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MLV_1/MLV51
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
ALFRED
CHANT DEUXIEME
Or maintenant, dis-nous, muse du Nord, 10
Quel fui d'Olgard le généreux transport, 10
Quand, rougissant d'une si faible gloire, 10
Edvin, pensif, lui conta sa victoire. 10
5 « Toi ! leur vainqueur ! O mon fils ! à leurs coups 10
Quel sort heureux a donc pu te soustraire ? 10
Eh quoi ! toi seul contre eux tous ! — Non, mon père ; 10
A mes côtés j'avais Ecbert et vous. » 10
Vous eussiez vu des feux du premier âge 10
10 Les yeux d'Olgard reprendre tout l'éclat : 10
« Que n'ai-je, ami, secondé ton courage ! 10
Oh ! si le ciel encore au vieux soldat 10
Eût accordé les honneurs d'un combat !… 10
Le temps n'est plus. Toi, fille aimable et chère, 10
15 Songe à présent qu'Edvin n'est plus pour nous 10
Un pâtre obscur ; c'est le fils de ton père : 10
Par sa valeur il nous a sauvés tous ; 10
Je te permets de le nommer ton frère. » 10
Alfred à peine entend ces derniers mots : 10
20 De longs regrets poursuivent le héros ; 10
Il pense au jour de victoire et de fête 10
Où, tout ensemble et monarque et soldat, 10
Poudreux encor de son dernier combat, 10
Du diadème il vit ceindre sa tète ; 10
25 Il se souvient de ses nombreux exploits, 10
Quand de l'État les plus fermes colonnes 10
Tombaient sans lui sous l'effort des Danois, 10
Quand à leur joug il déroba sept fois 10
Son front chargé du poids des sept couronnes(1). 10
30 Mais, de leur trouble à peine revenus, 10
Les compagnons du guerrier qui n'est plus 10
Ont emporté sa dépouille mortelle. 10
Au camp danois arrivés lentement, 10
Des yeux d'Ivar ils cherchent un moment 10
35 A détourner cette image cruelle. 10
Ivar accourt, frissonne, et dit ces mots : 10
« Auprès de vous je ne vois point mon frère ! » 10
L'un d'eux répond : « Il est avec son père ; 10
Comme son père il est mort en héros. » 10
40 Triste, et les bras croisés sur sa poitrine, 10
Loin des guerriers Ivar alla s'asseoir. 10
Le scalde alors chanta : sous la colline 10
Le corps glacé reposait vers le soir. 10
Le jour suivant, à l'ombre fraternelle, 10
45 Ivar, tourné vers la tombe nouvelle, 10
Jure, au milieu du funèbre festin, 10
De consacrer à la flamme éclatante 10
Les deux captifs que leur fatal destin 10
Doit les premiers amener sous sa tente. 10
50 Levant au ciel un regard furieux, 10
Il en atteste Odin l'Incendiaire(2), 10
Et par le scalde en traits mystérieux 10
L'affreux serment est gravé sur la pierre. 10
Quelques Danois, vainement poursuivis, 10
55 Qui, des forêts repoussés vers la plaine, 10
En ce moment arrivaient hors d'haleine, 10
Viennent au chef apporter ces avis : 10
« Chef ! au combat le Saxon se prépare, 10
Le fier Anglais soi t enfin du repos. 10
60 lin court trajet de leur camp nous sépare, 10
Et Sommerset voit flotter leurs drapeaux. 10
Ils sont nombreux : dans la forêt profonde, 10
D'un vaste camp ils dressent l'appareil ; 10
Nous le verrons avant que le soleil 10
65 Ait quatre fois plongé ses feux dans l'onde. » 10
Ivar écoute, et dit à ses soldats : 10
« Amis, buvez. Le retour des combats 10
D'un long repos vous épargne l'injure ; 10
Ne craignez plus de mourir sans blessure. 10
70 Gloire au guerrier noblement terrassé ! 10
Malheur au lâche ! avec lui tout succombe : 10
L'oiseau d'oubli(3) vient chanter sur sa tombe ; 10
Pour lui déjà l'avenir est passé. 10
Buvez. « Il dit ; les clameurs se confondent, 10
75 Et les échos en mugissant répondent. 10
Trois chefs alors s'approchent : « Noble Ivar, 10
