Métrique en Ligne
MLV_1/MLV54
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
L'AMOUR MATERNEL
De ma veine docile échappés au hasard, 12
Coulez, mes vers, coulez sans effort et sans art ! 12
Une mère, un enfant, voilà votre modèle : 12
Soyez purs comme lui, soyez tendres comme elle. 12
5 Puisse un jour cette mère, au berceau de son fils, 12
Pensive, quelquefois parcourir mes récits ; 12
Et, reposant ses yeux sur l'enfant qu'elle adore, 12
Suspendre sa lecture, et la reprendre encore ! 12
Ce maternel amour, par des charmes secrets, 12
10 Émeut la brute même au fond de ses forêts. 12
L'hyène épouvantable et l'affreuse panthère 12
Sous leur farouche aspect cachent un cœur de mère. 12
Terrible en sa douleur, par de lugubres cris 12
La lionne au désert redemande ses fils. 12
15 Lorsque du doux printemps la présence féconde 12
Au souffle des zéphyrs ressuscite le monde, 12
Renonçant à ses jeux, le peuple des oiseaux 12
Cherche au fond des bosquets les plus sombres rameaux, 12
Et la mère attentive arrondit et décore 12
20 Le nid de ses enfants qui ne sont pas encore. 12
Philomèle en nos bois suspend l'hymne d'amour ; 12
En vain elle voit naître et voit mourir le jour, 12
L'écho ne redit plus sa finale légère, 12
Et son tendre silence avertit qu'elle est mère. 12
25 Mais d'un devoir si doux, d'un si pur sentiment, 12
Femme ! qui mieux que toi connaît l'enchantement ? 12
Quand d'un souffle immortel Dieu même t'eut formée, 12
Tu naquis pour aimer comme pour être aimée. 12
En vain ce Dieu t'impose un long tribut de pleurs, 12
30 Ton courage redouble au sein de tes douleurs : 12
La mère qui pour nous a souffert sans faiblesse, 12
Avec moins de tourments aurait moins de tendresse. 12
Malheureux le mortel dont le cœur isolé 12
Par le doux nom de fils ne fut point consolé ! 12
35 Il cherche tristement un appui sur la terre, 12
Et l'ennui vient s'asseoir sous son toit solitaire. 12
Le temps blanchit sa tête, et les ans l'ont vaincu : 12
Hélas ! il a vieilli, mais il n'a point vécu. 12
Que j'aime à contempler cette mère adorée 12
40 De rejetons charmants avec grâce entourée ! 12
L'un assiége son front, d'autres pressent sa main ; 12
Tandis que le plus jeune, étendu sur son sein, 12
Sans bruit, cherchant la place où son amour aspire, 12
Gravit jusqu'à la bouche, où l'appelle un sourire. 12
45 Mais, par l'heure averti moins que par son amour, 12
Leur père impatient est déjà de retour. 12
Il entre… quelle image ! et quel moment de fête ! 12
Immobile et charmé, sur le seuil il s'arrête. 12
Ne respirant qu'à peine, en silence il jouit, 12
50 Sous son feutre à longs bords son front s'épanouit ; 12
Dans ses yeux paternels la joie éclate et brille, 12
Et du fond de son âme il bénit sa famille. 12
Un père toutefois, avec austérité, 12
Tempère son amour par la sévérité ; 12
55 Il étend sur ses fils sa longue prévoyance ; 12
La mère sait aimer, c'est toute sa science. 12
J'en atteste un seul mot par le cœur inspiré. 12
Une mère perdit son enfant adoré ; 12
Son digne et vieux pasteur sur sa vive souffrance 12
60 Versait le baume heureux d'une douce éloquence : 12
« Ranimez, disait-il, ce courage abattu ; 12
« Du pieux Abraham imitez la vertu. 12
» Dieu demanda son fils, et Dieu l'obtint d'un père. 12
» — Ah ! Dieu ne l'eut jamais exigé d'une mère ! » 12
65 Cri sublime, qui seul vaut les plus doctes chants ! 12
