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MLV_1/MLV52
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
ALFRED
CHANT TROISIÈME
Du beau ramier gémissante compagne, 10
Que cherches-tu ? Sans espoir de retour, 10
Ton jeune ami délaisse la montagne ; 10
Du toit d'azur qui couronne la tour 10
5 Prenant son vol dans un ciel sans orages, 10
Il n'ira plus au vallon d'alentour 10
Te retrouver sous les riants ombrages. 10
Douce colombe ! au moins en ta douleur 10
Tu ne sais pas quel danger le menace ; 10
10 Tu ne sais pas quelle imprudente audace 10
Lui fait braver les rets de l'oiseleur. 10
Tille d'Olgard ! tu gémissais comme elle ; 10
Comme elle, en proie à de mortels ennuis, 10
Dans la langueur et des jours et des nuits 10
15 Tu déplorais une absence cruelle. 10
Au bord des eaux tu le cherches ; tu crois, 10
Sous la fraîcheur de la feuille légère, 10
Entendre encore et ses pas et sa voix : 10
Non : c'est le bruit de la feuille des bois, 10
20 C'est du vallon la biche passagère. 10
Le soir, assise à côté de son père, 10
Elle lui dit, et non pas sans rougeur : 10
» Votre Edvitha doit vous ouvrir son cœur. 10
J'aimais Edvin, je l'aimais plus qu'un frère. 10
25 Mais d'un penchant si fatal et si doux 10
Edvin jamais ne surprit le mystère ; 10
Il n'est connu que du ciel et de vous. 10
— Edvin t'aimait ! — Respectueux et tendre, 10
Il se taisait ; mais parfois un regard . 10
30 Timidement savait se faire entendre. 10
— De ton Edvin j'ai pleuré le départ ; 10
Dans ton Edvin j'eusse embrassé mon gendre, 10
Et ton bonheur… — Mon père, il est trop tard. 10
A le revoir je n'ose plus prétendre. 10
35 Qui sait, hélas ! en sa route égaré, 10
Edvin peut-être aux périls est livré ?… 10
Ah ! dissipez mon trouble involontaire… 10
Dans la chapelle antique et solitaire, 10
Au fond des bois, un ange est révéré, 10
40 Des voyageurs c'est l'ange tutélaire. 10
Allons tous deux le prier pour Edvin ; 10
Jamais, mon père, on ne le prie eu vain. 10
Pour un seul jour quittons notre ermitage. 10
— Ton vœu me plaît, et mon cœur le partage, » 10
45 Répond Olgard. Et, dès le lendemain, 10
De la chapelle ils prirent le chemin, 10
Pour accomplir leur saint pèlerinage. 10
Alfred, hélas ! a besoin de leurs vœux. 10
Errant, perdu sous des bois ténébreux, 10
50 Des noirs taillis, non sans inquiétude, 10
Il traversait la morne solitude. 10
Ses traits pâlis de sueur sont trempés ; 10
La soif le brûle, et la faim le dévore ; 10
Et les lueurs du perfide phosphore 10
55 Loin du sentier guident ses pas trompés. 10
Le vent mugit dans la cime des chênes ; 10
Les loups-cerviers hurlent ; sur son chemin, 10
Il les entend, aux cavernes prochaines, 10
Se disputer quelque ossement humain. 10
60 A son oreille incessamment frappée 10
Dans le lointain se prolongent les cris 10
De ces corbeaux que sa vaillante épée 10
Du sang danois a si longtemps nourris. 10
Durant deux jours, durant deux nuits entières, 10
65 Le gland du chêne et l'herbe des bruyères 10
Du roi proscrit furent le vil repas ; 10
La ronce aiguë et la sanglante épine 10
Battaient son front, déchiraient sa poitrine : 10
Vaines douleurs ! il ne les sentait pas. 10
70 Mais à la fin, triste et l'âme oppressée. 10
Il suspendit sa marche, et le sommeil 10
