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MLV_1/MLV53
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
ALFRED
CHANT QUATRIÈME
« N'en doutez pas, c'est lui, c'est lui, mon père ! 10
J'ai de son luth reconnu la douceur. 10
C'était sa voix : cette voix toujours chère 10
A retenti jusqu'au fond de mon cœur. 10
5 — Y songes-tu, ma fille ? Quel prodige 10
L'eût amené dans ce séjour d'effroi ? 10
— C'est lui, mon père ! — Il maudissait son roi ; 10
Le pourrait-il ? Détrompe-toi, te dis-je. » 10
Dans une tour, sur le tertre voisin, 10
10 Ainsi parlait à sa fille éperdue 10
Le vieux Saxon dont la mort suspendue… 10
C'était Olgard, et l'amante d'Edvin. 10
Mais la nuit règne, et les autans mugissent ; 10
Au camp danois cependant retentissent 10
15 Les jeux bruyants, les ris désordonnés, 10
L'aigre dispute et les cris forcenés. 10
L'affreuse Orgie et la Débauche immonde, 10
La coupe en main, circulent à la ronde. 10
Le frêne antique et les chênes altiers 10
20 Sont dévorés par la flamme éclatante, 10
Fournaise immense où des bœufs tout entiers 10
Tombe à grand bruit la masse palpitante. 10
La flamme à peine a coloré leurs flancs, 10
Que par lambeaux leur chair est arrachée, 10
25 Et que leurs os dont la terre est jonchée 10
Loin du festin roulent, noirs et brûlants. 10
De tous côtés les coupes étincellent ; 10
De tous côtés les breuvages ruissellent ; 10
Elles soldais, près des foyers ardents, 10
30 Hurlent en chœur des refrains discordants. 10
Parmi les chefs assemblés sous sa tente, 10
Le sombre Ivar, de moment en moment, 10
D'un air distrait, verse et boit froidement 10
Et l'hydromel, et la bière écumante. 10
35 Au vieux Reener il songeait, et son œil 10
Cherchait le barde assis non loin du seuil : 10
« Approche, Edvin ! parle-moi de mon père ; 10
Ainsi qu'à moi sa mémoire t'est chère, 10
Buvons à lui : remplis la coupe d'or, 10
40 Et vide-la pour la remplir encor ! » 10
L'instant d'après, frémissant de colère, 10
Ivar se lève, et, déjà chancelant : 10
« Ta coupe, Edvin ! Bois au trépas sanglant 10
Du meurtrier qui m'a privé d'un frère. 10
45 — Arrête, Ivar !… Le luth mélodieux 10
Ne s'unit point à la coupe d'ivresse ; 10
Le barde austère a besoin de sagesse : 10
Sobre ici-bas, je boirai chez les dieux. » 10
D'Ivar pensif le front alors s'abaisse ; 10
50 D'une voix sombre il prononce ces mots : 10
« Fidèle Ubba, l'ami de ma jeunesse, 10
Qui partageais mes plaisirs et mes maux ! 10
Tu n'es plus là. Dans l'amère tristesse, 10
Le cœur d'Ivar lentement se flétrit ; 10
55 Le plus doux miel sur mes lèvres s'aigrit. » 10
Et sa fureur tout à coup se ranime : 10
« Ouvre la tour, impétueux Rismar ! 10
Amène-moi l'une et l'autre victime ; 10
Je veux les voir. — Que vas-tu faire, Ivar ? 10
60 S'écrie Edvin : songe à la foi jurée. 10
— Oui. Ma parole en tout temps fut sacrée : 10
Songe à la tienne, EJvin. — Rassure-toi. 10
A sa promesse Edvin sera fidèle. 10
Demain, aux feux de l'aurore nouvelle, 10
65 Alfred ici doit paraître avec moi. » 10
Il dit. Rismar sous la tente guerrière 10
Au chef danois amène brusquement 10
Le vieux captif, la jeune prisonnière… 10
Edvin recule. Un cri d'étonnement 10
70 Va le trahir ; mais la fille et le père, 10
Déguisant mieux leur trouble et leur effroi, 10
