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MLV_1/MLV49
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
CHARLEMAGNE A PAVIE
CHANT SIXIÈME
Il était nuit ; dans le royal domaine 10
On n'entendait que le souffle des vents 10
Qui frémissaient sur les vitraux mouvants, 10
Et tourmentaient le feuillage du chêne, 10
5 Ou quelquefois le monotone bruit 10
Des surveillants dont la voix assidue, 10
Des vastes cours traversant l'étendue, 10
Va mesurant les heures de la nuit. 10
Roi malheureux et plus malheureux père, 10
10 Didier pleurait son fils privé du jour : 10
Sa fille en deuil oubliait pour un frère 10
Ce Charlemagne, objet de tant d'amour. 10
Et cependant Charlemagne lui-même 10
Touche peut-être à son heure suprême. 10
15 Tout le venin de l'horrible poignard 10
Brûle son front et trouble son regard. 10
Morgane alors de sa joie infernale 10
Laisse éclater le farouche transport, 10
Et vient planer sur la couche fatale 10
20 En murmurant des paroles de mort. 10
« Meurs ! poursuit-elle avec un cri de rage, 10
Meurs ! souviens-toi du jour où mon amant 10
Pour te sauver détruisit mon ouvrage, 10
Et de mon art rompit l'enchantement. 10
25 J'avais juré de venger cet outrage ; 10
L'heure est venue, et je tiens mon serment. » 10
Dans le palais court l'affreuse nouvelle ; 10
Du souverain le danger se révèle : 10
Sur tous les fronts se répand la pâleur ; 10
30 Le désespoir et la ferreur muette 10
Glacent les cœurs, et la foule inquiète 10
Semble tranquille à force de douleur. 10
Quand l'incendie aux dévorantes ailes, 10
La nuit, s'attache aux toits des citadelles, 10
35 Quand le beffroi tinte à coups redoublés, 10
Les citoyens, interdits et troublés, 10
Errent en foule autour de l'édifice, 10
Et, sans tenter aucun secours propice, 10
S'intimidant, loin de se raffermir, 10
40 Dans le péril ne savent que frémir. 10
Tels, dans l'effroi dont leur âme est atteinte, 10
Les habitants de la funèbre enceinte, 10
Laissant leur maître en proie à ses douleurs, 10
Au mal cruel n'opposent que des pleurs. 10
45 Plus le temps fuit, plus le danger s'augmente 10
Au front brûlant où siége le poison 10
La fièvre monte, et le sang qui fermente 10
A menacé de rompre sa prison. 10
L'art ne peut rien ; l'oracle d'Épidaure 10
50 Pour nos climats était muet encore. 10
Mais sur les rois veille un Dieu protecteur ; 10
Rassurons-nous… Alors se fit entendre 10
Sous les balcons une voix jeune et tendre. 10
Elle attira les zélés serviteurs ; 10
55 Et, l'écoutant d'une oreille attentive, 10
On entendit ces mots consola leurs 10
Qu'accompagnait la guitare plaintive : 10
Sauvez les jours de voire souverain : 10
La Providence à son secours m'amène ; 10
60 Je vous promets sa guérison soudaine 10
Ouvrez la porte au jeune pèlerin. 10
Sauvez les jours de votre souverain : 10
En voyageant aux monts de la Galice, . 10
J'ai recueilli plus d'une herbe propice ; 10
65 C’est le trésor du jeune pèlerin. 10
Sauvez les jours de votre souverain : 10
Peut-être, hélas ! pour finir sa souffrance, 10
L'ange qui veille aux destins de la France 10
À pris les traits du jeune pèlerin. 10
70 L'adolescent a la voix inspirée 10
Ainsi chanta : ce ne fut point en vain. 10
Aux serviteurs il disait : « Si demain 10
Je n'ai sauvé cette tète sacrée, 10
Je veux périr frappé de votre main. 10
75 Seul avec vous, prés d'un roi que j'adore, 10
Oh ! laissez-moi veiller jusqu'à l'aurore. » 10
Ses yeux en pleurs, ses accents ingénus 10
Ont désarmé l'inflexible refus. 10
Dieu ! quelle nuit d'éternelle durée ! 10
80 La voix éteinte et la marche égarée, 10
Les chevaliers, désarmés à demi, 10
Redemandaient leur maître et leur ami, 10
Et parcouraient avec inquiétude 10
Des corridors la longue solitude. 10
85 Ils s'abordaient en se pressant la main, 10
Se regardaient d'un œil triste et sans larmes, 10
Et, dévorant leurs mortelles alarmes, 10
Silencieux, reprenaient leur chemin. 10
Les uns, du ciel implorant un miracle, 10
90 Allaient prier pour le prince adoré, 10
Et sur l'autel, près du saint tabernacle, 10
Offraient pour lui le cierge consacré. 10
Ils répétaient : « Que le Dieu des empires 10
Daigne un instant le regarder d'en haut, 10
95 O Charlemagne ! et demain, s'il le faut, 10
Nous mourrons tous, pourvu que tu respires. 10
Sur les perrons les autres rassemblés 10
Incessamment levaient leurs yeux troublés 10
Vers cette lampe obscure et vacillante, 10
100 Dont la clarté tristement avait lui, 10
Et qui, du roi compagne défaillante, 10
Peut-être encor doit durer plus que lui. 10
Enfin parait l'aurore désirée ; 10
Elle paraît ! de la chambre du roi 10
105 Les preux en foule ont assiégé l'entrée, 10
Tous palpitants d'espérance et d'effroi. 10
A leur approche, ô bonheur ! ô merveille ! 10
Le roi chéri doucement se réveille : 10