Et comment exprimer ces transports si touchants 12
Qu'à l'âme d'une mère un tendre amour inspire ? 12
Elle aime son enfant même avant qu'il respire. 12
Quand ce gage chéri, si longtemps imploré, 12
70 S'échappe avec effort de son flanc déchiré, 12
Dans quel enchantement son oreille ravie 12
Reçoit le premier cri qui l'annonce à la vie ! 12
Heureuse de souffrir, on la voit tour à tour 12
Soupirer de douleur et tressaillir d'amour… 12
75 Ah ! loin de le livrer au sein de l'étrangère, 12
Sa mère le nourrit, elle est deux fois sa mère. 12
Elle écoute, la nuit, son paisible sommeil ; 12
Par un souffle elle craint de hâter son réveil. 12
Elle entoure de soins sa fragile existence ; 12
80 Avec celle d'un fils la sienne recommence ; 12
Elle sait, dans ses cris devinant ses désirs, 12
Pour ses caprices même inventer des plaisirs. 12
Quand la raison précoce a devancé son âge, 12
Sa mère, la première, épure son langage ; 12
85 De mots nouveaux pour lui, par de courtes leçons, 12
Dans sa jeune mémoire elle imprime les sons : 12
Soin précieux et tendre, aimable ministère, 12
Qu'interrompent souvent les baisers d'une mère ! 12
D'un naïf entretien poursuit-elle le cours, 12
90 Toujours interrogée, elle répond toujours. 12
Quelquefois une histoire abrége la veillée : 12
L'enfant prête une oreille avide, émerveillée ; 12
Appuyé sur sa mère, à ses genoux assis, 12
Il craint de perdre un mot de ces fameux récits. 12
95 Quelquefois de Gessner la muse pastorale 12
Offre au jeune lecteur sa riante morale ; 12
Il s'amuse et s'instruit : par un mélange heureux, 12
Ses jeux sont des travaux, ses travaux sont des jeux. 12
La lice va s'ouvrir : l'étude opiniâtre 12
100 Te dispute ce fils que ton cœur idolâtre, 12
Tendre mère ! Déjà de sérieux loisirs 12
Préparent ses succès ainsi que tes plaisirs. 12
Enfin luit la journée où le rhéteur antique, 12
D'un peuple turbulent monarque flegmatique, 12
105 Dépouillant de son front la morne austérité, 12
Décerne au jeune athlète un laurier mérité. 12
En silence on attache une vue attendrie 12
Sur l'enfant qui promet un homme à la patrie… 12
Cet enfant, c'est le tien : un cri part ; le vainqueur 12
110 Porté par mille bras est déjà sur ton cœur ; 12
Son triomphe est à toi, sa gloire t'environne, 12
Et de pleurs maternels tu mouilles sa couronne. 12
Il échappe à l'enfance, et ses nouveaux destins 12
L'appellent désormais vers les pays lointains : 12
115 Ton âme se déchire à cet adieu funeste… 12
Mais, du moins, s'il s'éloigne, une fille te reste : 12
Ta fille caressante, attachée à tes pas, 12
Semble te dire : « Moi, je ne partirai pas. » 12
Moins changeante en ses goûts, en ses jeux plus paisible, 12
120 Son esprit est plus souple, et son cœur plus sensible : 12
Comme l'aube promet le jour à l'horizon, 12
Elle te fait déjà pressentir sa raison ; 12
Et, d'un devoir futur déjà préoccupée, 12
Rêve le nom de mère en berçant sa poupée. 12
125 Oh ! comme avec orgueil ton regard enchanté 12
Voit sa beauté naissante éclipser ta beauté ! 12
Quand le trouble inconnu d'une première flamme 12
De ses quinze printemps vient avertir son âme, 12
Ton silence attentif interroge ses vœux, 12
130 Et sa plus tendre amie a ses plus doux aveux. 12
Mais il se lève enfin, le jour où la tendresse, 12
Aux vertus d'un époux confiant sa jeunesse, 12
Attache en soupirant sur ce front virginal 12
