sous le vent qui déchire les nues, 12
S'élancent en chantant vers les mers inconnues, 12
Et l'esclave, brisant ses fers, arme son bras 12
Pour la Liberté sainte et les derniers combats. 12
Épilogue
Un chant de mort. Voici ce que je vis en rêve : 12
755 La nuit couvrait Paris ; sur la place de Grève 12
Ondulait tout un peuple, ainsi qu'aux vents d'hiver 12
Roulent amoncelés les grands flots de la mer. 12
Hais nul bruit ne sortait de cette foule immense, 12
Qui s'agitait avec un effrayant silence : 12
760 Ce peuple n'était pas du monde des vivants. 12
Çà et là je voyais, parmi les flots mouvants, 12
Des nommes au front pâle, à la prunelle ardente, 12
Et dont le cou portait une ligne sanglante. 12
Ces hommes, sérieux, tristes, calmes et forts, 12
765 Semblaient guider la foule innombrable des morts. 12
J'eus bientôt reconnu les ombres vénérées 12
De nos grands-pères morts dans les luttes sacrées, 12
Et, craignant leur courroux pour nous, leurs fils maudits, 12
Je prosternai mon front contre terre et je dis : 12
770 « ô nos pères, pardon ! Géants, fils de la terre, 12
Dont les bras entassaient Ossas et Pélions, 12
Quand des dieux oppresseurs l'Olympe solitaire 12
Croulait au vent de feu des révolutions, 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
775 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
780 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alors, pareil au bruit des flots que le vent roule, 12
J'entendis s'élever, de toute cette foule, 12
Un immense sanglot dont le ciel retentit, 12
785 Puis une voix vibra dans l'air sonore, et dit : 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
790 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La vision de mort n'était pas achevée ; 12
795 Comme un roc noir battu par la mer soulevée, 12
Un immense échafaud dans les airs se dressa, 12
Et l'immolation des martyrs commença. 12
Tous ceux qui, pour le nom de la sainte Justice, 12
Avaient donné jadis leur vie en sacrifice, 12
800 Venaient de l'Occident, venaient de l'Orient, 12
Les uns en combattant, les autres en priant ; 12
Ceux-ci ; les yeux tournés vers la voûte infinie, 12
Suivaient leur divin rêve à travers l'agonie. 12
D'abord parut le Dieu qu'une Vierge enfanta, 12
805 Pâle et sanglant, ainsi qu'aux jours du Golgotha ; 12
Puis ceux qu'aux cris joyeux de la foule en attente 12
Les tigres déchiraient sur l'arène sanglante ; 12
Ceux dont les chants de mort, sur les bûchers en feu, 12
Aux hymnes dos bourreaux se mêlaient devant Dieu, 12
810 Et tous ceux qu'au milieu de tortures sans nombre 12
Les cachots de l'Église étouffèrent dans l'ombre. 12
Les yeux levés au ciel, le pardon dans le cœur, 12
Tous disaient en mourant : « Mon Dieu, pardonne-leur ! » 12
Ceux-là, libres et fiers, race de Prométhée, 12
815 Gardaient sur l'échafaud leur colère indomptée, 12
Et pour leur testament léguaient à l'avenir 12
Un glaive avec ces mots : « Vivre libre ou mourir ! » 12
Mais en vain ils cherchaient dans la foule endormie 12
Une larme, un regard, une parole amie ; 12
820 Le peuple abandonnait ses défenseurs mourants 12
Et revenait baiser la main de ses tyrans. 12
Les martyrs répondaient à l'insulte, à la haine, 12
En lançant vers le ciel des tronçons de leur chaîne, 12
Et mouraient en chantant l'hymne de liberté, 12
825 On répétaient tout bas : « Sainte simplicité ! » 12
Et toujours, cependant, ainsi qu'avant l'automne 12
Tombent les épis mûrs quand la faux les moissonne, 12
Sur le sombre échafaud se pressaient pour mourir 12
Les martyrs du passé, puis ceux de l'avenir. 12
830 Alors, debout parmi les dépouilles sanglantes, 12
Invoquant les grands dieux des vengeances trop lentes, 12
Euphorion maudit tout le peuple, lançant 12
Aux quatre vents du ciel des gouttes de leur sang : 12
Vous avez su mourir, ô Christs de tous les âges ! 12
835 Mais tous, et même les plus forts, 8
Vous pâlissiez devant l'insulte et les outrages 12
De ceux pour qui vous êtes morts. 8
Demi-dieux rédempteurs, héros du sacrifice, 12
Dans votre nuit des Oliviers, 8
840 Tous vous disiez : « Seigneur, détourne ce calice ! » 12
Et tous pourtant vous le buviez ; 8
Et vous leviez les yeux vers les sphères sereines 12
Où brillait votre astre idéal ; 8
Car, par delà ce flot des lâchetés humaines, 12