Il croit sortir d'un songe plein d'attraits ; 10
110 Un calme heureux respire dans ses traits. 10
Du pèlerin ce bienfait est l'ouvrage. 10
Les chevaliers tour à tour sur leur cœur 10
Veulent presser l'enfant libérateur. 10
De ses deux mains il voile son visage. 10
115 Chacun sourit, et dans cette candeur 10
Croit du bienfait démêler la pudeur, 10
Ou l'embarras naturel au jeune âge : 10
On s'abusait. Mais l'ami d'Isambart 10
Du pèlerin s'approche, et le supplie 10
120 De contenter leur avide regard… 10
Ah ! malheureux ! peux-tu savoir trop tard… 10
Tu l'as voulu : reconnais Ophélie ! 10
Bientôt, hélas ! finiront ses destins. 10
Déjà la mort sur ses lèvres muettes 10
125 Change la rose en pâles violettes ; 10
Son front est morne et ses yeux sont éteints. 10
Elle périt, la vierge magnanime ! 10
Elle périt, volontaire victime ; 10
Et les poisons par sa bouche aspirés 10
130 Jusqu'à son cœur arrivent par degrés. 10
En ces instants, belle de sa mort même, 10
Vers le monarque elle lève les yeux, 10
Et, souriant du sourire des cieux : 10
« Prince, je touche à mon heure suprême. 10
135 Or, apprenez le secret du tombeau. 10
D'un long tourment le trépas me délivre… 10
J'aimais un roi… pour lui je n'ai pu vivre… 10
Pour lui je meurs… et mon sort est trop beau 10
Elle a parlé ; son âme au ciel s'élance, 10
140 Et de la mort tout garde le silence. 10
Lors on crut voir l'ange du dernier jour 10
Qui la couvrait de son aile d'albâtre ; 10
Et tout à coup le nocturne séjour 10
Sembla rempli d'une clarté bleuâtre 10
145 Et d'un parfum d'innocence et d'amour. 10
Le lendemain, en pompe solennelle, 10
On emporta la dépouille mortelle 10
De cet objet autrefois si charmant, 10
Et sous les murs de la sainte chapelle 10
150 On éleva sou simple monument. 10
Pour signaler sa puissance nouvelle, 10
En vain la pourpre, ornement des Césars, 10
Est préparée au vainqueur des Lombards ; 10
En vain les murs de la ville éternelle 10
155 Ont vu flotter les sacrés étendards ; 10
De l'Occident l'empire en vain l'appelle : 10
Rien ne distrait ses douloureux ennuis ; 10
Il croit toujours voir l'ombre virginale 10
A ses côtés errer durant les nuits 10
160 Jusqu'au lever de l'aube matinale. 10
Un soir encore il voulut une fois 10
S'acheminer vers l'enclos solitaire 10
Pour y pleurer cette fille des rois 10
Qui récemment avait quitté la terre. 10
165 Au lieu fatal, seul, il s'était rendu… 10
De longs soupirs ont frappé son oreille ; 10
Il aperçoit, sur la pierre étendu, 10
Un malheureux qui sanglote et qui veille. 10
C'était Didier. Sur la terre isolé, 10
170 A ses regards son vainqueur s'offre à peine, 10
Qu'il lève au ciel un regard désolé, 10
Puis sur la pierre aussitôt le ramène. . 10
Pâle et troublé, du misérable roi 10
Charles s'approche, et dit : « Pardonne-moi 10
175 Sur ce tombeau le regret nous rassemble, 10
Et dans la nuit nous gémirons ensemble. 10
Tout a fléchi sous mes coups triomphants, 10
Et cependant comme toi je soupire. 10
Si je ne puis te rendre tes enfants, 10
180 Je veux du moins le rendre ton empire. » 10
Didier se tait, sourit amèrement. 10
Et de l'enclos s'éloigne lentement. 10
Le cloître saint, Thébaïde profonde, 10
Ensevelit ce prince infortuné, 10
185 Qui, devant Dieu nuit et jour prosterné, 10
Goûte une paix qui n'est point de ce monde. 10
Du cénobite il apprend à souffrir, 10
En attendant qu'à son heure dernière, 10
Roi pénitent, sur un lit de poussière, 10
190 Le christ en main, il apprenne à mourir. 10
Chaque minuit, l'airain du monastère 10
Sonne trois fois : à ce nocturne appel, 10
Les habitants de la cellule austère 10
Prennent la croix et le pieux missel, 10
195 Et, les pieds nus, vont embrasser l'autel. 10
Leurs chants aux cieux montent pour Ophélie 10
Et, répondant à leurs voix affaiblie, 10
L'orgue soutient de ses plaintifs accords 10
La litanie et le psaume des morts. 10
200 Couvert de cendre et vêtu de la haire, 10
De tout son corps pressant les froids parvis, 10
A ces accents le royal solitaire 10
Mêle tout bas quelques vœux pour son fils. 10
Mais, d'Ophélie honorant la mémoire, 10
205 Une chronique, et nous devons l'en croire, 10
Atteste encor que le vaillant Ogier 10
Jusqu'au trépas resta son chevalier, 10
Et désormais porta l'armure noire. 10
Le jeune pâtre, au pied d'un chêne assis, 10
210 A l'étranger dit la touchante histoire, 10
Et l'étranger se trouble à ses récits. 10
Plus d'une belle en ces lieux égarée, 10
Triste, et plaignant la mort prématurée, 10
Sur le tombeau que ses pleurs ont mouillé 10
215 Laisse, le soir, son bouquet effeuillé. 10
De souvenirs l'âme encor poursuivie, 10
Souvent le roi vient lui-même en secret 10
S'y recueillir, et donner un regret 10
A la beauté qui lui donna sa vie. 10
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