Métrique en Ligne
MLV_1/MLV48
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
CHARLEMAGNE A PAVIE
CHANT CINQUIÈME
Quand loin des cieux par la foudre ébranlés 10
De la tempête a fui le char funeste, 10
Les sept couleurs de l'écharpe céleste 10
Rendent le calme à nos bords consolés : 10
5 Ainsi la paix ramène dans Pavie 10
L'amour, les jeux, l'espérance et la vie. 10
Les chants du barde et du gai ménestrel 10
Ont du palais déjà frappé les voûtes ; 10
Pour les héros un brillant carrousel 10
10 A préparé ses défis et ses joutes. 10
Dans les jardins Ophélie et sa cour 10
Du ménestrel écoutent la romance. 10
Chaque beauté proclame tour à tour 10
Du grand vainqueur la gloire et la clémence 10
15 Seule, Ophélie a gardé le silence, 10
Et dans son sein recueille son amour. 10
Pâle et tremblante, elle croit voir sur elle 10
Tous les regards à la fois s'attacher, 10
Et découvrir la blessure cruelle 10
20 Qu'à son cœur même elle voudrait cacher. 10
Pour déguiser son trouble involontaire : 10
« Ce roi puissant, dit-elle, de sa mère 10
A les vertus et n'eut point les malheurs. 10
Berthe jadis vécut pour les douleurs. 10
25 Beau ménestrel, sur la lyre d'ivoire, 10
Il m'en souvient, tu nous contas ses maux. 10
Répète-nous la merveilleuse histoire. » 10
Le ménestrel fil entendre ces mots, 10
Et sa parole enchaîna l'auditoire : 10
30 « Dans un vallon de bois environné, 10
Prés de Lutéce, une obscure retraite 10
Cachait son toit de mousse couronné. 10
Un bon vieillard, pieux anachorète, 10
Depuis vingt ans sous ce toit résidait ; 10
35 Depuis vingt ans, de la Vierge céleste 10
Il desservait la chapelle modeste. 10
Pauvre lui-même, au pauvre il accordait 10
Quelques secours, et Dieu les lui rendait. 10
S'acheminant vers le saint ermitage, 10
40 Dès le malin, les habitants du lieu 10
Venaient offrir au serviteur de Dieu 10
Les fleurs, les fruits et le simple laitage ; 10
Ils répétaient d'une commune voix : 10
« Priez pour nous Notre-Dame des Bois ! » 10
45 Et chacun d'eux du pieux solitaire 10
Dévotement allait baiser la croix, 10
Et le missel, et le pieux rosaire. 10
» Une étrangère au timide regard 10
Vint partager l'asile du vieillard. 10
50 Cette beauté se disait orpheline ; 10
Et sous le nom, le doux nom d'Azoline, 10
Du bon ermite elle écartait l'ennui, 10
Servait sa table, ou priait avec lui. 10
Lorsque l'hiver attristait la nature, 10
55 Au jour tombant, elle chantait parfois 10
La surprenante et tragique aventure 10
Des trois enfants égarés dans les bois ; 10
Et quand la nuit s'étendait plus obscure, 10
Pour revêtir la veuve et l'orphelin 10
60 Elle filait et le chanvre et le lin. 10
Ses chastes mains paraient le sanctuaire, 10
D'un fin tissu voilaient le reliquaire, 10
Et tous les jours, pour la reine du ciel, 10
Des suppliants recevaient en offrandes 10
65 Les blonds épis et les fraîches guirlandes, 10
Les fruits naissants et les gâteaux de miel. 10
Oh ! comme alors l'œil charmé la contemple ! 10
Plus d'une fois devant ses traits si doux 10
On fut tenté de fléchir les genoux : 10
70 On croyait voir la patronne du temple. 10
» Voilà qu'un soir un grave pèlerin, 10
Arrivé seul de la cité prochaine, 10
S'avance et dit : « Nous n'avons plus de reine, 10
Et, de la part de notre souverain, 10
75 Je viens ici déposer pour hommage 10
Cent pièces d'or aux pieds de cette image. » 10
Ainsi parlant, de la main il montrait 10
La Vierge sainte en son grossier portrait. 10
L'anachorète et la jeune inconnue 10
80 Se regardaient ; l'étranger continue : 10
« Jusqu'à ce jour, le spectre du hameau, 10
De la forêt le fabuleux château, 10
L'esprit des bois, le chêne aux sept merveilles, 10
De contes vains ont frappé vos oreilles, 10
