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MLV_1/MLV57
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POÉSIES LÉGÈRES
ÉPITRE
À MON DERNIER ÉCU
Reste de mon léger trésor, 8
O toi, ma dernière ressource ! 8
Toi qui du moins peuples encor 8
La solitude de ma bourse, 8
5 Écu modeste ! il faut partir. 8
De ce départ mou cœur murmure ; 8
Pourtant la nécessité dure 8
Me commande d'y consentir. 8
Je te regretterai sans cesse ; 8
10 Je l'avoûrai de bonne foi : 8
Ami fidèle, auprès de moi 8
A peu près seul de ton espèce, 8
Depuis longtemps j'avais sur toi 8
Réuni toute ma tendresse. 8
15 Pauvre écu ! quel sera ton sort ? 8
Iras-tu courir par la ville ? 8
Ou languir dans le coffre-fort 8
D'un vieux Crésus à l'âme vile ? 8
En un seul jour te verra-t-on 8
20 Passer d'une course rapide 8
Du pauvre à l'opulent avide, 8
Ou de l'honnête homme au fripon ? 8
O destin qui pour toi m'effraie ! 8
Devrais-tu, partout dédaigné, 8
25 Aller, invalide et rogné, 8
Finir les jours à la Monnaie ? 8
Ou bien, de ce riche nouveau 8
Habitant les énormes caisses, 8
Te perdre, mince filet d'eau, 8
30 Dans l'océan de ses richesses ? 8
Que d'écueils s'offrent devant toi ! 8
Pour tes mœurs je tremble d'avance 8
Tu rempliras plus d'un emploi 8
Bien à charge à ta conscience. 8
35 Sans honte dis la vérité, 8
Ouvriras-tu chaque semaine 8
Le temple si peu respecté 8
De Thalie et de Melpomène 8
A ce petit-maître affecté, 8
40 Fat par penchant, sot par nature, 8
Qui, parlant ab hoc et ab hac, 8
Juge de la littérature. 8
Comme d'un jabot ou d'un frac ? 8
Paîras-tu le lourd libelliste 8
45 Qui de maint ouvrage en crédit 8
Grossit effrontément sa liste, 8
Et dîne du mal qu'il a dit ? 8
T'étalant avec impudence, 8
Viendras-tu siéger sans remord 8
50 Sur ces tapis maudits du sort, 8
Dont la couleur est l'espérance, 8
Et dont les effets sont la mort ? 8
Encor si par toi l'opulence 8
Avec mystère secourait 8
55 La noble et timide indigence ! 8
Cette image du moins pourrait 8
Me consoler de ton absence… 8
Vœux inutiles ! vain regret !… 8
On parle tant de bienfaisance 8
60 Qu'on en dispense du bienfait. 8
Tu connaîtras notre faiblesse, 8
Et nos vices et nos travers, 8
Et tu sauras que ton espèce 8
Gouverne tout dans l'univers : 8
65 Tu sauras comment l'égoïste, 8
Isolé dans son froid bonheur, 8
Vit et meurt, solitaire et triste, 8
Sans se douter qu'il eut un cœur ; 8
Comment la richesse inhumaine 8
70 Insulte au mérite indigent, 8
Et comment ce siècle d'argent 8
Au siècle de fer nous ramène. 8
Mais déjà tu fuis loin de moi ; 8
J'entends sonner l'heure funeste… 8
75 Adieu, cher écu ! Souviens-toi 8
Du meilleur ami qui te'reste. 8
Si tu reviens un jour loger 8
Dans mon asile poétique, 8
Je te promets de rédiger 8
80 Ton voyage philosophique. 8
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