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MLV_1/MLV44
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
POËMES
CHARLEMAGNE A PAVIE
CHANT PREMIER
Je veux mêler aux belliqueux accords 10
Les doux accents d'amour et de féerie, 10
Et répéter aux échos de nos bords 10
Les nobles faits de la chevalerie. 10
5 Je chante un roi, la terreur des remparts, 10
Qui, dans les murs de Pavie alarmée, 10
Vint foudroyer l'empire des Lombards, 10
Lorsque de loin la ville des Césars 10
S'humiliait devant sa renommée. 10
10 Astre immortel levé sur les héros, 10
De notre France ô lumineuse étoile ! 10
De tes rayons daigne éclairer ma voile. 10
Et diriger ma barque au sein dos flots. 10
On avait vu le puissant Charlemagne 10
15 Planter sa lance aux rives de l'Ister, 10
Et des forêts de l'antique Allemagne 10
Fouler aux pieds l'informe Jupiter : 10
Du fier Theudon les forces déployées 10
N'ont pu lutter contre le coup fatal ; 10
20 Du grand Hermann les aigles foudroyées 10
Fument encore au pied du mont Sintal. 10
L'heureux vainqueur des princes de la terre, 10
Qui devant lui frémissent prosternés, 10
Daigne accueillir leur foule tributaire, 10
25 Et protéger ces vassaux couronnés. 10
Du noble Haroun le visir magnanime 10
Ce Giaffar. sa future victime, 10
Au roi suprême a présenté l'anneau, 10
Gage sacré d'alliance et d'estime ; 10
30 Et l'envoyé du prince de Solyme 10
Met à ses pieds les clefs du saint tombeau. 10
Tout l'univers le redoute et l'implore : 10
Pour rassurer ses droits mal affermis, 10
De l'Orient l'autre Sémiramis 10
35 Lui fait offrir sa main sanglante encore ; 10
Et, des États où se lève l'aurore 10
Le suppliant d'accepter la moitié, 10
Maître nouveau, le jeune Nicéphore 10
Veut acheter sa puissante amitié. 10
40 Vaincu deux fois non loin de ses murailles, 10
Didier posait le glaive des batailles : 10
De ses voisins reconnaissant les droits, 10
Ce fier Lombard respectait leurs domaines ; 10
Et les débats du sceptre et de la croix 10
45 N'agitaient plus les campagnes romaines. 10
Au jeune front des fils de Carloman 10
Le roi-pontife accordait l'huile sainte, 10
Et de ses mains, au pied du Vatican, 10
Laissait enfin tomber la foudre éteinte. 10
50 Charles vainqueur, méditant sou départ, 10
Occupe encor les remparts de Modèce, 10
Et chez Didier le vaillant Isambart 10
Va de la paix confirmer la promesse. 10
Illustre appui du monarque des preux, 10
55 Cet Isambart de ses exploits nombreux 10
Avait le prix : Blanche était sa compagne ; 10
Blanche, la sœur du fameux Charlemagne. 10
Il a revu chez le prince lombard 10
Le noble Ogier, l'ami de sa jeunesse, 10
60 Qui, n'écoutant qu'une aveugle tendresse, 10
Des paladins a quitté l'étendard. 10
Avant le jour où le fier Scandinave 10
Des bords français partit pour son malheur, 10
Les deux héros, aux champs de la valeur, 10
65 Laissaient douter quel était le plus brave. 10
On aurait dit ces gémeaux radieux 10
Qui sur la terre, amis toujours fidèle», 10
N'eurent qu'un sort, et jusque dans les cieux 10
Ont confondu leurs clartés fraternelles 10
70 Ce temps heureux sans retour s'est enfui : 10
Ogier troublé d'Isambart craint l'approche ; 10
Il se détourne, et désormais pour lui 10
De son ami la vue est un reproche. 10
Ainsi Marseille au pied de son rempart, 10
75 Quand les combats s'allumaient autour d'elle 10
A vu depuis, soupirant à l'écart, 10
Ce connétable a son maître infidèle, 10
Qui rougissait en regardant Bayard. 10
Mais de la paix la prochaine assurance 10
80 Livrait son cœur à des pensers plus doux. 10
Muse fidèle ! approche, et redis-nous 10
Qui des deux rois rompit l'intelligence. 10
Tyrans du cœur, orgueil, amour, vengeance 10