La guirlande et le lin du bandeau nuptial ! 12
135 Ta parure importune est en vain préparée. 12
Du bonheur de sa fille une mère est parée ; 12
Parmi les flots pressés d'un peuple curieux, 12
Tu t'avances ; la joie étincelle en tes yeux. 12
La voilà, celle enceinte où jadis la famille 12
140 Unit ta destinée au père de ta fille ! 12
La majesté du lieu, l'orgue et ses longs accents, 12
Ces parfums solennels, ces nuages d'encens, 12
Des divines clartés ce pur dépositaire 12
Qui grave dans les cieux les serments de la terre, 12
145 Le livre, les flambeaux, les vases consacrés, 12
De la religion symboles révérés, 12
L'autel, les deux époux, le voile d'hyménée 12
Qui s'étend soutenu sur leur tète inclinée, 12
Tout émeut, tout inspire un saint recueillement 12
150 La mère est immobile, et sourit tristement : 12
Elle écoule, muette et l'oreille captive, 12
Ce seul mot que prononce une bouche craintive ; 12
Et le trouble touchant de son cœur maternel 12
Est encore une offrande aux yeux de l'Éternel. 12
155 Charme consolateur, la bonté d'une mère, 12
De la bonté céleste image auguste et chère, 12
Trésor de tous les temps et de tous les climats, 12
A devancé la vie et survit au trépas. 12
Que des Canadiens j'aime l'antique usage ! 12
160 Sur les bords du torrent, près du rocher sauvage, 12
Leur âme se nourrit du charme des douleurs ; 12
Ils cultivent la tombe et l'arrosent de pleurs. 12
Un tendre souvenir, dans la saison nouvelle, 12
Vers cet enclos sacré doucement les rappelle. 12
165 Morne et silencieux, sur la pierre étendu, 12
Le père croit revoir le fils qu'il a perdu. 12
Les yeux levés au ciel, la mère désolée 12
S'approche avec lenteur de l étroit mausolée, 12
Et, soupirant le nom de cet enfant chéri, 12
170 Répand sur son tombeau le lait qui l'eût nourri ! 12
De son fils qui n'est plus la plaintive Indienne 12
Voit les vents balancer la tombe aérienne… 12
Mais, le jour où l'enfant s'endort du grand sommeil, 12
S'inclinant sur sa bouche, elle attend son réveil : 12
175 Quand le soleil trois fois a doré le nuage, 12
Elle lui forme un lit de fleurs et de feuillage, 12
De l'érable docile agite le rameau… 12
Et ne s'aperçoit pas qu'elle berce un tombeau ! 12
O de Madagascar gémissante insulaire ! 12
180 Ton fils, qu'a réclamé la fatale colère, 12
Ton fils est en naissant arraché de tes bras, 12
Un inflexible dieu le condamne au trépas. 12
Ta voix se mêle au bruit des vagues du rivage ; 12
Elle attendrit l'écho de ta grotte sauvage : 12
185 » Dieu de pleurs et de sang ! qu'exiges-tu de moi ? 12
» Dieu cruel ! quelle est donc ta sanguinaire loi ? 12
» Hélas ! pour t'obéir, faut-il à l'innocence 12
» Donner en même temps et ravir l'existence ? 12
« Mais si mon fils échappe aux flots du noir torrent, 12
190 » Comme un spectre hideux, dans le désert errant, 12
» Chargé d'une langueur que chaque jour augmente, 12
» Pâle et triste, insensible aux baisers d'une amante, 12
» Accablé de lui-même et vieux avant le temps, 12
» Malheureux, il vivra pour mourir plus longtemps. 12
195 « Qu'il meure… Qu'ai-je dit, cruelle ? et je suis mère ! 12
» Non, mon fils, tu vivras. S'il faut te satisfaire, 12
» Redoutable Nyang ! frappe, je t'appartiens. 12
» Me voici ; prends mes jours, mais épargne les siens ! » 12
Si de l'antiquité nous cherchons les vestiges 12
200 Aux poétiques lieux si féconds en prestiges, 12
Que de mouvants tableaux se pressent sous nos yeux ! 12