Gardent tous deux un visage sévère. 10
» Où t'ai-je vu, jeune barde ? et pourquoi 10
Cette surprise… — Hélas ! pardonnez-moi, 10
75 Noble vieillard, et vous, belle étrangère ; 10
Un doux prestige avait trompé mon cœur : 10
J'ai cru revoir et mon père et ma sœur. 10
— Jusqu'à demain sous la prochaine tente 10
Vous resterez, gardés par mes soldats, 10
80 Captifs ! Demain, la vie ou le trépas. 10
Malheur à vous, s'il trahit mon attente ! 10
— Malheur à moi plutôt !… reprend Edvin. 10
Infortunés, comptez sur moi ; j'espère 10
Qu'en vous ici je n'aurai pas en vain 10
85 Revu ma sœur et retrouvé mon père. 10
— Prends, dit Ivar, prends ton luth inspiré. 10
Les fiers accords plaisent au Scandinave ; 10
Va, dans ce camp au tumulte livré, 10
A mes guerriers chanter l'hymne du brave ; 10
90 Tu me réponds d'eux tous. — Sois sûr de moi. 10
Je te l'ai dit, Ivar, tu peux m'en croire : 10
Je sais un chant qui donne la victoire, 10
Je sais un chant qui dissipe l'effroi. « 10
Soudain il part, dans sa marche discrète 10
95 Observant tout, les passages ouverts, 10
Les feux éteints et les postes déserts. 10
Là, dérobant son approche secrète. 10
Il entrera par des chemins couverts ; 10
Là, des Danois prévenant la retraite, 10
100 Il leur destine ou la mort ou des fers. 10
Tout est prévu, tout est dans sa pensée, 10
Et sa victoire est déjà commencée. 10
Prudent, il chante ; et les Danois ravis 10
Prêtent l'oreille à ces trompeurs avis : 10
105 Buvez, buvez, en attendant l'aurore ! 10
Qu'elle vous trouve au milieu des festins. 10
Buvez, buvez ! Le jour est loin encore, 10
Et les brasiers ne se sont pas éteints. 10
Chantez, chantez ! que votre voix sonore 10
110 Frappe l'écho des rivages lointains. 10
Chantez, chantez ! le jour est loin encore, 10
Et les brasiers ne se sont pas éteints. 10
Dormez, dormez ! En attendant l'aurore, 10
Rêvez la gloire et les futurs destins ! 10
115 Donnez, dormez ! le jour est loin encore, 10
Et les brasiers ne se sont pas éteints. 10
Mais un Danois l'observait en silence : 10
« Pourquoi ce luth ? il sied mal à ta main, 10
Barde ; et mes yeux t'ont vu porter la lance. » 10
120 Il dit, se lève ; Alfred suit son chemin. 10
« Ivar ! Ivar ! sais-tu qui tout à l'heure 10
Dans notre camp chantait l'hymne au guerrier ? 10
— Sans doute. Eh bien ? — Ou qu'à l'instant je meure, 10
Ou c'est d'Ubba le fatal meurtrier. 10
125 — De tes discours la raison est bannie. 10
Quoi ! sous les coups d'un chanteur de Scanie, 10
De qui la main n'a point touché le Ter, 10
Ubba, l'honneur de la Scandinavie, 10
Le fier Ubba, le fils du grand Reener, 10
130 Aurait perdu sa généreuse vie ! 10
Pour sa mémoire as-tu tant de mépris ?… 10
Trop de breuvage a troublé tes esprits : 10
Va sommeiller. — Je vis périr ton frère ; 10
J'ai reconnu… — Cesse, ou crains ma colère ! » 10
135 Le Scandinave, à cet ordre soumis, 10
S'éloigne ; Edvin, dans la nuit ténébreuse, 10
Passe au milieu des gardes endormis, 10
Et librement poursuit sa marche heureuse 10
Vers la forêt où veillent ses amis. 10
140 Dévon alors redoublait l'énergie 10
De ses soldats autour de lui rangés. 10
Ce n'étaient point la turbulente orgie, 10
Les chants impurs et les cris prolongés 10
