Métrique en Ligne
MLV_1/MLV45
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
CHARLEMAGNE A PAVIE
CHANT DEUXIÈME
La nuit s'avance, et Morgane ravie 10
Dans la vapeur a reconnu Pavie : 10
Le char docile y descend à sa voix. 10
Devant ses pas déjà s'ouvre l'asile 10
5 Où d'un sommeil innocent et tranquille 10
Dormait encor l'héritière des rois. 10
Elle frémit de la trouver si belle : 10
« Songes d'amour, enivrez-la, » dit-elle. 10
Et le rameau doucement agité, 10
10 Avec lenteur s'abaissant sur la couche 10
Où reposait la pudique beauté, 10
Vient effleurer et ses yeux et sa bouche. 10
En même temps, les sylphes mensongers 10
Ont caressé de leurs souffles légers 10
15 La vierge pure, et font jouer dans l'ombre 10
De leurs miroirs les facettes sans nombre : 10
Le roi des preux, sous mille aspects mouvants, 10
Parait, s'enfuit, et reparaît encore ; 10
Tantôt porté du couchant à l'aurore 10
20 Sur un coursier non moins prompt que les vents 10
Tantôt debout sur le char de la guerre, 10
Distribuant les trônes de la terre, 10
Dictant la paix à vingt peuples soumis ; 10
Tantôt aux pieds de la beauté qu'il aime, 10
25 Avec son sceptre, avec son diadème, 10
Posant un fer qui manque d'ennemis. 10
Mais sans retour le prestige s'envole ; 10
Et l'on entend ce chant délicieux 10
S'unir au bruit des luths harmonieux, 10
30 De la cithare et des harpes d'Éole : 10
L'ombre s'enfuit : la courrière du Jour 10
Va de ses feux colorer le nuage : 10
Avec l'Aurore et les lis du bocage, 10
Éveille-loi du doux réveil d'amour. 10
35 Aime et jouis ; le plaisir n'a qu'un jour : 10
Moins fugitive est la fleur printanière. 10
Dans les bosquets de rose et de lumière, 10
Viens te mêler à nos danses d'amour. 10
Viens d'Obéron charmer le beau séjour : 10
40 Titania sur son trône l'appelle ; 10
Un char traîné par la blanche gazelle 10
Te conduira vers son île d'amour. 10
La voix s'exhale et meurt L'aube nouvelle 10
Vient d'Ophélie éclairer le séjour. 10
45 Elle s'éveille, et regarde autour d'elle. 10
Et son regard semble étonné du jour. 10
Songes légers, peuple de Sylphirie, 10
Déjà, bornant votre rapide essor, 10
Vous reposiez au palais de féerie, 10
50 Que du réveil elle doutait encor. 10
Elle se lève et marche à l'aventure : 10
En noirs anneaux flotte sa chevelure. 10
Et des soupirs s'échappent de son sein ; 10
Puis, retenant ses plaintes étouffées, 10
55 Elle s'arrête, et croit dans le lointain 10
Ouïr les sons de la lyre des fées. 10
Le regard fixe et le sein palpitant, 10
Elle poursuit l'image qu'elle adore ; 10
Elle la voit, et lui parle, et l'entend ; 10
60 Et dans son cœur s'accroît à chaque instant 10
L'affreux progrès du mal qui la dévore. 10
Telle, aux rayons d'un soleil enflammé, 10
Du bord des mers quand la jeune Africaine 10
Croit découvrir la pirogue lointaine 10
65 Qui lui rendra l'aspect du bien-aimé, 10
Les flots en vain mouillent ses pieds d'ébène 10
La jeune amante, ainsi que le rocher, 10
Reste immobile, et de l'image vaine 10
Ses longs regards n'ont pu se détacher : 10
70 La vague enfin la soulève et l'entraîne. 10
Mais des remparts de piques hérissés 10
Au loin s'étend l'arsenal redoutable ; 10
Les traits sifflants, la flèche inévitable, 10
Des rocs aigus les débris entassés 10
75 Bordent les murs et les larges fossés, 10
De la cité défense tutélaire. 10
Des toits d'airain couvrent ces vastes forts, 10
