Métrique en Ligne
MLV_1/MLV46
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
CHARLEMAGNE A PAVIE
CHANT TROISIÈME
Les paladins, appuyés sur la lance, 10
Pleuraient leur gloire : Isambart n'était plus, 10
Et, dans ces murs où régnait le silence, 10
On eût douté quels étaient les vaincus. 10
5 Pour le convoi cependant tout s'apprête. 10
Le grand monarque, assis sur des pavois, 10
Reste à l'écart, immobile et sans voix, 10
Et sur sa main laisse tomber sa tête. 10
Les dards croisés, les larges boucliers 10
10 Sont du héros la couche funéraire. 10
Là tour à tour on voit les chevaliers 10
Se prosterner devant leur noble frère : 10
Ils vinrent tous… Ogier seul ne vint pas. 10
Il lui semblait de son compagnon d'armes 10
15 Ouïr le sang qui murmurait tout bas, 10
Et repoussait ses remords et ses larmes. 10
Muet, plongé dans un farouche ennui, 10
Les bras tendus, le front morne et stupide, 10
Il regardait de loin ce corps livide, 10
20 Moins effrayant et moins pâle que lui. 10
Dans la poussière, autour du mausolée, 10
Confusément traînent les étendards ; 10
Et des guerriers la foule désolée 10
Baisse en pleurant la pointe de ses dards. 10
25 D'un crêpe noir la trompette voilée, 10
Plaintive et sombre, affaiblit ses accords, 10
Et tristement répond aux sons des cors. 10
Quand, tout entière à la lugubre fête, 10
L'armée en deuil oubliait sa conquête, 10
30 Les citoyens, prompts à se révolter, 10
De ces instants songeaient à profiler. 10
Ils sont armés, leur troupe se partage, 10
Et, s'enivrant de l'espoir inhumain 10
Qui lui promet un facile carnage, 10
35 Vient à la fois par un triple chemin 10
De ses vainqueurs surprendre le courage. 10
C'était en vain : des héros indignés 10
Le front penché se relève, et la rage 10
Sèche les pleurs dont leurs yeux sont baignés. 10
40 En lourds faisceaux assemblés sur la terre, 10
Leurs boucliers et leurs glaives nombreux 10
Sont ressaisis : MORT est leur cri de guerre ; 10
MORT !… A ce cri répété plus affreux, 10
Ils crurent voir dans le sang qui la souille 10
45 Se ranimer l'insensible dépouille, 10
Et d'Isambart l'ombre s'armer pour eux. 10
Des révoltés la horde téméraire 10
Aux coups vengeurs veut en vain se soustraire ; 10
Et des mourants les corps amoncelés 10
50 Ont satisfait sur le lit funéraire 10
Du paladin les restes consolés. 10
« Arrêtons-nous, dit Charles ; nos épées 10
De trop de sang se sont déjà trempées. 10
Que dès ce jour un convoi douloureux 10
55 Aux habitants de ma cité fidèle 10
Porte le cœur du plus vaillant des preux, 10
Mort pour la France en triomphant pour elle. » 10
On dit qu'alors, posant son bouclier, 10
Il s'inclina vers la terre sanglante, 10
60 Pleura longtemps, et d'une main tremblante 10
Pressa la main du pâle chevalier. 10
O d'Isambart compagne triste et chère, 10
Que faisais-tu ? Des créneaux de la tour, 10
Tes yeux, errant vers la plage étrangère, 10
65 Redemandaient l'objet de ton amour. 10
Tout désormais à ton cœur le retrace : 10
Là, quand du glaive avait jailli l'éclair, 10
Ton sein tremblant sentait les coups du fer 10
Que d'Isambart émoussait la cuirasse ; 10
70 Mais d'Isambart quand les rapides coups 10
D'un paladin consommaient la défaite, 10
Ton âme alors respirait satisfaite, 10
Et les regards brillaient d'un feu plus doux. 10
Là, quand le soir, aux heures du silence, 10
75 Le ménestrel consacrait ses chansons 10
A ce vainqueur dont la terrible lance 10
Aux plus vaillants fait vider les arçons, 10
Tu descendais de la tourelle obscure, 10
Pour octroyer au chanteur fortuné 10
80 L'agrafe d'or, et la verte ceinture, 10
Et le chapeau de roses couronné. 10
Parfois aussi, livrée à tes alarmes, 10
Tu remontais au moment odieux 10
Où ton époux, les yeux baignés de larmes, 10
85 Reçut de toi le présent des adieux : 10
« Prends, disais-tu, cette écharpe nouvelle ; 10
Garde-la bien hélas ! et puisse-t-elle 10
A tout jamais conserver sa couleur ! » 10
Stériles vœux, espérance trompée ! 10
90 De ton époux attestant le malheur, 10
L'écharpe blanche, encor de sang trempée, 10
N'a pas longtemps conservé sa couleur. 10