85 Et mon récit pour vous sera nouveau. » 10
Lors, s'asseyant non loin de la colline, 10
Entre l'ermite et sa belle Azoline, 10
Il conte ainsi la royale douleur : 10
« Non sans regret, la reine Blanchefleur 10
90 Se sépara de sa fille chérie. 10
Berthe quitta sa mère et sa patrie. 10
Un diadème et la main d'un époux, 10
Présents trompeurs, l'attendaient parmi nous. 10
Pour la guider Margiste fut choisie, 10
95 Cœur ténébreux, monstre d'hypocrisie ; 10
En méditant un projet inhumain, 10
De notre France elle prit le chemin. 10
Elle s'éloigne, et sa fille avec elle. 10
La jeune Alise, à ses leçons fidèle, 10
100 De la princesse est le portrait vivant ; 10
Entre elles deux l'œil hésita souvent. 10
De l'élever au trône de la France 10
L'horrible mère embrasse l'espérance : 10
Aux assassins qui marchent sur ses pas 10
105 Elle a de Berthe ordonné le trépas, 10
Et la forêt silencieuse et sombre 10
Ensevelit ce secret dans son ombre, 10
Et d'un faux nom le crime revêtu 10
Obtint le rang promis à la vertu. 10
110 Quand l'imposture au trône fut assise, 10
On chercha Berthe, on ne trouva qu'Alise. 10
Son règne affreux, qui démentait son nom, 10
De Blanchefleur éveillant le soupçon, 10
(Eh ! qui pourrait tromper l'œil d'une mère ?) 10
115 Elle accourut, perça le noir mystère : 10
Bientôt Margiste expira dans les feux ; 10
On recueillit ses iniques aveux, 10
Et sa complice, à l'échafaud ravie, 10
Au fond d'un cloître alla cacher sa vie. 10
120 Depuis ce jour Pepin dans la douleur, 10
En son palais seul avec Blanchefleur, 10
Pleure la mort d'une épouse ignorée : 10
D'un poison lent son âme est dévorée ; 10
Triste, il succombe à son fatal ennui. 10
125 Homme de Dieu ! daignez prier pour lui. » 10
Il parle encore Azoline éperdue 10
Soudain s'écrie : « Aux pieds de votre roi, 10
Bon pèlerin, venez, conduisez-moi. 10
A ses regrets Berthe sera rendue. 10
130 — Elle respire ! — Elle est devant.vos yeux 10
L'astre du soir alors blanchit les cieux. 10
Le pèlerin la regarde ; ô surprise ! 10
Dans tous ses traits il revoit ceux d'Alise : 10
« Bonté du ciel ! embrasse ton époux, 10
135 Berthe ! c'est lui que le ciel te renvoie… » 10
Le saint pasteur versa des pleurs de joie, 10
Et de son maître il pressa les genoux. 10
Quand de minuit l'étoile radieuse 10
Revint briller sur l'enceinte pieuse, 10
140 Il consacra ces nœuds touchants et doux. 10
La sombre nuit achevait sa carrière : 10
Berthe à Pepin conta comment ses pleurs 10
Surent fléchir une main meurtrière, 10
Comment enfin la Vierge des douleurs 10
145 Lui fit ouvrir la porte hospitalière. 10
Au point du jour, son bâton blanc en main, 10
Le bon vieillard de la reine nouvelle 10
Suivit les pas ; mais, le long du chemin, 10
Il soupirait, songeant à sa chapelle : 10
150 Le roi, dit-on, le fit son chapelain. 10
Berthe régna, sans en être plus fière ; 10
Dans le palais comme sous la chaumière, 10
Pour revêtir la veuve et l'orphelin 10
Elle filait et le chanvre et le lin : 10
155 On la nomma Berthe la Filandière. » 10
De Berthe ainsi répétant les malheurs, 10
Le ménestrel, sous la verte feuillée, 10
Par ce récit, qu'interrompaient ses pleurs, 10
Charma longtemps la troupe émerveillée. 10
160 Mais les hérauts ont élevé leur voix : 10
« Accourez tous bénir les cieux propices, 10
Et déposez le glaive pour la croix, 10
Fiers paladins ! au Dieu maître des rois 10
D'un jour si beau vous devez les prémices. 10
165 Marchez au temple. » Et du temple sacré 10
On voit bientôt les vastes galeries 10
Se revêtir de riches draperies ; 10
D'un lin plus pur l'autel est décoré. 10
A cet autel, où brille l'oriflamme, 10
170 Le patriarche à pas lents est monté ; 10
Aux assistants ses mains ont présenté 10