845 La croix se change en piédestal, 8
Et le temps ceint vos fronts d'une auréole pure 12
Au jour des tardifs repentirs. 8
Mais ce peuple, qui n'a que l'opprobre et l'injure 12
Pour ses sauveurs et ses martyrs, 8
850 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
855 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alors se confondit la vision nocturne 12
Que sur moi le sommeil évoquait de son urne ; 12
860 Dans l'abîme sans borne où mes yeux se noyaient, 12
De grands astres éteints çà et là tournoyaient. 12
Comme un vaisseau perdu dans l'Océan des mondes, 12
La terre s'égarait en courses vagabondes ; 12
Le soleil, — oh ! qu'un seul, un seul rayon béni 12
865 Traversât seulement les champs de l'Infini ! 12
Mais dans les cieux nageait un crépuscule pâle ; 12
Par instants mugissait la lugubre rafale 12
Que Dante vit planer sur les cercles maudits ; 12
Puis un silence morne, et les vents engourdis 12
870 Laissaient les mers sans vague et de brume voilées. 12
Cependant, au milieu des plaines désolées, 12
Vibrait comme l'écho d'un mugissement sourd, 12
Et dans l'air sans étoile errait un brouillard lourd. 12
Connue les cris mêlés de mille oiseaux funèbre, 12
875 Un dernier cri de mort monta dans les ténèbres, 12
Et de l'immensité l'écho le répéta. 12
Alors Euphorion prit sa lyre et chanta 12
Adieu ! tout est fini ! la nuit règne sans borne 12
Sur l'immensité morne, 6
880 Etne ramènera, ni demain ni jamais, 12
Le soleil que j'aimais. 6
Encore un chant. A toi mes dernières paroles, 12
A toi qui fais pleurer tout ensemble et consoles, 12
O divin souvenir ! 6
885 Esprit des anciens jours, descends de ton étoile ; 12
Étends autour de moi ton aile d'or, et voile 12
L'implacable avenir. 6
Je regrette ces jours de fraîcheur printanière 12
Où la sainte lumière 6
890 Montait à mes regards, pour la première fois, 12
La verdure des bois. 6
Oh ! la neige des monts, les torrents, l'ombre épaisse, 12
Fleurs des rives, lotus, gazons verts que caresse 12
Le flot calme et dormant ! 6
895 Mystères des forets, profondeurs insondées, 12
Où mes ailes d'argent, par les brises guidées, 12
Volaient si librement ! 6
Et puis voici les chœurs, et, dans les plaines blondes, 12
Les danses vagabondes, 6
900 Et l'incarnation de la sainte Beauté 12
Dans le marbre sculpté, 6
Les frontons blancs, les dieux souriants et sans nombre, 12
La vie heureuse et libre, et les baisers dans l'ombre, 12
J'entends vibrer dans l'air 6
905 Comme un écho lointain de chansons oubliées, 12
Et frissonner au vent les tresses déliées 12
Des nymphes de la mer. 6
Pendant les longues nuits, au fond des cathédrales, 12
A genoux sur les dalles, 6
910 J'ai mêlé ma prière et mes pleurs aux soupirs 12
Des saints et des martyrs ; 6
Puis j'ai voulu chercher, dans d'austères éludes, 12
L'arbre de la science, au fond des solitudes 12
Où Dieu l'avait planté ; 6
915 Et j'ai suivi les pas de la phalange ardente 12
Qui voulait conquérir sur l'arène sanglante 12
La sainte liberté. 6
Toujours devant mes yeux, comme devant les mages, 12
De radieux mirages 6
920 Brillaient, et je suivais l'astre qui m'avait lui. 12
Mais en vain aujourd'hui, 6
Dans un vague lointain, j'entends chanter les brises : 12
Les Édens d'Orient et les terres promises 12
Ne m'attireront plus. 6
925 Si je priais encore, ô Dieu, que je renie, 12
Je ne demanderais, ô jeunesse bénie ! 12
Qu'un seul des jours perdus. 6
Puisque mes dieux sont morts, qu'au vent de ma pensée 12
Leur cendre est dispersée, 6
930 Dormons du lourd sommeil qu'en son gouffre béant 12
Nous garde le néant. 6
Là sont les jours pleurés de ma jeunesse morte. 12
Que les peuples nouveaux marchent où les emporte 12
Le muet avenir ! 6
935 Au linceul du passé couchons-nous en silence ; 12
Dormons sans rêve ; adieu, pièges de l'Espérance, 12
Poisons du souvenir ! 6
Voici la grande nuit. Si jamais, ô mes frères ! 12
Vers de meilleures terres 6
940 Le souffle de l'Esprit vous emporte, donnez 12
Une larme aux aînés ! 6
Dans ses courses, parfois l'essaim des hirondelles 12
S'arrête, et, près du terme espéré, pleure celles 12
Qui tombent en chemin. 6
945 O mortels ! suspendez votre course rapide ; 12
Pleurez ceux qui sont morts en rêvant l'Atlantide 12
Où vous serez demain. 6
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