Que des combats le jour enfin se lève ! 10
Auprès du tien brillera notre glaive. » 10
C'étaient Usdal, et Tremnor, et Rismar. 10
80 Ces trois guerriers, qu'un même nœud rassemble 10
Aux sœurs d'Ivar ont donné leur amour. 10
Du même flanc sortis le même jour, 10
Au sein des camps ils grandirent ensemble. 10
Leurs bras unis sous le même étendard 10
85 Frappent ensemble à travers la mêlée, 10
Comme à la fois la fourche au triple dard 10
D'un triple coup fend la terre ébranlée. 10
Mais nul danger digne de leur valeur 10
Ne s'est offert ; de leurs armes encore 10
90 Nul attribut, nul signe ne décore 10
L'airain sans noms et l'acier sans couleur. 10
Ils ont juré leur chaîne fraternelle 10
De mériter une armure nouvelle, 10
Et dans ce jour veulent au prix du sang 10
95 Se délivrer de leur bouclier blanc. 10
Heureux, hélas ! si le sort de la guerre 10
N'ordonne point que les trois compagnons, 10
Unis toujours, emportent sous la terre 10
Leurs boucliers sans couleur et sans noms ! 10
100 « De votre bras je connais la vaillance, 10
Leur dit Ivar ; amis, souvenez-vous 10
Qu'en vous mes sœurs chériront leurs époux, 10
Et méritez une illustre alliance. » 10
Mais cependant ces filles de Reener, 10
105 Prenant en main la navette de fer, 10
A la lueur d'une lampe magique, 10
Sous le rocher qui s'élève à l'écart 10
Ont commencé la trame fatidique 10
Qui des Danois formera l'étendard. 10
110 Dans leur beauté moins aimable qu'austère, 10
On cherche en vain l'abandon si touchant ; 10
Mais de leurs traits le noble caractère 10
Peint de leurs cœurs l'héroïque penchant. 10
Leur front est pâle, et leur regard est sombre ; 10
115 Leurs noirs cheveux flottent désordonnés ; 10
Et ces trois sœurs, se recueillant dans l'ombre, 10
Des sœurs d'enfer aux regards étonnés 10
Offrent ensemble et l'image et le nombre(4). 10
Déjà s'étend sur leur métier d'airain 10
120 Le long tissu qu'attachent deux épées ; 10
Et lentement leurs voix entrecoupées 10
Chantaient cet hymne au sinistre refrain : 10
Odin se lève ; Odin l'invulnérable 10
A par trois fois demandé son coursier, 10
125 Et des rameaux du Frêne vénérable 10
A détaché l'étincelant acier. 10
Sa voix puissante ébranle au loin la terre, 10
Et retentit dans les antres du Nord. 10
Formons, formons le tissu de la guerre ; 10
130 Chantons, chaulons le refrain de la mort. 10
De noirs corbeaux une troupe affamée 10
Au pied des monts vient de se rassembler, 10
Et, s'élevant entre la double armée, 10
Boit en espoir le sang qui va couler. 10
135 Fiers combattants qui joncherez la terre ! 10
la Valkyrie a marqué votre sort 10
Formons, formons le tissu de la guerre ; 10
Chantons, chantons le refrain de la mort. 10
Fatales sœurs ! épargnez notre frère ; 10
140 Gardez Ivar à nos embrassements 10
Vengez d'Ubba la coud e funéraire, 10
Et toutefois protégez nos amants. 10
Puissent leurs noms, terribles sur la terre, 10
Occuper seuls les cent harpes du Nord ! 10
145 Formons, formons le tissu de la guerre ; 10
Chantons, chantons le refrain de la mort. 10
Et du corbeau, l'emblème du carnage, 10
Sur l'étendard elles peignaient l'image(5), 10
Non sans tracer les signes merveilleux 10
150 Par qui des morts la cendre est réchauffée, 10
Et qu'autrefois, dit-on, la vierge-fée 10
Devers Upsal apprit à leurs aïeux. 10
L'ombre s'enfuit, le jour blanchit les cieux, 10
Et les trois sœurs travaillent sans relâche. 10
155 Le soir enfin les voit finir leur tâche 10
En proférant des mots mystérieux. 10
Ivar des mains de ses trois sœurs chéries 10
Avec transport reçoit le don sacré ; 10