De ces Danois dans l'ivresse plongés ; 10
145 Mais une troupe aux combats toujours prête, 10
Qui, repoussant les douceurs du sommeil, 10
Debout, se plaint de la nuit qui l'arrête, 10
Et, tout armée, appelle le soleil. 10
Au vaste sein de la forêt obscure 10
150 S'ouvre et s'étend un cirque sans mesure, 10
Désert sauvage, et dont les pas humains 10
Ont rarement fréquenté les chemins. 10
Inébranlable, un majestueux chêne, 10
Seul, se balance au milieu de la plaine, 10
155 En vain battu des tempêtes du Nord. 10
Tel un héros, seul avec son courage, 10
Résiste seul aux efforts de l'orage, 10
Et sans plier soutient les coups du sort. 10
Sur ce rameau le grand Alfred lui-même, 10
160 Partant, hélas ! incertain du retour, 10
Vint tristement poser son diadème, 10
Et s'enfonça dans les bois d'alentour. 10
Dévon, au pied de l'arbre solitaire, 10
A la clarté des flambeaux pétillants, 10
165 Avait conduit les chefs les plus vaillants. 10
Il leur disait : « Soutiens de l'Angleterre ! 10
De vous dépend le destin de la guerre. 10
Jadis Alfred vous guidait aux exploits ; 10
Vengez Alfred, ou du moins' sa mémoire, 10
170 Et que son nom, gage de la victoire, 10
Porte la mort dans le camp du Danois ! 10
Ces feux épars, cette nuit, ce silence, 10
Ce chêne altier qui dans l'air se balance, 10
Ces ornements suspendus sur nos fronts, 10
175 Et qui d'Alfred rappellent les affronts, 10
Tout semble ici nous parler de vengeance. 10
Vengeons Alfred ! Eh ! que diriez-vous tous 10
Si du tombeau sa grande ombre échappée, 10
Sous ce feuillage, aux lueurs de l'épée, 10
180 Apparaissait pour combattre avec nous ? » 10
A cette image, au saint nom de leur maître, 10
Tous répétaient : « Puisse-t-il apparaître ! 10
— Braves amis ! Alfred est devant vous, » 10
Dit le héros ; et la troupe étonnée 10
185 Tressaille, et tombe à ses pieds prosternée, 10
En s'écriant : « Mânes chers et proscrits ! 10
Dans la nuit sombre entendiez-vous nos cris ? 10
— Alfred vous parle, et non son vain fantôme ; 10
Je suis vivant : sur les brigands du Nord 10
190 J'aurai demain reconquis mon royaume. 10
Je suis vivant : le Danois seul est mort.» 10
Tandis qu'Alfred embrasse avec tendresse 10
Le digne ami qui protégea son sort, 10
Autour du chêne une foule s'empresse ; 10
195 Et, sous vingt bras courbé non sans effort, 10
Un vert rameau de la tige robuste 10
Au front royal rend la couronne auguste. 10
Eu même temps éclatent dans les airs 10
Les glaives nus, les enseignes dorées ; 10
200 Les boucliers, les lances acérées 10
Ont confondu leur bruit et leurs éclairs. 10
Les cris joyeux et les chansons de gloire 10
A cette fêle invitent la victoire ; 10
Elle y Viendra ; pour elle est déployé 10
205 Le vieux drapeau si longtemps oublié, 10
Dont les replis enferment l'épouvante. 10
Sur le tissu respire un coursier blanc 10
Qui, l'œil en feu, la crinière mouvante, 10
Souffle la guerre et provoque le sang. 10
210 Couvert bientôt d'une armure nouvelle, 10
Le grand Alfred a gardé toutefois 10
La noble écharpe et l'instrument fidèle 10
Dont les accords se mêlaient à sa voix, 10
Et sur ses pas l'impétueuse élite 10
215 Au camp danois vole et se précipite. 10
Durant sa route il compte les moments : 10
L'affreux bûcher, la hache suspendue, 10