Clylemnestre dispute Iphigénie aux dieux. 12
Aux bords du Simoïs, sur les débris de Troie, 12
Andromaque éplorée, à sa douleur en proie, 12
205 Cachant Astyanax à ses vainqueurs jaloux, 12
Recommande son fils au tombeau d'un époux. 12
Hécube échevelée, et d'amour intrépide, 12
Vole aux champs de la Thrace, implacable Euménide. 12
Frémis, Polymestor !… Évoquant Némésis, 12
210 Aux mânes de son fils clic immole tes fils. 12
Hâtons-nous d'écarter ces images fatales. 12
De l'antique Israël parcourons les annales. 12
Puissé-je retracer avec fidélité 12
Ces nobles traits, si grands dans leur simplicité ! 12
215 Dans le vaste silence, une voix désolée 12
,Y retenti longtemps au fond de la vallée : 12
C'est la voix de Rachel… O regrets superflus ! 12
Ne la consolez point, ses enfants ne sont plus. 12
De l'innocente Agar qui ne sait l'aventure ? 12
220 Dans le désert sans fruits, sans ruisseaux, sans verdure, 12
Elle a vu, d'un regard sombre et désespéré, 12
Le dernier aliment par son fils dévoré ; 12
Sur les arides bords de la coupe épuisée 12
Ismaël porte en vain une lèvre embrasée. 12
225 Agar cherche autour d'elle… Elle appelle trois fois, 12
Et le désert immense est muet à sa voix. 12
» De l'eau ! lui dit l'enfant ; des fruits ! ou que je meure ! » 12
La triste Agar l'entend, et se détourne, et pleure. 12
Elle invoque le ciel : « Daigne le secourir, 12
230 » Grand Dieu ! je n'ai qu'un fils, et ce fils va mourir. 12
» Ne puis-je l'abreuver de mes larmes amères ! » 12
Agar ! il est un Dieu qui veille sur les mères. 12
Du séjour de la gloire un ange est descendu ; 12
L'onde jaillit : l'enfant à la vie est rendu. 12
235 Heureuse en un désert que le soleil dévore, 12
Sous le toit d'Abraham Agar se croit encore. 12
Mais, sans interroger le livre du passé, 12
Qu'un plus récent exemple, à nos yeux retracé, 12
Dise par quel pouvoir le maternel courage 12
240 D'un lion dans Florence intimida la rage. 12
De l'étroite prison qui rassemble à grands frais 12
Les monstres des déserts, les hôtes des forêts, 12
Un lion s'échappa : tout fuyait à sa vue. 12
Dans le commun désordre, une mère éperdue 12
245 Emportait son enfant… Dieu ! ce fardeau chéri,, 12
De ses bras échappé, tombe ; elle jette un cri, 12
S'arrête, et l'aperçoit sous la dent affamée. 12
Elle reste immobile et presque inanimée, 12
Le front pâle, l'œil fixe et les bras étendus. 12
250 Elle reprend ses sens un moment suspendus ; 12
La frayeur l'accablait ! la frayeur la ranime. 12
O prestige d'amour ! ô délire sublime ! 12
Elle tombe à genoux : « Rends-moi, rends-moi mon fils 12
Ce lion si farouche est ému par ses cris, 12
255 La regarde, s'arrête, et la regarde encore : 12
Il semble deviner qu'une mère l'implore. 12
Il attache sur elle un œil tranquille et doux, 12
Lui rend ce bien si cher, le pose à ses genoux, 12
Contemple de l'enfant le paisible sourire, 12
260 Et dans le fond des bois lentement se retire. 12
Tendres mères ! souffrez qu'à ces récits nombreux 12
J'ose ajouter encore un récit douloureux ; 12
Peut-être de mes chants l'intérêt s'en augmente. 12
Délices de sa mère, une fille charmante 12
265 Du père le plus tendre était aussi l'amour. 12
A sa neuvième année il manquait un seul jour : 12
Déjà pour célébrer l'époque fortunée 12
La fête de famille allait être ordonnée ; 12
Déjà… mais tout à coup la jeune Coraly 12