Il le dévoue aux pâles Valkyries 10
160 Et le suspend au chêne révéré. 10
Le même soir, dans l'île solitaire, 10
Alfred songeait au trône héréditaire, 10
Quand tout à coup s'élève un bruit léger… 10
Sur l'autre bord un voyageur l'appelle. 10
165 A cette voix, Alfred vers l'étranger 10
Guide aussitôt la légère nacelle : 10
De son ami c'était le messager. 10
« Au pâtre Edvin conduis-moi. — C'est moi-même. 10
— Prends cet anneau ; j'ai rempli mon devoir. » 10
170 Il dit, et part. Aux feux pâles du soir, 10
Le roi pasteur, saisi d'un trouble extrême, 10
Lut pour devise autour de l'anneau d'or 10
Ces mots gravés : Sommerset ! diadème ! 10
Et s'écria : « Je suis Alfred encor ! » 10
175 Tel un enfant de la libre Helvétie 10
Goûtait loin d'elle, au printemps de sa vie, 10
D'un nœud charmant l'innocente douceur 10
Le ranz du pâtre un jour se fit entendre : 10
A ces accents si connus de son cœur, 10
180 Mal du pays, mal douloureux et tendre ! 10
Dès l'instant même il ressent la langueur. 10
Le lac d'azur, le chalet, la prairie, 10
A sa pensée ont apparu soudain ; 10
Il voit déjà dans l'horizon lointain 10
185 Fumer les toits de sa chère patrie. 10
Il reconnaît cette chaîne de monts 10
Qui dans les airs lèvent leur tète blanche, 10
Et croit ouïr dans les ravins profonds 10
Mugir longtemps la bruyante avalanche. 10
190 En vain l'amour gémit : le lendemain, 10
Abandonnant la plaintive étrangère, 10
De la montagne il reprend le chemin, 10
Et s'en retourne au pays de sa mère. 10
Tel est Alfred. Mais l'heure s'enfuyait, 10
195 Et les troupeaux rentrèrent sans leur maître, 10
Et d'Edvitha le regard inquiet 10
Cherchait Edvin sans le voir reparaître. 10
De la chaumière elle sort en tremblant, 10
Pose dans l'ombre un pied timide et lent : 10
200 Le moindre bruit l'arrête ; elle frissonne 10
Quand sur ses pas le vent qui tourbillonne 10
A fait frémir le feuillage mouvant. 10
Se rassurant enfin, elle commence 10
Du roi banni la touchante romance, 10
205 Qu'à ses côtés Edvin chanta souvent. 10
Alfred, plongé dans sa mélancolie, 10
Errait encore au pied du mont voisin ; 10
De longs soupirs s'échappaient de son sein. 10
Il écouta la cadence affaiblie 10
210 Du lai plaintif, et ces accents connus 10
Qui jusqu'à lui bientôt ne viendront plus ; 10
Et, s'approchant de la beauté tremblante 10
Qu'il croyait voir pour la dernière fois, 10
Il répéta d'une voix triste et lente : 10
215 « Plaignez Alfred et le destin des roi». » 10
Le lendemain, quand l'aube blanchissante 10
Perce à demi l'obscurité des cieux, 10
Le pâle Edvin d'Edvitha gémissante 10
Veut s'épargner les déchirants adieux. 10
220 Au lit d'Olgard, qu'un faible jour éclaire, 10
Il marche, et dit : « Bénissez-moi, mon père ! 10
Je pars. » Olgard soupire, et lui répond : 10
« Je t'aimais trop, Edvin. Un deuil profond 10
Va désormais attrister ma vieillesse ; 10
225 Tu manqueras longtemps à ma tendresse ; 10
Mais tu le veux, dispose ton départ : 10
Songe parfois à mon humble demeure ; 10
Sur ton chemin si tu vois un vieillard, 10
Songe un moment à celui qui te pleure. » 10
230 Tous deux longtemps se tinrent embrassés. 10
Olgard enfin s'écria : « C'est assez, 10
Mon cher Edvin ! à la mâle rudesse 10
D'un vieux soldat sied mal tant de faiblesse. 10
Pars ; comme moi va servir ton pays : 10
235 Pars ; quelque jour tu reviendras, mon fils. 10
Tu reverras le vallon, la chaumière, 10
Mon Edvitha peut-être !… mais alors 10
Le vieil Olgard sera parmi les morts 10
Edvin du moins bénira ma poussière. » 10
240 Dans son silence Olgard retombe. Enfin 10