Semblent présents à son âme éperdue. 10
« Éloignez-vous, tristes pressentiments ! 10
220 Se disait-il ; le lien des serments, 10
Lien sacré pour la Scandinavie, 10
Retient d'Ivar la fureur asservie ; 10
Ivar lui-même, à l'aspect de la mort, 10
De ses captifs abandonnant le sort, 10
225 Ne songera qu'à défendre sa vie. 10
A mon exil toi qui vins m'arracher, 10
Dieu protecteur ! que ta bonté suprême 10
Brise le glaive, éteigne le bûcher ! 10
Veiller sur eux, c'est veiller sur moi-même… » 10
230 Mais sous sa tente Ivar préoccupé 10
D'un trouble extrême est tout à coup frappé : 10
« Le jeune barde est lent à reparaître ! 10
S'il m'abusait !… Si le guerrier danois… 10
Cet inconnu ne serait-il qu'un traître ?… 10
235 Et ces captifs qu'il semblait reconnaître… ? 10
Et son maintien, et ses yeux, et sa voix… ? 10
Serait-il vrai qu'en un perfide piége… ? 10
Éclaircissons le doute qui m'assiége. » 10
Et, s'élançant vers les deux prisonniers : 10
240 « Répondez-moi ; parlez sans imposture, 10
Et prévenez l'effroyable torture 10
Qui vous attend sur les ardents brasiers ! 10
— La vérité sur mes lèvres réside, 10
Répond Olgard ; je la dis sans trembler. 10
245 Un seul instant j'ai pu dissimuler, 10
Et, j'en rougis. — Tu connais le perfide 10
Qui dans ces lieux est venu sur tes pas ? 10
Dis. — A ce nom je ne le connais pas. 10
— Ce jeune barde, est-ce Edvin qu'il s'appelle ? 10
250 — Oui. — D'où vient-il ? — De mon humble séjour. 10
Hier pour lui, dés le lever du jour, 10
Nous cheminions vers l'antique chapelle ; 10
Au bord lointain, pour lui notre ferveur 10
Allait du ciel implorer la faveur, 10
255 Quand un ramas de brigands Scandinaves 10
Vint nous surprendre et nous fit tes esclaves. 10
— Et cet Edvin, quand doit-il revenir ? 10
— Demain, cruel, armé pour te punir. 10
— Qu'oses-tu dire, étranger téméraire ? 10
260 Quoi ! ce chanteur… — Il a tué ton frère, 10
Et chez les morts il va vous réunir. » 10
Ivar frémit ; la rage le consume : 10
« Courez, soldats ! que le bûcher s'allume, 10
Et qu'à l'instant ces captifs abhorrés 10
265 Au sein des feux expirent dévorés ! 10
Du vaste camp parcourez l'étendue ; 10
Que l'insolent soit saisi !… Malheureux, 10
Tu m'appartiens, et la mort qui t'est due 10
Consolera mon désespoir affreux. » 10
270 Comme il parlait, un bruit confus s'élève ; 10
Il voit dans l'ombre étinceler le glaive, 10
Frappe son front, et crie à ses soldats : 10
« Je suis trahi ; mais frémisse le traître ! 10
Vous, des captifs ne vous éloignez pas ; 10
275 Vous, redoublez les feux ; bientôt peut-être 10
Je reviendrai jouir de leur trépas. » 10
Il est parti. Déjà, sur son passage, 10
Au bruit du cor ses Danois réveillés 10
Sont accourus avec des cris de rage, 10
280 Ivres encore et d'armes dépouillés. 10
Des longs débris de l'orgie infernale 10
Que sur leurs pas la terre encore étale 10
Ils sont armés : les hideux ossements, 10
Du front des bœufs l'armure menaçante, 10
285 La coupe énorme et les lisons fumants, 10
Tout sert de glaive à leur main frémissante. 10
A pas pressés Tremnor, Usdal, Rismar 10
Suivent de loin l'audacieux Ivar : 10
Ivar, hurlant, court à travers la plaine ; 10
290 Sans s'arrêter, il renverse, il entraîne, 10
Ouvre les rangs, abat les étendards ; 10
