Métrique en Ligne
MLV_1/MLV37
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
CHANTS ÉLÉGIAQUES
LE PAUVRE NÈGRE
Ravi naguère aux côtes de Guinée, 10
Le pauvre Nègre, accablé de ses maux, 10
Pleurait un jour sa triste destinée, 10
Et de soupirs accompagnait ces mots : 10
5 « Qu'ai-je donc fait au Dieu de la nature 10
Pour qu'il m'impose esclavage et douleur ? 10
Ne suis-je pas aussi sa créature ? 10
Est-ce forfait que ma noire couleur ? 10
» Comme le blanc, dont la rigueur m'oppresse, 10
10 N'étais-je pas formé pour le bonheur ? 10
J'aimais Nelzi ; seule, elle eut ma tendresse, 10
Et son regard faisait battre mon cœur. 10
Heureux époux, j'allais devenir père. 10
O cher enfant, gage de notre amour, 10
15 Respires-tu pour consoler ta mère ? 10
As-tu péri sans connaître le jour ? 10
» Je ne pourrai te bercer dans ta couche, 10
Enfant aimé, que n'ont point vu mes yeux ! 10
Ni te sourire, en pressant sur ta bouche 10
20 De l'oranger les fruits délicieux ; 10
Ni t'enseigner, dès ta robuste enfance, 10
L'art d'assoupir un serpent venimeux, 10
Ou de surprendre un lion sans défense, 10
Ou de plonger sous les flots écumeux ! 10
25 » Oh ! jamais plus je ne verrai l'ombrage 10
Des bananiers que je plantai pour toi ; 10
Ni l'antre sombre où, par un jour d'orage, 10
O ma Nelzi ! je te dis : « Sois à moi ! » 10
Ni ma cabane, à mon cœur toujours chère, 10
30 Qu'en ses vieux ans mon père me transmit ; 10
Ni le ruisseau de la roche où ma mère 10
Du grand sommeil dans mes bras s'endormit ! 10
« Un soir (c'était à cette même source) 10
Je reposais sous le vert citronnier : 10
35 Les blancs cruels revinrent de leur course ; 10
A mon réveil, j étais leur prisonnier. 10
Je résistais : l'un d'eux fit sur ma tète 10
Tomber les coups de la verge de fer. 10
Désespéré, j'invoquai la tempête ; 10
40 Et je pleurais en regardant la mer. » 10
Comme il chantait sa chanson d'esclavage, 10
Le négrier(1) sur ces bords descendit 10
Un habitant de son lointain rivage. 10
Zabbi l'appelle, et, l'embrassant, lui dit : 10
45 « De ma Nelzi, frère, quelle nouvelle ? » 10
L'autre se tait, mais il montre les cieux. 10
« Je t'entends : morte. Et l'enfant ?— Mort comme elle. 10
— Bien. » Et la joie éclata dans ses yeux. 10
Deux jours entiers, jetant sa nourriture, 10
50 Il haleta sous un ciel embrasé ; 10
Et, du matin jusqu'à la nuit obscure, 10
De ses sueurs le sol fut arrosé. 10
Vers le retour de la troisième aurore, 10
La verge en main, le maître reparut : 10
55 « Lève-toi' ! — Non ; je puis dormir encore ; 10
Je deviens libre. Et sur l'heure il mourut. 10
(1)  Vaisseau destiné à la traite des nègres.
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