Il poursuivit d'une voix altérée : 10
« De ce séjour, tu me l'as dit, Edvin, 10
Un long trajet sépare ta contrée. 10
Aux durs mépris d'une avare pitié 10
245 Je ne veux pas que le sort t'abandonne. 10
Je t'un supplie, Edvin… je te l'ordonne, 10
De mon peu d'or emporte la moitié. 10
— Gardez un bien pour moi trop inutile, 10
Cœur généreux ! Ah ! vous m'avez appris 10
250 Que le malheur, sans subir le mépris, 10
Peut en chemin rencontrer un asile, 10
Des soins touchants et des hôtes chéris. 10
Une richesse et plus noble et plus pure 10
Est en vos mains. — Parle, et, je te le jure, 10
255 Tu l'obtiendras. — Cette écharpe d'un roi 10
De votre sang rougie… — Elle est à toi. 10
La voici ; prends. — Mon père !… Oh ! de ce gage 10
J'avais besoin pour garder mon courage. 10
Bénissez-moi. » Sur Alfred à genoux 10
260 Le bon vieillard étend ses mains, et prie. 10
Alfred se lève : « Adieu, séparons-nous, 10
Il en est temps. Du jour qui vient de naître 10
Je vois déjà s'agrandir les rayons ; 10
A nos regards Edvitha va paraître. 10
265 Dites-lui bien… C'est elle ! Adieu, fuyons. » 10
Et, s'échappant au fond de la vallée, 10
Il disparaît. Edvitha désolée, 10
De son malheur instruite, mais trop lard, 10
Tombe en pleurant sur le sein du vieillard. 10
270 Tendre Edvitha ! seul avec ton image, 10
Edvin distrait s'égara tout le jour. 10
Quand la nuit vint, sous l'humide feuillage 10
Il s'étendit, et reprit son voyage 10
Dès que l'aurore aux cieux fut de retour. 10
275 Mais, ô surprise ! un sentier le ramène 10
Vers le séjour que la veille il quitta ; 10
Il reconnaît sur la rive prochaine 10
L'humble cabane où respire Edvitha, 10
Et cet aspect l'attendrit et l'enchaîne. 10
280 Le fleuve ainsi, de détours en détours, 10
Toujours fuyant et revenant toujours, 10
Laisse a regret la rive accoutumée, 10
Où l'aubépine et la rose embaumée 10
Charmaient ses flots et parfumaient son cours. 10
285 Son cours l'appelle au séjour des orages : 10
Mais en quittant ces bords délicieux, 10
Le fleuve encor se plaît sous leurs ombrages ; 10
A la prairie, aux parfums, aux rivages 10
Il semble encor murmurer des adieux. 10
290 Edvin s'écrie : « Est-ce un avis suprême 10
Qui vers ces lieux vient de me rappeler ? 10
Où vais-je, hélas ! L'incertain diadème 10
Vaut-il le sang qui bientôt doit couler ? 10
Du toit que j'aime, ah ! pourquoi m'exiler ? 10
295 Cachons mes jours sous le paisible chaume : 10
Fille d'Olgard ! tu les embelliras. 10
Ces prés, ces bois deviendront mon royaume, 10
Et mes sujets ne seront point ingrats. » 10
Disant ces mots, prompt comme la pensée, 10
300 Il s'élançait au rivage prochain, 10
Lorsque d'Ecbert l'écharpe balancée 10
Frappa ses yeux… Ce ne fut point en vain. 10
Son front rougit, incliné vers la terre ; 10
Et jusqu'à l'heure où la nuit solitaire 10
305 Revint tomber sur les bois obscurcis, 10
De son aïeul il vit l'ombre royale 10
Qui, d'un pas ferme, à ses pas indécis 10
Ouvrait la roule, et qui par intervalle 10
Le regardait en disant : « Sois mon fils. » 10
(1)  L'heptarchie saxonne.
(2)  L'incendiaire est une des nombreuses dénominations d'Odin.
(3)  Expression souvent employée dans les poésies danoises.
(4)  On supposait que trois déesses, messagères d'Odin, connues sous le nom générique de Valkyries, allaient au milieu des combats dispenser la victoire et désigner ceux qui devaient périr. Ces Parques du Nord s'appelaient Gadur, Rosta, Skulda.
(5)  L'étendard sacré des Danois s'appelait Reiftein, qui dans leur langue signifie corbeau.
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