Ferma bientôt sa paupière lassée. 10
Un songe heureux, consolant sa pensée, 10
Vint doucement retarder son réveil. 10
75 Il lui sembla qu'un fleuve de lumière 10
Vers l'Occident s'élançait à sa voix, 10
Et de ces bords sans culture et sans lois 10
Allait percer l'obscurité première. 10
Il croyait voir, d'avance retracé, 10
80 Ce monument de gloire et de sagesse(1), 10
Savant gymnase où l'ardente jeunesse 10
Doit s'abreuver aux sources du passé. 10
Il retrouvait dans sa magnificence 10
Cette cité des antiques Romains 10
85 Où de Léon les paternelles mains 10
L'avaient marqué du sceau de la puissance. 10
Les orateurs, les sages, les guerriers 10
Sortaient pour lui de leurs tombes muettes ; 10
En écoutant la lyre des poètes, 10
90 Il s'égarait en des bois de lauriers. 10
Souvent, assis dans la grotte fleurie, 10
Nouveau Numa, près d'une autre Égérie, 10
Il entendait cette sublime voix 10
Des immortels qui conseillent les rois, 10
95 Et recueillait pour sa noble Angleterre 10
De ces leçons le trésor salutaire. 10
Bientôt il donne à ses vastes projets 10
l/appui des lois sagement dispensées ; 10
Monarque et père, il veut voir ses sujets 10
100 Libres toujours ainsi que leurs pensées(2). 10
Les grands soumis, par leurs égaux jugés(3), 10
Sont tour à tour et vengeurs et vengés ; 10
Et, contenu par un pouvoir suprême, 10
Le peuple, fier de ses droits protégés, 10
105 Trouve son juge au sein du peuple même. 10
Alfred s'éveille, et ce grand avenir 10
A de ses maux chassé le souvenir. 10
L'espoir renaît dans son âme accablée. 10
Mais quel aspect pour son regard ravi ! 10
110 Du roc altier que ses pas ont gravi, 10
Il aperçoit la plaine et la vallée. 10
Impatient, il sort de la forêt, 10
Cherche, et déjà son trouble recommence, 10
Quand à ses yeux confusément paraît 10
115 De l'ennemi la forteresse immense. 10
Pourquoi faut-il que ses pas ralentis, 10
Par la fatigue enfin appesantis, 10
Secondent mal l'ardeur qui le dévore ! 10
Mais les échos de la roche sonore 10
120 A son oreille apportent à la fois 10
Les rauques sons des trompes du Danois, 10
Et des clameurs plus bruyantes encore. 10
De quel bonheur Alfred est enivré ! 10
D'un pied rapide il franchit la distance 10
125 Qui des Danois le tenait séparé, 10
Au milieu d'eux passe sans résistance, 10
Et près d'Ivar a bientôt pénétré. 10
Du sombre Ivar la fureur vengeresse 10
Accomplissait sa fatale promesse ; 10
130 Et deux captifs, dès l'aurore amenés, 10
Allaient périr au bûcher condamnés. 10
Vers la colline où repose son frère 10
Les feux ont lui ; le dévorant brasier 10
Doit consumer et la fille et le père, 10
135 Emprisonnés dans l'homicide osier. 10
Mais la beauté qu'à la flamme on destine 10
Pourrait d'Ivar charmer le désespoir… 10
« Non, dit Ivar, regardant la colline : 10
Ubba n'est plus, je ne veux point la voir. » 10
140 Un serviteur vigilant et sévère 10
Paraît soudain : « De la terre étrangère 10
Un inconnu vient d'arriver ici. 10
— Qu'on le saisisse ! — Il a nomme ton père. 10
— Qu'il reste libre et vienne ! — Le voici. 10
145 Ton nom ? — Edvin. — Ton pays ?— La Scanie. 10
— Et que veux-tu, jeune barde ? — Te voir, 10
Et de ce luth essayer le pouvoir. 10
— Qui t'enseigna la divine harmonie ? 10
