Métrique en Ligne
MLV_1/MLV35
Charles MILLEVOYE
POÉSIES
1801-1814
CHANTS ÉLÉGIAQUES
LE TOMBEAU
DU POËTE PERSAN
« Ta voix, Zaïde, est celle du zéphire ; 10
D'un charme pur elle enivre mes sens : 10
Mais apprends-moi quelle savante lyre 10
De ces beaux vers enfanta les accents. 10
5 Oh ! non, jamais roses de poésie, 10
Trésors charmants de grâce et de fraîcheur, 10
De tels parfums n'embaumèrent l'Asie ; 10
Ton baiser même aurait moins de douceur. 10
» — De Bénamar cet hymne fut l'ouvrage, 10
10 Noble sultan ! chantre de la valeur, 10
Il fit briller la consolante image 10
Du jour sans fin dans un monde meilleur. 10
Ses chants perdus furent sans récompense : 10
Il s'en alla vers les sables d'Iran 10
15 Avec sa fille, étoile d'innocence, 10
Toucher la lyre au bruit de l'ouragan. 10
» — Fidèle émir ! prends ma noire cavale ; 10
Ses pieds légers sont l'aile de l'oiseau. 10
Vole au désert, plus prompt que la rafale ; 10
20 A Bénamar va porter cet anneau. 10
Oui, j'en atteste et la nuit et ses voiles : 10
De mes bienfaits je prétends le combler ; 10
Du firmament les nombreuses étoiles 10
A ses trésors ne pourront s'égaler. 10
25 » Que sur tes pas sa fille consolée 10
Vienne avec lui former d'heureux concerts ! 10
Loin des regards cette palme isolée 10
A trop longtemps fleuri pour les déserts. » 10
L'émir, pressant la cavale légère, 10
30 Part comme un trait qui s'élance et qui fuit ; 10
Et sur sa route une jeune étrangère 10
Pâle et charmante, apparut vers la nuit. 10
« O voyageur qui, seul et sans retraite, 10
Cours, égaré dans les sables d'Iran ! 10
35 Que cherches-tu ?— Je cherche le poète, 10
Ce Bénamar, la gloire du sultan. 10
— O voyageur ! Bénamar fut mon père ; 10
Il a cessé de vivre et de souffrir : 10
Ces hauts cyprès ombragent sa poussière, 10
40 Et près de lui j'achève de mourir. 10
» — Fleur de beauté ! que ton éclat renaisse ; 10
Viens, sors enfin de ton obscurité ; 10
Viens, et pour toi que rayonne sans cesse 10
L'astre éclatant de la prospérité ! 10
45 — Tu vois la tombe où veille ma tristesse : 10
Tel est mon cœur, il ne peut se rouvrir. 10
Mon père est mort ; seul il fut ma richesse : 10
Pauvre il vécut, pauvre je veux mourir. » 10
Et, défaillante, elle embrasse en silence 10
50 Le sol funèbre, objet de tous ses vœux ; 10
Et du cyprès que la brise balance 10
L'ombre se mêle au noir de ses cheveux. 10
Sa voix mourante à son luth solitaire 10
Confie encore un chant délicieux ; 10
55 Mais ce doux chant, commencé sur la terre, 10
Devait, hélas ! s'achever dans les cieux. 10
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