Qui, s'élevant sur le mont circulaire, 10
Du premier choc soutiendront les efforts. 10
80 De surveillants une élite éprouvée, 10
Debout, la nuit, aux clartés des fanaux, 10
Se succédait sur la tour élevée, 10
Et tout le jour, à travers les créneaux, 10
De Charlemagne épiait l'arrivée. 10
85 Les derniers feux du troisième soleil 10
De son approche éclairent l'appareil. 10
On voit marcher sous la même bannière 10
Ce Richardet et ce jeune Guiscard, 10
Qui de Renaud, leur invincible frère, 10
90 Tous deux encor regrettent le départ ; 10
L'ardent Monglave et le fier Angibart, 10
Si redoutés des hordes germaniques ; 10
Et Théodulphe, orateur et guerrier, 10
Et Lancelot, dont les vieilles chroniques 10
95 Nous ont transmis les actes héroïques. 10
Ne cherchez plus le vaillant Olivier : 10
Au champ d'honneur, une lance ennemie 10
De ce héros borna l'illustre vie ; 10
lit le cyprès ombrage son laurier. 10
100 Roland n'est plus, bien qu'il respire encore : 10
D'un long amour le funeste poison 10
A désormais égaré sa raison ; 10
Il suit au loin l'ingrate qu'il adore. 10
Quel est le brave, à l'orgueilleux cimier, 10
105 Qui près du roi s'avance le premier ? 10
C'est Isambart. Vaincu par la tristesse, 10
En soupirant il songe à son ami, 10
Et sa douleur se rappelle sans cesse 10
L'adieu cruel dont son cœur a gémi. 10
110 Quand tout s'élance au signal de la guerre, 10
Triste, et les yeux attachés à la terre, 10
Le seul Ogier se dérobe aux exploits : 10
« Quoi ! disait-il, regardant son épée, 10
Je combattrais mes amis d'autrefois ! 10
115 Ce fer sanglant… Dieu ! si ma main trompée… 10
Mais Ophélie !… ô tendresse, ô devoir, 10
Qui de vous deux aura la préférence ? 10
La mériter, ou ne plus la revoir ! 10
La mériter, c'est ma seule espérance. » 10
120 Et tout à coup Ogier, se ranimant, 10
Semble sortir d'un long enchantement. 10
Oh ! que d'instants perdus pour son courage ! 10
Que de. hauts faits dérobés à son bras ! 10
Il en rougit et de honte et de rage, 10
125 Et tout son cœur appelle les combats. 10
Tel en sursaut s'éveille le nomade 10
Qui, sans prévoir le matinal départ, 10
D'un long sommeil s'endormit à l'écart : 10
En haletant il poursuit la peuplade 10
130 Qui disparaît, et que l'œil incertain 10
Découvre à peine à l'horizon lointain. 10
Ou tel encor, si des meutes ardentes, 10
A son réveil, l'impatient chasseur 10
Entend déjà les clameurs discordantes 10
135 Qui du hallier traversent l'épaisseur, 10
En s'accusant de sa molle indolence, 10
bu lit oiseux aussitôt il s'élance ; 10
Son tube éclate aux rayons du soleil. 10
Hôtes tremblants de la forêt sauvage, 10
140 Fuyez ses coups, fuyez : un prompt ravage 10
Va réparer les lenteurs du réveil. 10
De ses guerriers à l'éclatante armure 10
Le roi des preux s'avance environné. 10
Éblouissant de pourpre et de dorure, 10
145 Un destrier à la haute encolure 10
Parmi la foule en pompe est amené : 10
C'est Fulgurin. Son pied frappe la poudre ; 10
Son flanc jamais n'a senti l'aiguillon ; 10
Fier de son maître, il vole, et de la foudre 10
150 A la vitesse, et le choc, et le nom. 10
Charles revêt la pesante cuirasse, 10
Et fait jaillir l'éclair du bouclier. 10
Il prend aux mains du fidèle écuyer 10
Les rênes d'or, les ajuste avec grâce, 10
155 Monte ; et déjà le bouillant Fulgurin 10
S'agite, écume, et tourmente le frein 10