Du large glaive et de la double hache 10
Il perce, il tranche, il brise, et sans relâche 10
Au même instant frappe de toutes parts. 10
295 De toutes parts les hordes Scandinaves, 10
Parmi les rangs des Saxons étonnés 10
Ont répandu leurs flots désordonnés : 10
Tel un volcan précipite ses laves 10
Du haut des monts par ses feux sillonnés. 10
300 A leurs efforts, un moment redoutables, 10
A leur audace et sans règle et sans frein, 10
Bientôt Alfred oppose un mur d'airain. 10
Ses bataillons, serrés, impénétrables, 10
Autour de lui viennent se rallier ; 10
305 Et des Danois l'attaque repoussée 10
Faiblit, pareille à la flèche émoussée, 10
Qui d'un vain bruit frappa le bouclier. 10
Devant ses pas, Alfred voit sur la terre 10
Morts et mourants au loin s'amonceler, 10
310 Et frémissant des horreurs de la guerre : 10
« Le sang d'un seul, dit-il, pouvait couler. 10
Superbe Ivar, où donc. est ton audace ? 10
A l'appeler j'ai fatigué ma voix. 10
De te chercher une dernière fois 10
315 Je daignerai te faire encor la grâce. » 10
Et dans la foule il court se replonger. 10
Dévon le suit et bientôt le devance : 10
A son monarque épargner un danger, 10
Combattre Ivar, telle est son espérance. 10
320 Tandis qu'Alfred, du haut d'un roc voisin, 10
A son appel entend répondre enfin, 10
Parmi les rangs le Danois intrépide 10
Court furieux : « Qui m'appelle ? — C'est moi. 10
— Qui donc ? — Dévon. Arrête, et défends-loi. » 10
325 Et de leurs coups un échange rapide 10
Au même instant fait scintiller dans l'air 10
Du fer croisé l'étincelant éclair. 10
Le cimeterre à la pointe luisante, 10
Aux deux tranchants récemment aiguisés, 10
330 Trahit d'Ivar les efforts épuisés ; 10
Il se saisit de sa hache pesante : 10
Soin superflu ! Par Dévon assailli, 10
Il pare en vain l'atteinte de l'épée ; 10
Deux fois déjà son sang a rejailli, 10
335 Et sa cuirasse en est toute trempée. 10
Dans le passage ouvert avec effort 10
Au sein durci de la cuirasse épaisse, 10
L'ami d'Alfred espère avec adresse 10
Plonger ensemble et le fer et la mort : 10
340 Ivar recule et trompe son attente ; 10
Son fer se rompt sur l'armure éclatante. 10
Ivar joyeux triomphe… Alfred paraît, 10
Baisse son casque, et lui dit : « Es-tu prêt ? » 10
A cette voix, que pourtant il déguise, 10
345 A cette taille, il ce port de héros, 10
Le Scandinave est saisi de surprise. 10
« As-tu besoin d'un instant de repos ? 10
Lui dit Alfred, je te l'accorde. — Guerre ! 10
Répond Ivar, du pied frappant la terre 10
350 Et par ces mots se croyant offensé : 10
Vois si mes coups partent d'un bras lassé. » 10
En même temps, plus prompt que la tempête, 10
D'Alfred tranquille en fureur s'approchant, 10
Sur le cimier qui décore sa tète 10
355 Il fait tomber le rapide tranchant. 10
Le haut cimier à la crête dorée, 10
Brisé sans peine, a tournoyé dans l'air ; 10
Mais le tranchant, repoussé par le fer, 10
Glisse en sifflant sur l'épaule effleurée. 10
360 Alfred échappe à l'effort meurtrier ; 10
Il y répond d'un coup épouvantable 10
Que, sans l'airain de l'épais baudrier, 10
Aurait suivi la mort inévitable.' 10
Le chef danois vomit des flots de sang, 10
365 Et fuit… Alfred s'attache à sa poursuite. 10
Tremnor d'Ivar veut protéger la fuite, 10
Mais de Tremnor Alfred ouvre le flanc. 10