Ce pain des cieux, nourriture de l'âme. 10
L'or d'un nuage enveloppait l'autel, 10
Quand descendit l'ange du sacrifice, 10
175 Qui transforma dans le pieux calice 10
Le vin mystique en un sang immortel. 10
Le prêtre enfin aux oreilles charmées 10
Fit retentir l'hymne cher au vainqueur, 10
Et les guerriers répétèrent en chœur : 10
180 » Louange au Dieu qui conduit les armées ! » 10
On entendit ce chant religieux 10
Dont un pontife enrichit l'Ausonie, 10
Et dont jadis la sévère harmonie, 10
Sous Périclès, éclatait pour les dieux. 10
185 L'orgue y mêla ses sons mélodieux. 10
Charles priait : au pied d'un oratoire, . 10
Humble vainqueur, il prosternait sa gloire. 10
C'était ainsi que le héros pieux 10
Se recueillait au sein du sanctuaire ; 10
190 C'était ainsi que le roi de la terre 10
Se préparait le royaume des cieux. 10
On sort du temple, et les lices désertes 10
Par les héros à l'instant sont rouvertes. 10
Superbe, et jeune en sa maturité, 10
195 Le grand monarque est assis sous la tente. 10
On admirait sa libre majesté, 10
Son front serein, sa stature imposante, 10
Et de ses traits la douce gravité. 10
Sur cette foule à sa voix réunie 10
200 Il dominait : tel aux bois d'Hercynie 10
L'arbre sacré de ses puissants rameaux 10
Ombrage au loin les robustes ormeaux. 10
L'aigle lui.seul repose sur sa tète ; 10
Plus d'un trophée orne ses bras noueux ; 10
205 Et des forêts ce roi majestueux, 10
Qui mille fois affronta la tempête, 10
Protége encor les fêles et les jeux. 10
Non loin siégeaient ce chancelier fidèle, 10
Cet Archambaut, dont l'œil rapide et sûr 10
210 Perce des lois le labyrinthe obscur ; 10
Cet Adélard, des sages le modèle ; 10
Cet Albion, dont les sanglants exploits 10
Furent lavés dans les eaux du baptême ; 10
Ce jeune Ecbert, qui, déchu de ses droits, 10
215 De loin s'essaye au poids du diadème, 10
Et, s'instruisant sous un maître qu'il aime, 10
Baise à genoux la main qui fait les rois. 10
Des nobles jeux l'écho par intervalles 10
A répété le prélude guerrier ; 10
220 Déjà la voix des timides vassales 10
Chante en ces mots la chanson d'Olivier, 10
Aux faibles sons des légères cymbales : 10
Au doux pays que son ombre aime encor, 10
Dès qu'Olivier jadis reçut la vie, 10
225 Pour le doter la fée aux cheveux d'or 10
Lui départit valeur et courtoisie. 10
Ses yeux à peine avaient vu le soleil, 10
Qu'il palpitait au seul mot de victoire, 10
Et que déjà son innocent sommeil 10
230 Était troublé par des songes de gloire. 10
De la lueur du glaive menaçant 10
Combien de fois il effraya sa mère ! 10
Combien de fois le héros grandissant 10
Enorgueillit les cheveux blancs d'un père ! 10
235 A sa merci tombait sur le préau 10
Maint damoisel en mainte cour plénière : 10
Paraissait-il, devant le jouvenceau 10
Les vieux barons inclinaient leur bannière. 10
Mainte beauté brûla pour lui d'amour ; 10
240 Il lit rêver plus d'une châtelaine : 10
A son cimier l'on voyait tour à tour 10
De leurs cheveux flotter l'or ou l'ébène. 10
Terrible alors, contre les plus vaillants 10
Il s'élançait aussi prompt que la foudre ; 10
245 Environné de nombreux assaillants, 10
Il les comptait, mais couchés dans la poudre. 10
Advint qu'un jour, jour à jamais fatal, 10
Il s'enfonça dans les vieilles Ardennes : 10
Là, répandu par un coup déloyal, 10
250 Son noble sang teignit le pied des chênes. 10
Consolons-nous : il est vivant encor ; 10
Le paladin fut cher à la sylphide, 10
Et, sur son char, la fée aux cheveux d'or 10
L'a transporté vers l'heureuse Atlantide. 10
255 A ces accents, des clairons et des cors 10
Ont succédé les éclatants accords. 10
On a baissé l'importune barrière. 10
Un cri s'élève : « Honneur aux fils des preux ! » 10
C'est le signal ; et bientôt la carrière 10