Ce fut vous seuls : « Mon père ! vengez-vous 10
85 S'est écrié le fougueux Adalgise ; 10
Vengez un fils en qui l'on vous méprise. 10
J'adorais Blanche et demandais sa main ; 10
J'ai de son frère essuyé le dédain. 10
Au fils d'un roi Charlemagne préfère 10
90 Un Isambart, un simple paladin : 10
Vous le souffrez, et vous êtes mon père ! 10
Depuis le jour où ce prince odieux 10
Âmes desseins refusa de souscrire, 10
La soif du sang me consume, et vos yeux 10
95 Depuis ce jour ne m'ont pas vu sourire. 10
J'ai juré guerre à qui m'a dédaigné ; 10
Mais je la veux et terrible et prochaine. 10
Je veux périr, mais dans le sang baigné ; 10
Et si je vis, ce n'est que par ma haine. 10
100 Vengez-moi donc, seigneur, ou reprenez 10
Ces jours amers que vous m'avez donnés. 10
Dès qu'Adalgise eut vu Didier souscrire 10
Aux noirs projets conçus par sa fureur, 10
Sa bouche enfin retrouva le sourire, 10
105 Et de la haine il savoura l'horreur. 10
Douce, et livrée à la mélancolie, 10
Sa jeune sœur, la touchante Ophélie, 10
Plaignait tout bas ses transports odieux. 10
L'ange infernal et l'ange de lumière, 10
110 La nuit profonde et la clarté des cieux 10
Diffèrent moins qu'Ophélie et son frère : 10
Tel est du sort l'arrêt capricieux. 10
Ne voit-on pas, des mêmes feux brillantes 10
Du firmament les étoiles tremblantes, 10
115 Et la comète, effroi de l'horizon ! 10
Ne voit-on pas les salutaires plantes 10
Fleurir non loin du funeste poison ! 10
A la terreur ton âme s'abandonne, 10
Tendre Ophélie ! A l'ombre des autels, 10
120 Tu vas prier la céleste Madone 10
De mettre un terme à ces combats cruels. 10
Les vœux fervents échappés de ta bouche 10
Quelques moments suspendent la terreur ; 10
Mais de ton frère inflexible et farouche 10
125 Ils ne sauraient enchaîner la fureur : 10
Cette fureur ne s'est point apaisée ; 10
Tes pleurs en vain coulent pour le toucher : 10
Hélas ! ainsi la goutte de rosée 10
Sans l'amollir tombe sur le rocher. 10
130 Moins insensible, Ogier pour toi soupire. 10
Ces yeux si doux, celte douce pâleur, 10
Ce mol accent et ce vague sourire, 10
Ce front pensif et triste sans douleur, 10
Portent le trouble et le charme en son cœur. 10
135 Le nom chéri de la beauté qu'il aime 10
Par ses couleurs ne s'est point révélé ; 10
Son bouclier, par un discret emblème, 10
En champ d'azur porte un astre voilé. 10
Longtemps Morgane, habile enchanteresse, 10
140 Sut captiver ses vœux et sa tendresse : 10
Ce temps n'est plus ; et quel enchantement 10
Peut ramener un infidèle amant ? 10
Près de Messine, et non loin de ce phare 10
Pont les clartés, chères aux matelots, 10
145 Frappent au loin les îles de Lipare 10
Et leurs volcans allumés dans les flots, 10
Assujetti sur sa base agitée, 10
Brille un palais dont la perle argentée 10
A revêtu les murs éblouissants : 10
150 Ses tours sans nombre à demi sont voilées 10
De ces vapeurs qui du fond des vallées 10
Montent le soir comme un léger encens, 10
Et, vers les cieux lentement exhalées, 10
Suivent du jour les rayons pâlissants. 10
155 La, du nocher jamais la rame active 10
'N'interrompit le long calme des airs ; 10
Là seulement gémit la voix plaintive 10
Des alcyons qui glissent sur les mers. 10
Ce lieu charmant de Morgane est l'asile, 10
160 Et, chaque année, on dit que la Sicile 10
Au sein des flots voit apparaître encor 10
Du beau séjour l'image passagère, 10
Son toit vermeil, sa coupole légère, 10
Ses murs d'albâtre et ses colonnes d'or. 10
165 La, désormais Morgane, seule au monde, 10
Songe à l'ingrat qui néglige ses feux ; 10
Et, tout entière à sa douleur profonde, 10
Elle soupire au bruit lointain des jeux, 10
Ou d'un ruisseau regarde couler l'onde. 10
170 Parfois encor, quand le jour qui s'enfuit 10