Rismar frappé tombe. Levant la lance, 10
Usdal en vain leur promet la vengeance ; 10
370 Et tous les trois, atteints du même fer… 10
Pleurez, pleurez, ô filles de Reener ! 10
Dieu ! les voici La tête échevelée, 10
Le front livide, au fort de la mêlée, 10
De trois coursiers plus blancs que les frimas 10
375 Leurs cris aigus précipitent les pas, 10
Les pas sanglants… Hélas ! que faisaient-elles ? 10
Sans le savoir ces amantes cruelles 10
Ont, sous les pieds de leurs coursiers fumants, 10
Foulé le corps de leurs pâles amants. 10
380 De ces trois sœurs l'approche inattendue, 10
Leurs noirs cheveux, leurs cris, leur main tendue, 10
Leurs blancs coursiers aussi prompts que l'éclair 10
Jettent l'effroi dans la foule éperdue ; 10
Les fils d'Odin, laissant tomber le fer, 10
385 Poussent des cris et détournent la vue. 10
Ils croyaient voir les trois Parques du Nord, 10
Quittant pour eux la demeure éternelle, 10
Paraître ensemble, et du signe de mort 10
Les désigner pour leur moisson cruelle. 10
390 Alfred accourt : Alfred habilement/ 10
Sait profiter de leur saisissement ; 10
Autour de lui la mort se multiplie ; 10
Rapide, il fond sur la troupe qui plie, 10
L'enfonce, et seul, d'ennemis entouré, 10
395 Prend de ses mains leur étendard sacré. 10
Pour lui dés lors la victoire est certaine ; 10
Les sœurs d'Ivar, en frissonnant d'horreur, 10
Ont regagné leur caverne lointaine ; 10
Et les Danois, vaincus par la terreur, 10
400 D'un dernier cri font retentir la plaine. 10
Le fier Ivar, à la fuite réduit, 10
Rugit de rage et vomit le blasphème. 10
De sa défaite il accuse et la nuit, 10
Et les Danois, et ses sœurs, et lui-même : 10
405 « Oui, disait-il, j'ai mérité mon sort. 10
Apaise-toi, fantôme de mon frère ! 10
Il brûle encor, le bûcher funéraire ! 10
Apaise-toi, je vais venger ta mort. » 10
Alors il court vers la lente voisine 10
410 Que le bûcher de sa flamme illumine ; 10
Ses fortes mains saisissent à la fois 10
Elle vieillard et sa fille tremblante ; 10
Et les traînant vers la roche brûlante : 10
« Sors de la tombe, ô mon frère ! et reçois 10
415 Ce sacrifice à ton ombre sanglante. 10
— Edvin ! Edvin ! mon père va mourir : 10
Ah ! si jamais sa fille te fui chère, 10
Laisseras-tu sacrifier mon père ? 10
— Non, crie Edvin, je viens vous secourir. 10
420 Parjure Ivar ! tombe devant ton maître. » 10
Et sous ses pieds, renversé sans combat, 10
Ivar confus vainement se débat. 10
« Du barde Edvin il te souvient peut-être ? 10
Pour te payer de l'hospitalité, 10
425 De son serment Edvin est acquitté. 10
Il t'a promis de te faire apparaître 10
Alfred vivant… Sois satisfait ; c'est moi : 10
Reçois de moi la vie, et lève-toi. » 10
En même temps il détourne son glaive, 10
430 Et lentement le Danois se relève. 10
Au nom d'Alfred, le vieil Olgard surpris 10
Croit qu'un vain songe a troublé ses esprits. 10
Il veut parler, et sa parole expire. 10
A ses côtés son Edvitba soupire. 10
435 Elle compare ( et non pas sans effroi ) 10
Le nom de prince et le nom de bergère, 10
Et dans Edvin, qu'elle appelait son frère, 10
Gémit tout bas de retrouver son roi. 10
Tandis qu'Alfred les contemple en silence, 10
440 Ivar lui dit : « Perce-moi de ta lance ; 10
Délivre-moi du jour. — Moi, t'immoler ! 10