260 A disparu sous l'escadron poudreux. 10
Troublant soudain la belliqueuse fête, 10
A la barrière un.inconnu s'arrête. 10
Un coursier noir porte ce chevalier ; 10
Noir est son casque et noir son bouclier ; 10
265 Sur sa cuirasse on lit ce mot : Vengeance ! 10
Vers Charlemagne, intrépide, il s'avance, 10
Et dit : « C'est loi que j'ose défier ; 10
Toi ! » Du héros la terrible Joyeuse(1) 10
Frémit déjà sous sa main furieuse. 10
270 Il est debout. S'empressant à la fois, 10
Les paladins allaient punir l'audace 10
Du discourtois dont faîtière menace 10
Se mêle aux jeux des paisibles tournois. 10
Charles retient leur fureur vengeresse : 10
275 « C'est à moi seul que le défi s'adresse, 10
Leur a-t-il dit. Je veux bien déroger 10
Jusqu'à soumettre un obscur étranger : 10
De cet honneur il est digne peut-être. 10
Malgré son casque et son noir écusson, 10
280 A sa valeur je saurai le connaître, 10
Ou dans la poudre il me dira son nom. » 10
Sur Fulgurin à ces mots il s'élance. 10
La rage au cœur, le farouche inconnu 10
Pique des deux, serre sa forte lance ; 10
285 Mais sans plier Charles a soutenu 10
De cet assaut l'horrible violence. 10
Autour de lui la terre en a tremblé, 10
Et l'assaillant est lui-même ébranlé. 10
Tous deux alors, d'une voile soudaine, 10
290 Semblent se fuir, et du bout de l'arène 10
Plus menaçants reviennent… Tel le flot, 10
Longtemps battu par le vent des orages, 10
En écumant se retire, et bientôt 10
D'un nouveau choc ébranle les rivages. 10
295 De l'étrier perdant l'utile appui, 10
Le forcené cède à l'atteinte affreuse, 10
Et de sa tête il frappe malgré lui 10
Du noir coursier la croupe vigoureuse. 10
Il va tomber : le royal paladin, 10
300 Noble vainqueur, le protége avec grâce, 10
Et, lui tendant une loyale main, 10
Retient sa chute et prévient sa disgrâce. 10
Jetant sa lance, il dit : « Fier étranger, 10
De cet essai mon âme est satisfaite ; 10
305 Je t'ai sauvé l'affront de la défaite : 10
En t'éloignant fuis un nouveau danger. 10
— Non, répond-il avec un cri de rage, 10
Je ne veux point de ta vaine pitié ; 10
Je veux ton sang, du mien fût-il payé. 10
310 Victoire ou mort ! qui m'épargne m'outrage. 10
Victoire ou mort ! je suis prêt ; défends-toi ; 10
C'est un combat et non plus un tournoi. » 10
Alors commence une attaque nouvelle. 10
De leurs coursiers tous deux sont descendus 10
315 Le cimeterre en leurs mains étincelle ; 10
Les coups fréquents, ensemble confondus, 10
Tout à la fois sont portés et rendus. 10
L'acier tranchant des lames aiguisées 10
Frappe à grand bruit les visières brisées ; 10
320 L'éclair jaillit des mailles, des plastrons : 10
Aux champs d'Etna, tel et moins prompt encore 10
L'ardent marteau des nerveux forgerons 10
A coups pressés bat l'enclume sonore. 10
Du chevalier le fer vole en éclats ; 10
325 Mais le poignard préparé pour son bras 10
A remplacé le large cimeterre. 10
Le front royal vient d'en être effleuré ; 10
Le sang jaillit de ce front révéré 10
Où sont écrits les destins de la terre. 10
330 A cet aspect, les pâles chevaliers 10
Poussent des cris, frappent leurs boucliers. 10
Rassurez-vous, élite généreuse ! 10
De votre roi l'insolent agresseur 10
Est étendu dans la lice poudreuse : 10
335 Déjà du fer la pointe est sur son cœur. 10
« Relève-toi, lui dit Charles. Vengeance 10
Fut ta devise, et la mienne est Clémence. 10
Je le fais grâce. — El moi, je me punis, 10
Dit le vaincu ; nos débats sont finis. 10
340 Voici l'instant qui nous réconcilie : 10
Demain, demain nous serons réunis. » 10
Il meurt… C'était le frère d'Ophélie. 10
C'est le nom que les romanciers donnent à l'épée de Charlemagne.
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