— Ton père. — Chante, et je vais le savoir. » 10
150 Du nom d'un père ô puissance suprême ! 10
Le dur Ivar se sent ému lui-même 10
Au nom chéri devant lui prononcé. 10
A ses regards soudain se représente 10
Du vieux Reener l'attitude imposante, 10
155 Quand, tout entier de serpents enlacé, 10
Il acheva son hymne commencé. 10
Quelques moments Edvin reste en silence, 10
Il se recueille, et, bientôt inspiré, 10
Confie au luth ce chant non préparé 10
160 Qu'Ivar écoute, appuyé sur sa lance : 10
Le grand Odin me recommande à Loi, 10
Fils de Reener, honneur de sa mémoire ! 10
Je sais un chant qui donne la victoire ; 10
Reener jadis le répéta pour moi. 10
165 Je sais un chant qui soumet à sa loi 10
Le noir sépulcre et la mort éternelle : 10
Le corps glacé que par trois fois j'appelle 10
Se lève, et vient converser avec moi. 10
Je sais un chant que la fille du roi 10
170 Voulut apprendre : elle était jeune et belle. 10
Hais ce doux chant, qui rend l'amour fidèle, 10
Je l'ai gardé pour ma sœur et pour moi. 10
Je sais un chant qui dissipe l'effroi : 10
Ton père encore à son heure suprême 10
175 Le redisait ; je le redis mot-même 10
Quand les serpents sifflent autour de moi. 10
Je sais un chant qui sur le front d'un roi 10
Peut replacer la couronne usurpée ; 10
Du plus vaillant il fait tomber l'épée… 10
180 Et dès demain tu l'apprendras de moi. 10
« Ton chant me plaît ; je veux l'entendre encore, 10
Barde ! et ta bouche a dit la vérité. 10
La voix des vents dans le chêne agité, 10
Le bruit lointain de la vague sonore, 10
185 Même l'accent des beautés que j'adore, 10
Ont moins d'attraits pour mon cœur enchanté. 10
Reste avec nous ; et si la Valkyrie, 10
Le doigt tendu, me désignait au fer, 10
Pour qu'en riant j'abandonne la vie, 10
190 Tu me diras la chanson de Reener. 10
Viens ! Tu parais fatigué du voyage : 10
Dans les longs flots d'un savoureux breuvage 10
Goûte le suc de nos miels les plus doux. 10
A ce lait pur joins la hure sauvage 10
195 D'un sanglier qui tomba sous mes coups. » 10
Edvin s'assied. Une chair succulente 10
A ranimé sa force chancelante. 10
Le front moins pâle, il se lève : soudain 10
Avec transport Ivar saisit sa main : 10
200 « Vois-tu d'ici la flamme qui pétille ? 10
Dans cette flamme un vieillard et sa fille 10
Avant la nuit termineront leur sort. 10
Tu chanteras leur cantique de mort. 10
— Non, dit Edvin ; c'est pour une autre fête 10
205 Ivar, et non pour celle qui s'apprête, 10
Que je réserve un cantique sacré. 10
Fils de Reener ! crois un barde inspiré : 10
Un dieu m'a dit et je viens te redire 10
Qu'un autre sang en offrande est promis, 10
210 Le sang d'Alfred : Alfred encor respire ; 10
Le sort d'Alfred en tes mains est remis. 10
— Alfred ! Alfred !… cria d'un ton farouche 10
L'affreux Ivar, le rire sur la bouche. 10
— Un dieu l'a dit, reprend Edvin : souvent 10
215 Les dieux du ciel au barde solitaire 10
Ont révélé les destins de la terre. 10
Tes yeux dans-peu verront Alfred vivant : 10
Retiens ces mots que ma bouche profère ; 10
Il est vivant ; j'en jure par ton père. 10
220 — Serait-il vrai, barde ?… Que m'as-lu dit ? 10
D'étonnement je demeure interdit. 10
Des prisonniers voués au sacrifice 10