270 Fuit les jeux ; sur ses traits où la rose a pâli 12
Par degrés se répand une langueur secrète. 12
Sa mère l'interroge, elle reste muette. 12
Bientôt d'un mal cruel ses jours sont menacés ; 12
Les brûlantes ardeurs et les frissons glacés 12
275 De la fièvre inégale attestent la présence. 12
L'art s'arrête, étonné de son insuffisance. 12
L'élève d'Esculape au chevet s'est assis : 12
Il observe longtemps, et, longtemps indécis, 12
Reconnaît ce fléau des rives étrangères 12
280 Récemment apporté pour le malheur des mères. 12
Il frémit, sans songer qu'un avide regard 12
Épiait sur son front les terreurs de son art. 12
Hélas ! c'en fut assez pour la triste Euphrasie. 12
D'un invincible effroi dès ce moment saisie, 12
285 Elle ne rêva plus qu'infortune et que mort. 12
Pouf comble de douleur, un inquiet transport 12
Agita, tout un jour, cette fille adorée. 12
Souvent elle disait d'une voix égarée : 12
« Ma mère m'abandonne, elle n'est point ici. » 12
290 Sa mère, l'œil en pleurs, répondait : « Me voici. » 12
L'enfant la regardait, et secouait la tète. 12
» On ne me parle plus des apprêts de la fête, 12
Reprenait Coraly. Je crois que j'y serai, 12
A moins… » Elle se tait. Dans un cœur ulcéré 12
295 C'est ainsi qu'enfonçant un trait qui le déchire 12
De sa mère souffrante elle accroît le martyre. 12
Sa mère cependant la veillait ; une nuit, 12
De son souffle pénible elle écoutait le bruit : 12
Des mots entrecoupés et des soupirs plus sombres 12
300 Lui parurent soudain sortir du sein des ombres ; 12
Elle crut reconnaître, à ces sons gémissants, 12
L'effrayante agonie et ses rauques accents. 12
« Adieu, c'est pour toujours ! » fut l'adieu long et tendre 12
Que d'une faible voix Coraly fit entendre : 12
305 Il lui semblait mourir. D'Euphrasie à ces mots 12
Le désespoir éclate en douloureux sanglots. 12
On accourt à ses (ris : son époux, non sans peine, 12
Muet et consterné, loin de ces lieux l'entraîne ; 12
Mais lui-même y revient du baiser de douleur 12
310 Presser un front livide et des traits sans couleur. 12
En tremblant il s'approche… O bonheur ! ô merveille ! 12
Du sommeil de la mort Coraly se réveille. 12
La nature, de l'art prévenant les secours, 12
Par une crise heureuse avait sauvé ses jours. 12
315 «Viens, triste mère ! viens, ta Coraly respire. » 12
Elle ne répond pas. D'un morne et froid délire 12
L'égarement tranquille occupe son esprit. 12
Elle pleure parfois, parfois elle sourit. 12
Son trouble réfléchi semble la raison même. 12
320 « Ah ! lui dit son époux, bénis le Dieu suprême : 12
Notre fille est vivante, et ce Dieu nous la rend. 12
— Adieu, c'est pour toujours ! » répond-elle en pleurant. 12
Dans le champ du repos, voisin de son asile, 12
Un jour, à ses regards, sous le saule mobile, 12
325 S'offrit récent encore un étroit monument : 12
« Elle est là ! » cria-t-elle ; et depuis ce moment 12
Elle sema de fleurs cette tombe inconnue. 12
« Absente quelque temps, la fille est revenue, 12
Dit enfin son époux, cherchant à la guérir 12
330 De ce trouble fatal qu'elle aimait à nourrir. 12
Tu l'aimais tant ! Veux-tu qu'en les bras je l'amène ? 12
— Non, répond Euphrasie. Une espérance vaine 12
A mes maux, à mon deuil ne saurait m'arracher. 12
Elle ne viendra point, mais j'irai la chercher. 12
335 — A tes yeux un instant permets qu'elle paraisse. 12
— Croit-on par un détour abuser ma tendresse ? 12