Mais Charlemagne, aussi grand que sa gloire, 10
Des châtiments déployant la rigueur, 10
95 Sait réprimer l'abus de la victoire, 10
Et du vaincu la grâce est dans son cœur : 10
« Prince, a-t-il dit, je plains votre misère ; 10
Vous faisant roi, le ciel vous fit mon frère. 10
Si votre empire a passé sous ma loi, 10
100 Toute grandeur ne vous est point ravie : 10
Ce beau palais, cette illustre Pavie, 10
Seront à vous ; acceptez-les de moi. » 10
En écoutant cette voix généreuse, 10
Didier pardonne au sort moins inhumain : 10
105 « Ma fille encor, dit-il, peut être heureuse. » 10
Et du vainqueur sa main toucha la main. 10
Lors une vague et timide espérance 10
Vient d'Ophélie adoucir la souffrance. 10
Oh ! si jamais un avenir plus doux, 10
110 Réunissant Charlemagne et son père, 10
Dans un vainqueur lui gardait un époux !… 10
En ce moment son inflexible frère 10
L'appelle et dit : « Tout est perdu pour nous ; 10
Mais à l'affront je saurai te soustraire. 10
115 J'ai des amis, ce fer et mon courroux. 10
Console-toi ! l'oppresseur téméraire 10
Avant trois jours tombera sous mes coups. » 10
Sa sœur à peine entend ce vœu farouche, 10
Qu'un cri d'effroi s'échappe de sa bouche : 10
120 « Eh quoi ! s'écrie Adalgise égaré, 10
Notre ennemi te deviendrait sacré ! 10
Tu chérirais des jours que je déteste ! 10
Tremble à ton tour : ce fer encor me reste, 10
Il est pour toi ; tremble ! » A ces mots, il part, 10
125 Lançant sur elle un sinistre regard. 10
Elle en frémit ; son erreur passagère 10
A disparu comme une ombre légère, 10
Et le réveil la rend à ses douleurs : 10
Tel un berger, qui, sur les bords de l'onde, 10
130 Tranquillement dormait parmi les fleurs, 10
S'éveille au bruit de la foudre qui gronde. 10
Sa longue nuit s'acheva dans les pleurs. 10
Le lendemain, languissante et plaintive, 10
Se dérobant à la foule attentive, 10
135 Dans les jardins seule elle s'égara, 10
Et jusqu'au soir, silencieuse, erra. 10
En ces jardins s'ouvre une morne enceinte, 10
Lieu d'épouvante où le saule agité 10
Semble imiter les soupirs et la plainte, 10
140 Lieu rarement des heureux visité. 10
Si l'on en croit les longs récits du pâtre, 10
Au clair de lune, en cortége folâtre, 10
Après minuit tout le peuple lutin 10
Y vient souvent, au bruit d'un luth sonore, 10
145 Sous les rameaux du jeune sycomore, 10
Danser en rond jusqu'aux feux du matin. 10
Là, depuis peu, sous la sombre feuillée, 10
Seule, Ophélie à ses chagrins secrets, 10
Sa harpe en main, consacre la veillée ; 10
150 Sa harpe encore est au pied d'un cyprès. 10
Sur les débris d'un tronc couvert de mousse 10
Elle s'assit, déplorant son malheur, 10
Et soupira d'une voix lente et douce 10
Ce lai touchant d'amour et de douleur : 10
155 Le noble Arthus fui aime d'Arabelle, 10
Qui pour lui seul avait connu l'amour 10
Dissimulant sa blessure mortelle, 10
Elle brûlait sans espoir de retour. 10
Dieu fasse paix à qui brûle comme elle ! 10
160 Les doigts errants sur sa harpe fidèle, 10
Elle venait, à l'approche des nuits, 10
Sous les créneaux de la^ombre tourelle 10
Gémir dans l'ombre et chanter ses ennuis. 10
Dieu fasse paix à qui gémit comme elle ! 10
165 Un soir, cédant à sa peine cruelle, 10
L'infortunée a jamais disparut ; 10
Et, loin d'Arthus, la plaintive Arabelle 10
Ne pleura point, bêlas ! elle mourut. 10
Dieu fasse paix à qui mourra comme elle ! 10
170 Ainsi chanta la royale beauté ; 10
Et, du palais suivant la roule obscure, 10
Elle entendit, sous le dôme écarté, 10
Siffler l'oiseau de lamentable augure. 10
C'était non loin de l'asile pieux 10
175 Où de Didier reposent les aïeux. 10
A cet aspect, la tremblante Ophélie 10
Sentit rouler des larmes dans ses yeux, 10
Et dit : « Il reste une place en ces lieux 10
Bientôt peut-être elle sera remplie… » 10
180 Et cependant Charlemagne abusé 10
Ignore un mal que lui-même a causé. 10
Le voyageur ainsi dans la prairie, 10
Sans le savoir, a renversé la fleur, 10
Qui, se penchant sur sa tige flétrie 10
185 Déjà s'effeuille, et languit sans couleur. 10
Morgane alors, dans l'ombre solitaire, 10
De se venger gardant encor l'espoir, 10