En ta faveur je suspends le supplice ; 10
J'en jure Odin. Mes scaldes assemblés 10
225 Sous le vieux chêne, à l'heure des ténèbres, 10
Commenceront les mystères funèbres ; 10
A leurs accents les tiens seront mêlés. 10
Évoque Alfred ; il t'entendra peut-être. » 10
Alfred répond : « Dans le combat prochain 10
230 Je te promets de le faire apparaître. 10
Crois-moi : jamais je ne promis en vain. 10
— Si jusque-là s'élève ta puissance, 10
S'écrie Ivar, de ma reconnaissance 10
Je te destine un gage solennel. 10
235 Oui, dans ma coupe épuisant l'hydromel, 10
Tu dormiras sous ma lente dorée ; 10
Les chants d'amour berceront ton sommeil : 10
Le lendemain, de la vierge éplorée 10
Dont j'ordonnais le mortel appareil 10
240 Tu recevras le baiser du réveil, 10
Et sa pudeur sera pour moi sacrée. » 10
Comme il parlait, du soleil qui s'enfuit 10
Les traits mourants dans l'onde s'affaiblissent. 10
Scaldes, venez ! Que les harpes s'unissent 10
245 A vos refrains plus tristes que la nuit ! 10
Ils sont rangés autour du chêne immense : 10
Le rit lugubre au même instant commence, 10
Et quatre fois dans les antres du Nord 10
Mugit le son du bouclier de mort. 10
250 Près des faucons la cavale égorgée, 10
À la lueur du chêne étincelant, 10
Se débattait sur le tertre sanglant : 10
Dans le sang pur la coupe s'est plongée, 10
Puis à la ronde elle va circulant. 10
255 Des assistants la lèvre s'y colore. 10
Alfred, prenant la coupe tiède encore : 10
« Danois, dit-il, ne réservez qu'à moi 10
Le chant de mort… Ivar je bois à toi. 10
Redis tout bas les paroles sacrées(4) ; 10
260 Rien ne résiste à leurs charmes puissants. 10
Scaldes ! touchez les cordes inspirées. 10
Et qu'à ma voix répondent vos accents ! » 10
ALFRED
Scaldes, chantez ! Sur l'autel du carnage 10
Est attendu l'aigle tombé des cieux : 10
265 Assez longtemps au rond du marécage 10
Il a caché les éclairs de ses yeux. 10
LES SCALDES
Périsse Alfred, s'il est vivant encore ! 10
Et, rassemblés près du chêne brûlant. 10
Puissions-nous tous à la troisième aurore 10
270 Nous abreuver dans son crâne sanglant ! 10
ALFRED
Scaldes, chantez ! pressez l'heure fatale : 10
L'aigle insultant se rit de vos lenteurs. 10
Attendez-vous que son aile royale 10
Renverse autel et sacrificateurs ? 10
LES SCALDES
275 Périsse Alfred, s'il est vivant encore ! 10
Et, rassemblés près du chêne brûlant, 10
Puissions-nous tous à la troisième aurore 10
Nous abreuver dans son crâne sanglant ! 10
ALFRED
Scaldes, chantez ! Et toi, saisis le glaive, 10
280 Car de tes mains l'aigle peut s'échapper ; 10
Il est tombé : tremble, s'il se relève !… 10
Plus redoutable, il viendra te frapper ! 10
LES SCALDES
Périsse Alfred, s'il est vivant encore ! 10
Et, rassemblés près du chêne brûlant, 10
285 Puissions-nous tous à la troisième aurore 10
Nous abreuver dans son crâne sanglant ! 10
Du chant de mort telle était l'harmonie ; 10
Et, poursuivant sa tranquille ironie, 10
Au son du luth Alfred, le front serein, 10
290 Accompagnait leur atroce refrain. 10
(1)  L'université d'Oxford.
(2)  Mot d'Alfred lui-même dans son testament.
(3)  L'institution du jury.
(4)  Les mots runiques, langage mystérieux enseigné par Odin. et ignoré du vulgaire.
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