D'un œil ardent il dévore l'espace ; 10
Les crins dressés et les naseaux mouvants, 10
Il est semblable aux coursiers dont la race 10
160 Naquit, dit-on, des cavales de Thrace 10
Que fécondaient les caresses des vents. 10
Pour le combat cependant tout s'apprête. 10
Déjà, non loin du rempart assiégé, 10
Le double camp dans la plaine est rangé. 10
165 Les fiers Lombards, Adalgise à leur tète, 10
Pour arrêter l'armée aux larges flancs, 10
Ont déployé leurs formidables rangs. 10
Ils gardent tous un farouche silence ; 10
Et les Français, en agitant leur lance, 10
170 D'un chant de gloire entonnent le refrain. 10
Charles, monté sur l'ardent Fulgurin, 10
Parcourt les rangs : sa parole enflammée, 10
Qui garantit le succès du combat, 10
Fait un héros du plus obscur soldat, 10
175 Et d'un regard il double son armée. 10
Quelques moments, retenant ses transports, 10
Des deux partis la fureur est réglée, 10
Et les guerriers s'attaquent corps à corps ; 10
Mais par degrés s'animent leurs efforts ; 10
180 A chaque instant s'épaissit la mêlée. 10
Le cimeterre, et la lance, et les dards, 10
La double hache, et les tranchants poignards, 10
Ont varié les coups et les blessures. 10
En pétillant le feu sort des armures. 10
185 Le sang jaillit ; plus d'ordre, plus de rangs ; 10
Vainqueurs, vaincus, chefs, soldats, morts, mourants, 10
Tout se confond : la vue épouvantée 10
N'aperçoit plus qu'une masse agitée ; 10
L'oreille au loin n'entend plus dans les airs 10
190 Qu'un cri formé de mille cris divers. 10
Le grand monarque au loin se multiplie, 10
Chef et soldat, partout en même temps 10
Presse ou retient l'essor des combattants : 10
Autour de lui tantôt il les rallie, 10
195 Tantôt lui-même au plus fort du danger 10
Se précipite, afin que leur courage 10
Jusques à lui s'ouvre un sanglant passage 10
Et de la mort vienne le dégager. 10
Par les débris la terre est accablée ; 10
200 L'énorme tour croule démantelée ; 10
Les murs épais tombent ; en un moment, 10
De paladins une troupe hardie 10
Monte à la fois sur la brèche agrandie, 10
Qu'un fer aigu protége vainement. 10
205 En ce désordre, Isambart, intrépide, 10
Va poursuivant la retraite rapide 10
Des ennemis dérobés à son bras. 10
Au sein des murs il pénètre, et les portes, 10
Tout aussitôt se fermant sur ses pas, 10
210 Le livrent seul aux nombreuses cohortes. 10
Il va périr. mais il ne tremble pas. 10
Sous un portique il vole et se retranche ; 10
Le fer luisant de la lance et du dard 10
Vient s'émousser sur son armure blanche, 10
215 Et de son glaive il se fait un rempart. 10
Mais par degrés faiblit sa main lassée ; 10
Lors il commence à connaître l'effroi ; 10
A son épouse, à la France, à son roi 10
Il dit adieu du fond de sa pensée. 10
220 Loin du Caïstre ou des bords du Cydnus, 10
Tel un beau cygne, égaré dans l'orage, 10
Regrette, hélas ! à l'aspect du naufrage, 10
Le lac tranquille et les fleuves connus. 10
Pour échapper à son destin sinistre, 10
225 Il lutte en vain contre le flot des mers : 10
Une heure encore, et l'oiseau du Caïstre 10
Du dernier chant aura frappé les airs. 10
Mais Charlemagne avait suivi sa trace : 10
Des chevaliers il ranime l'audace ; 10
230 Les chevaliers, à sa voix rassemblés, 10
D'un bras nerveux levant l'énorme hache 10
Frappent ensemble et frappent sans relâche ; 10
La porte crie, et ses gonds ébranlés 10
Cèdent bientôt à leurs coups redoublés. 10