De la magie invoquait le pouvoir, 10
De son pied nu frappait sept fois la terre, 10
190 Et, l'œil fixé sur le fatal poignard 10
Qui s'est plongé dans le sein d'Isambart, 10
Par ces accents commençait le mystère : 10
Rois des enfers et sujets de mon art, 10
Assemblez-vous autour de ce poignard ! 10
195 Esprits des bois, vous qui dans la clairière 10
Allez rêvant à quelque affreux dessein, 10
Qui de vos feux armez l'incendiaire, 10
De vos couteaux le nocturne assassin ; 10
Esprits des bois ! de l'obscure demeure 10
200 Sortez enfin : sortez, voici votre heure ! 10
Rois des enfers et sujets de mon art, 10
Assemblez-vous autour de ce poignard ! 10
Démons du sang, noires Intelligences, 10
Qui, sur le corps d'un enfant massacré, 10
205 Chantez en chœur les sinistres vengeances, 10
L'ombre est complice et le crime ignoré ; 10
Démons du sang, pères des maléfices ! 10
Interrompez vos hideux sacrifices. 10
Rois des enfers et sujets de mon art, 10
210 Assemblez-vous autour de ce poignard ! 10
Parques du Nord, divinités sauvages ! 10
Fatales Sœurs, que servit mon amant ! 10
Apportez-lui vos terribles breuvages, 10
Et l'enchaînez à mon ressentiment : 10
215 Parques du Nord ! quittez vos Scandinaves. 10
Il vient, le jour de la moisson des braves ! 10
Rois des enfers et sujets de mon art, 10
Assemblez-vous autour de ce poignard ! 10
Morgane ainsi, de vengeances avide, 10
220 Chantait tout bas les mots accoutumés ; 10
Et tout à coup naît la plante homicide 10
Au noir calice, aux sucs envenimés, 10
Affreux trésor des marais de Colchide. 10
Elle sourit ; et quand l'horrible fer 10
225 En triple cercle a rayonné dans l'air, 10
Elle répand sur sa pointe fatale 10
Tous les poisons de la plante infernale, 10
Et le dévoue à ces dieux qu'à la fois 10
Du sombre bord vient d'évoquer sa voix. 10
230 Pour achever sa cruelle entreprise, 10
Le front tranquille, elle aborde Adalgise : 10
« Je t'ai sauvé, dit-elle ; mais tes jours 10
Seraient un bien trop peu digne d'envie, 10
Si ton rival empoisonnait leur cours. 10
235 Sans la vengeance, eh ! qu'importe la vie ! 10
Prends ce poignard en tes mains est la mort, 10
Frappe et détruis : je te réponds du sort. » 10
Elle parlait ; deux légères sylphides 10
Prennent dans l'air un lumineux essor, 10
240 Fendent l'espace, et leurs ailes rapides 10
Ont emporté le char étoilé d'or. 10
Enseveli dans sa mélancolie, 10
Le même soir Ogier, seul à l'écart, 10
Baignait de pleurs le tombeau d'Isambart ; 10
245 Et quelquefois il nommait Ophélie. 10
A ses regards se présentant soudain : 10
« Est-ce bien toi, valeureux Scandinave ? 10
Crie Adalgise. Un fils du grand Odin 10
D'un prince altier s'est fait le vil esclave ! 10
250 Il peut subir d'injurieuses lois ! 10
Ah ! c'en est trop ; brise à jamais ta chaîne. 10
Jurons tous deux, par l'honneur et la haine, 10
D'unir nos bras, d'associer nos droits. 10
De l'oppresseur jurons la mort… — Arrête, 10
255 Je te l'ordonne, ou ma vengeance est prête. 10
Moi, me prêter à ton forfait nouveau ! 10
Moi, te servir ! Regarde ce tombeau. 10
Mon Isambart, sans ta haine funeste, 10
Verrait encor la lumière céleste ; 10
260 Son sang me crie : « Égorge mou bourreau ! » 10
J'obéirai. Mais mon bras est sans armes : 10
Eh bien ! demain, dès le soleil naissant, 10
Je t'attendrai sur ce tombeau récent ; 10
Je t'attendrai : ton sang paîra mes larmes. 10
265 — Tu rejoindras celui qui te fut cher, 10
Crie Adalgise avec un rire amer. 10
— Non, dit Ogier, c'est loi seul qu'il appelle. 10
Je fus témoin de ton dernier malheur : 10
Encor froissé de ta chute nouvelle, 10
270 Il te sied bien de parler de valeur ! » 10
Il dit et part. Le fougueux Adalgise 10
Reste immobile et glacé de surprise. 10
Mille projets, l'un par l'autre heurtés, 10
Dans son esprit se confondent, se pressent, 10
275 S'offrent ensemble, ensemble disparaissent, 10
Projets détruits aussitôt qu'enfantés. 10
Plein de sa rage implacable et profonde, 10
Il cherche en vain d'un farouche regard 10
Quelque vengeur dont le bras le seconde ; 10
280 Il reste seul, mais il tient un poignard. 10
logo du CRISCO logo de l'université