N'importe ! j'y consens. Amenez dans mes bras 12
Cet enfant si chéri, que je ne connais pas. » 12
Coraly reparaît sur le sein de son père. 12
340 « C'est moi-même, c'est moi : quille ce front sévère. 12
Réponds, que t'ai-je fait ? tu ne m'aimes donc plus ? » 12
Sa douce voix s'exhale en accents superflus. 12
Sa mère la regarde et demeure en silence. 12
« Oui… J'admire, il est vrai, leur vive ressemblance, 12
345 Dit-elle, je revois ce que j'ai tant aimé 12
Dans le portrait vivant d'un reste inanimé. 12
Vous avez bien choisi : celte jeune étrangère 12
Tromperait tous les yeux, hors les yeux d'une mère. 12
Éloignez-la. Je crois que ce cruel présent 12
350 Rend de mes maux encor le fardeau plus pesant. 12
Mon enfant, laissez-moi toute mon infortune ; 12
Rejoignez votre mère. — Hélas ! j'en avais une. 12
— Elle n'est plus ? — Du moins elle est morte pour moi. 12
Elle me méconnaît, et je ne sais pourquoi. 12
355 — Viens, ma fille, partons ; je suis encor ton père, 12
Dit l'époux d'Euphrasie, affectant la colère. 12
— Arrêtez, cria-t-elle, arrêtez, cher époux ! 12
Laissez-moi l'embrasser. Ses regards sont si doux ! 12
A l'entendre, à la voir déjà je m'accoutume. 12
360 — Non, non ; de vos regrets elle accroît l'amertume. 12
Partons. — Adieu, ma fille ! en te perdant, je crois 12
Perdre ma Coraly pour la seconde fois. 12
Pourquoi l'ai-je voulu ? mon époux inflexible 12
Punit ce cœur glacé redevenu sensible. 12
365 Adieu, ma fille, adieu. » Sa fille en l'écoutant 12
Faiblement répéta comme au fatal instant : 12
« Adieu. C'est pour toujours ! » A cette voix si tendre, 12
La mère jette un cri : « Ciel ! que viens-je d'entendre ! 12
C'est elle encor, c'est elle. Oui, les mêmes adieux, 12
370 Le même accent !… j'en crois mon oreille cl mes yeux. 12
Ma Coraly, c'est toi que je tiens, que j'embrasse. 12
Et toi que j'accusais, cher époux, fais-moi grâce. 12
Quand pour elle mes bras refusaient de s'ouvrir, 12
Combien de ces refus ton cœur a dû souffrir ! 12
375 Hélas ! dans les chagrins dont j'étais consumée, 12
Le mien la repoussait pour l'avoir trop aimée. » 12
Elle dit, et, baignés de pleurs délicieux, 12
Ils s'embrassent tous trois en bénissant les cieux. 12
Depuis, l'heureuse mère avec un doux sourire 12
380 Raconte quelquefois son maternel délire. 12
Quelquefois, quand le jour penche vers son déclin, 12
Avec sa Coraly gagnant l'enclos voisin, 12
Sur ce cercueil, objet d'une erreur triste et chère, 12
Elle porte des fleurs au fils de l'étrangère. 12
385 Tant d'exemples touchants me ramènent à toi, 12
Ma mère ! Eh ! qui jamais fut plus aimé que moi ? 12
J'avais un père : il fut l'ami de mon enfance. 12
A peine dans la fleur de mon adolescence, 12
Je le perdis. Frappé de ce premier malheur, 12
390 Je fis sur son tombeau l'essai de la douleur. 12
Ma mère, ce fut toi dont la main tutélaire 12
Écarta de mon front le cyprès funéraire. 12
Puissé-je, par mes soins payant tes soins constants, 12
Réchauffer ton hiver des feux de mon printemps ! 12
395 Du chantre dont Windsor admira l'harmonie 12
J'aurai du moins le cœur, si je n'ai son génie. 12
Des ennuis d'une mère il charma le long cours ; 12
Elle aida son enfance, il soutint ses vieux jours ; 12
Dans ses yeux inquiets ses yeux aimaient à lire, 12
400 Et pour servir sa mère il déposait sa lyre. 12
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