235 La hache en main, ils entrent dans Pavie 10
Où sous le nombre Isambart terrassé 10
Allait périr, de mille coups percé : 10
Pour Isambart leur présence est la vie. 10
Des assiégés les bataillons épars, 10
240 Que d'Adalgise entraîne la menace, 10
Sont accourus de la plaine aux remparts, 10
Et, furieux, ils rentrent dans la place 10
A ta rencontre Adalgise est venu, 10
Noble Isambart ! ses yeux ont reconnu 10
245 Le nom de Blanche écrit sur ta cuirasse ; 10
En frémissant il mord son bouclier : 10
« Te voici donc, insolent chevalier, 10
Dont le bonheur me blesse et m'injurie ! 10
De te soustraire à ma juste furie 10
250 Le fol espoir te pouvait-il flatter ? 10
Époux de Blanche ! ose la disputer. » 10
Disant ces mots, Adalgise en silence 10
Met en arrêt sa formidable lance ; 10
Il va frapper : Isambart, s'écartant, 10
255 Échappe au coup de la lance trompée, 10
Et, d'un revers de sa terrible épée, 10
Sur la poussière à ses pieds il l'étend. 10
En vomissant la menace et l'injure, 10
Sous les débris de sa pesante armure 10
260 S'est relevé le farouche Lombard. 10
Ogier soudain, proférant le blasphème, 10
Accourt. La fée abuse son regard. 10
Le fer, présent de son cher Isambart, 10
Brille levé sur Isambart lui-même. 10
265 Les paladins s'étonnent ; son ami, 10
Le cœur navré, d'un bras mal affermi, 10
Et pressentant sa triste destinée, 10
Pare les coups de sa main forcenée 10
En s'écriant : « Frappe ! frappe, cruel ! 10
270 Bientôt ma mort remplira ton attente. 10
L'ingrat oubli d'une amitié constante 10
Pour moi d'avance était le coup mortel. » 10
Il est frappé. Son sang coule et bouillonne, 10
Son œil s'éteint, la force l'abandonne, 10
275 Et de sa bouche après un long effort 10
Sortent ces mots : « Adieu… je te pardonne. » 10
Le pâle Ogier, dans un sombre transport, 10
Avec fureur l'appelle… Il était mort. 10
Le malheureux, contemplant son ouvrage, 10
280 Contre lui-même allait tourner sa rage ; 10
C'en était fait : mais, plus prompt que l'éclair, 10
Charles retient son homicide fer. 10
Alors Ogier semble se reconnaître ; 10
De son délire il sort pour un moment, 10
285 Nomme tout bas celui qui fut son maître, 10
Et de ses yeux maudit l'enchantement 10
En soupirant Charlemagne l'embrasse, 10
Et dit : « De moi reçois aussi ta grâce. 10
Quitte à jamais les drapeaux du Lombard, 10
290 Et dans ce sang que cette erreur s'efface. 10
C'est à toi seul de me rendre Isambart. » 10
A cette voix touchante et paternelle, 10
Ogier renaît : son sinistre regard 10
Se lève au ciel, au ciel qui tôt ou tard 10
295 Punit l'ingrat, et frappe le rebelle. 10
Son désespoir passe dans tous les cœurs : 10
Absorbés tous dans un sombre silence, 10
Les paladins laissent tomber la lance, 10
Et leur visière est humide de pleurs. 10
300 Des fiers vaincus le courroux même expire ; 10
Même Adalgise ému par la pitié, 10
Suspend le cours de son inimitié, 10
Et dans la ville à pas lents se retire. 10
Mais toutefois de cet aspect d'horreur 10
305 Morgane encor réjouit sa fureur, 10
Prend le poignard dans le sang qui ruisselle 10
Et l'agitant trois fois : « Certes, dit-elle, 10
Ce fer est sûr ; conservons bien ce fer ; 10
Pour d'autres coups j'en saurai faire usage. 10
310 Un rire atroce erra sur son visage, 10
Et dans ses yeux apparut tout l'enfer. 10
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