Non, tu vivras ; je veux te consoler. 10
Je te rendrai le glaive, la puissance, 10
Le bonheur même. — Hélas ! me rendra-t-on 10
445 De mes travaux le brave compagnon ? 10
J'ai tout perdu, tout jusqu'a la vengeance. 10
Mais dis : mon frère est-il mort sous tes yeux ? 10
— Oui, sous mes veux. — Comment ? — Calme et farouche. 10
— Est-ce là tout ? — Le rire sur la bouche. 10
450 — Je suis content : mon frère est chez les dieux. » 10
La sombre joie a passé dans son âme ; 10
Son front est calme, et son sourire amer : 10
Au sein des feux il s'élance, et la flamme 10
Ensevelit l'héritier de Reener. 10
455 De cette scène imprévue éternelle 10
Alfred ému se détourne ; ses yeux 10
Cherchent Dévon : « Ami brave et fidèle, 10
Viens recevoir ce fer victorieux, 10
Trop faible prix de ton généreux zèle. » 10
460 Il ajouta : « Je vous délivre tous, 10
Danois ! Vos fils béniront ma mémoire ; 10
Votre vainqueur entre son peuple et vous 10
Partagera son vaste territoire. 10
Pour le vrai Dieu, l'unique Dieu, le mien, 10
465 Vous quitterez l'aveugle idolâtrie, 10
Et sur vos fronts le signe du chrétien 10
Vous ouvrira la céleste patrie. 10
Londres bientôt reconnaîtra son roi : 10
Vous m'y suivrez, et les Danois fidèles, 10
470 Soumis sans honte, et libres sous ma loi, 10
A mes sujets serviront de modèles. » 10
Il parle encor ; leur cri de liberté 10
Frappe déjà la plaine et le rivage, 10
Et de leurs mains sur un tertre sauvage 10
475 Le grand Alfred en triomphe est porté. 10
Le vieil Olgard tombe aux pieds de son maître. 10
« Vous à mes pieds ! Ah ! venez sur mon cœur. 10
Je suis Edvin, et je veux toujours l'être ; 10
Soyez mon père, Olgard ! A mon bonheur 10
480 Il manque un bien dont mon âme est jalouse : 10
Sous la chaumière Edvitha fut ma sœur, 10
Que sur le trône elle soit mon épouse ! » 10
Le front d'Olgard de rougeur s'est couvert, 10
Tant le confond une faveur si grande ! 10
485 Alfred alors : « Sais-tu, soldat d'Ecbert, 10
Que par ma voix Ecbert te la demande ? 10
Sais-tu, vieillard, qu'un soldat tel que toi 10
Peut honorer la famille d'un roi ? » 10
L'heureux Olgard s'incline ; et de son père 10
490 Alfred obtient la main de la bergère ; 10
Et, la guidant vers le tertre isolé, 10
Il la présente à ce peuple assemblé : 10
« Dignes Saxons ! valeureux Scandinaves ! 10
Leur a-t-il dit, reconnaissez-la tous, 10
495 C'est votre reine ; elle est digne de vous, 10
Et la beauté doit régner sur les braves. » 10
A ces accents, qui font battre son cœur, 10
La jeune reine, encor simple et timide, 10
Ne répond rien, mais lève avec lenteur 10
500 Son doux regard et sa paupière humide, 10
Pour contempler ce roi qui fut pasteur. 10
Alfred, assis au trône d'Angleterre, 10
Songeait souvent à l'île solitaire. 10
De chaque année il consacrait dix jours 10
505 A visiter cette modeste plage : 10
Son Edvitha l'accompagnait toujours. 10
Olgard longtemps, malgré le poids de l'âge, 10
Suivit leurs pas ; et son toit protégé 10
Fut désormais en chapelle érigé. 10
510 En lettres d'or, sur un autel d'albâtre, 10
On y grava le nom des deux époux ; 10
Et le saint lieu, conservé jusqu'à nous, 10
Se nomme encor la Chapelle du Pâtre. 10
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