Cède l'empire aux astres de la nuit, 10
Morgane, au sein d'un nuage d'opale, 10
Vient enlever le héros bien-aimé, 10
Et le retient sur son sein enflammé, 10
175 En attendant l'étoile matinale. 10
Mais l'infidèle effleure avec ennui 10
Des voluptés la coupe enchanteresse ; 10
Et, dans les bras de sa belle maîtresse, 10
Son bonheur même est un tourment pour lui. 10
180 De ces froideurs Morgane a vu la cause ; 10
Rien à ses yeux ne saurait échapper. 10
Amante et fée, on ne peut la tromper ; 10
Et, sur la couche où le plaisir repose, 10
De sa vengeance elle aime à s'occuper. 10
185 Elle sourit à la guerre prochaine, 10
Se lève, attend le réveil du héros ; 10
Et, déguisant les projets de sa haine, 10
Sur le théorbe elle chante ces mots : 10
C'était un soir. Au fond de sa tourelle 10
190 Je m'en allais, par le vague de l'air, 10
Réconforter naïve jouvencelle, 10
Pleurant l'ami qui voyage outre mer. 10
Je t'aperçus errant sous la ramée : 10
Mon front alors se couvrit de rougeur ; 10
195 Et j'oubliai, de ton aspect charmée, 10
La jouvencelle et l'ami voyageur. 10
Reine de l'air, du printemps et des roses. 10
Dans les parfums je descendis vers loi ; 10
Et sans détour, et sans métamorphoses, 10
200 Beau chevalier ! je le dis : Sois à moi. 10
L'anneau d'azur du serment fut le page : 10
Le jour tomba ; l'astre mystérieux 10
Vint argenter les ombres du bocage ; 10
Et l'univers disparut à nos yeux. 10
205 Dans le séjour de l'heureuse Morgane 10
Quel doux loisir eût charmé tes liens ! 10
Combien de fois le palais diaphane 10
Eut éclairé nos jeux aériens ! 10
Au mol accent de la harpe sonore, 10
210 On nous verrait, dès le réveil du jour, 10
franchir les monts embellis par l'aurore, 10
Et jusqu'au soir nous enivrer d'amour. 10
Sur un rayon de la lune naissante, 10
On nous verrait descendre tous les deux, 10
215 Pour consoler la vierge languissante, 10
Et d'un amant lui rapporter les vœux ; 10
Ou quelquefois, aux clartés des étoiles. 10
En feux errants voltiger sur les flots, 10
Et, de la nef illuminant les voiles, 10
220 Guider au port les tremblants matelots. 10
Mais du repos ton audace murmure ; 10
Triste et rêveur, tu languis dans mes bras. 10
Eh bien ! reprends l'étincelante armure, 10
Mon jeune amant, je te cède aux combats. 10
225 Cours affronter le vaillant Charlemagne : 10
Guidant ton glaive au milieu des hasards, 10
Dans les périls je serai ta compagne, 10
Et sur ton cœur j'émousserai les dards. 10
Elle s'arrête, et d'une douleur feinte 10
230 A tous ses traits elle donne l'empreinte. 10
Grâce au pouvoir d'un art insidieux, 10
Le paladin la revit plus charmante, 10
Et, lui rendant le nom chéri d'amante, 10
D'un baiser tendre il scella ses adieux. 10
235 D'autres adieux vont coûter plus de larmes. 10
L'affreux clairon résonne, et d'Isambart 10
Ce bruit de guerre a marqué le départ ; 10
Il va quitter Ogier son frère d'armes ! 10
Pales tous deux, et le regard troublé, 10
240 Les deux amis s'abordent : leur pensée 10
Reste confuse, et leur langue glacée ; 10
Mais leur silence avait déjà parlé. 10
« Toi, qui bientôt ne seras plus mon frère 10
Dit Isambart d'une débile voix, 10
245 Donne la main… cette main me fut chère. 10
Que je la presse une dernière fois ! 10
Qui l'eût pensé, qu'une aveugle furie 10
De nos serments eût brisé le lien ? 10
Rappelle-toi les instants où ta vie 10
250 Était la mienne, où mon sang fut le tien. 10
Pourquoi jadis, sous ces mêmes murailles, 10
M'as-tu sauvé du glaive des batailles ? 10
Je serais mort ton frère, et nos deux noms 10
Eussent un jour paré tes écussons ; 10
255 Plus d'une fois sur mes cendres chéries 10
Mon compagnon serait venu pleurer… 10
Mais non ; le sort, hélas ! doit séparer 10
Nos deux tombeaux comme nos deux patries. 10
Contre mon cœur laisse-moi le serrer… 10
260 Je vais partir ; je vais sans espérance 10
Rejoindre, seul, les drapeaux de la France, 10
Et, désormais de larmes m'abreuvant, 10
Porter le deuil de mon ami vivant. » 10
Ogier frémit ; il s'émeut, il hésite… 10
265 Se pourrait-il !… Isambart éperdu 10
A ses genoux soudain se précipite : 10
« Rends-moi ! rends-moi celui que j'ai perdu, 10
Et prends pitié du trouble qui m'agite. » 10
Il triomphait… ô funeste retour ! 10
270 Son faible ami, subjugué par l'amour, 10
De la beauté si chère à sa tendresse 10
S'est retracé l'image enchanteresse : 10
« Le sort, dit-il, enchaîne ici mes pas. 10
Plains-moi, plains-moi, ne me condamne pas. » 10
275 Tous deux alors s'embrassent en silence ; 10
Un dernier gage est l'adieu du départ. 10
Du Scandinave Isambart prend la lance, 10
Et tristement lui donne son poignard : 10
Présent fatal ! — Mais, l'œil sur l'Italie, 10
280 Et tout entière à son ressentiment, 10
Morgane aux vœux de son perfide amant 10
A résolu de ravir Ophélie. 10
Pour Charlemagne elle espère enflammer 10
Le cœur naïf de celle qui, peut-être 10
285 Cédant un jour au doux besoin d'aimer, 10
Eût partagé l'ardeur qu'elle fit naître. 10
Dès que le soir élève ses vapeurs, 10
La belle fée en sa grotte profonde 10
Cherche un asile, et des sylphes trompeurs 10
290 Y réunit la foule vagabonde : 10
« Vous tous, dit-elle, ornement de ma cour, 10
Sylphes brillants, aimables infidèles, 10
Illusions, compagnes de l'amour, 10
Prenez vos luths et parfumez vos ailes. 10
295 Si tant de fois votre invisible essaim, 10
Glissant dans l'ombre aux heures du mystère 10
Fit soupirer la vierge solitaire, 10
Et souleva l'albâtre de son sein ; 10
Si, par vos soins, le miroir de la nue, 10
300 Qui se colore aux flammes du malin, 10
Lui présenta dans un riant lointain 10
Du jeune amant l'apparence inconnue ; 10
A la lueur du magique flambeau, 10
Accompagnez mon nocturne voyage, 10
305 Je vous prépare un triomphe nouveau. » 10
Elle se tut. Dans la troupe volage 10
Un bruit flatteur doucement circula ; 10
Comme le bruit du mobile feuillage, 10
Ou de l'abeille aux montagnes d'Hybla. 10
310 De ses jardins, odorant labyrinthe, 10
La fée alors gagne la vaste enceinte. 10
Là croît pour elle un arbuste enchanté 10
Qui de ses mains autrefois fut planté : 10
Un charme pur de sa tige s'exhale ; 10
315 Un prisme éclate au milieu de ses fleurs, 10
Et mollement la brise orientale 10
En fait mouvoir les changeantes couleurs. 10
Pour l'arroser, de vingt jeunes sylphides 10
Les urnes d'or se plongent tour à tour 10
320 Dans le cristal des fontaines limpides. 10
L'arbre inconnu se nomme arbre d'amour. 10
Tout est soumis à son magique empire. 10
L'hôte des airs, sur sa branche arrêté, 10
Charmé soudain, frémit de volupté ; 10
325 Plus tendrement la palombe y soupire. 10
L'indifférent, qui sous l'ombrage heureux 10
S'est endormi, se réveille amoureux. 10
Même on a vu les sylphides charmantes, 10
Abandonnant leurs urnes éclatantes, 10
330 Faibles, céder aux langueurs du désir, 10
Et l'œil fermé, la bouche demi-close, 10
En murmurant les accents du plaisir, 10
Tomber d'amour sur les tapis de rose. 10
Morgane approche. Elle invoque la Nuit, 10
335 Divinité favorable au prestige ; 10
Cueille un rameau qui verdit sur la lige, 10
Et des jardins rapidement s'enfuit. 10
A l'escorter sa troupe est préparée : 10
Quatre lutins à l'aile diaprée 10
340 Sont les coursiers de son char nébuleux ; 10
Et dans sa main la branche balancée, 10
Sceptre léger, ressemble au caducée 10
Qui mène au Styx les mânes fabuleux. 10
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