Métrique en Ligne
MLT_1/MLT6
Charles MONSELET
LES VIGNES DU SEIGNEUR
1854
LE MUSICIEN
POËME
DÉDIÉ A M. JULES DE GÈRES
I
Dans une rue extrêmement tranquille, 10
Au bord de l'eau, près de Saint-Louis-en-l'Ile, ‒ 10
Est au cinquième, un pauvre appartement, 10
Par le soleil visité rarement. 10
5 Rien c'est moins gai que ce froid domicile : 10
Le plancher ploie, et le plafond jauni 10
A des soupirs de vieillesse et d'ennui. 10
Là, chaque meuble est d'une étrange mode, 10
D'un siècle éteint pâle et soigneux reflet : 10
10 Boule a fourni l'armoire et la commode, 10
Le Directoire a sculpté le buffet. 10
Sur le foyer, un miroir de Venise 10
S'incline encore, à demi-détamé, 10
Devant l'œil bleu d'une ombre de marquise 10
15 Qui lui sourit dans son cadre enfumé. 10
Vers la croisée, au fond d'une bergère, 10
‒ Matin et soir, ‒ à l'ombre du rideau, 10
Est un vieillard qui, d'une main légère, 10
A son archet fait chanter un rondeau. 10
20 Il est petit, de mine guillerette ; 10
Son œil tremblotte, ‒ et sa jambe maigrette 10
Bat la mesure avec précision. 10
Toute son âme est dans son violon. 10
Un vieil habit, fait d'une étoffe bleue, 10
25 Grimpe au sommet de son chef dépouillé ; 10
Sur le collet trotte une mince queue 10
Dans un ruban, lézard entortillé. 10
Quatre-vingts ans ont rendu respectable 10
Aux yeux de tous ce pauvre et frêle corps, 10
30 D'où la pensée à jamais regrettable 10
Fuit chaque jour en plus faibles accords. 10
Un peu plus loin est assise sa fille, 10
‒ Vieille déjà, ‒ qui travaille à l'aiguille. 10
Monsieur Médard est de l'ancien parti 10
35 Contre Mozart, Gluck e tutti quanti; 10
L'art actuel n'a plus rien qui l'inspire, 10
Et quand Paris court à Donizetti, 10
Son violon se plaît seul à redire 10
Les airs charmants d'Azor et de Zémire. 10
40 Il a gardé son culte tout entier 10
Aux souvenirs du beau siècle dernier 10
Et le plaisir dans ses rides se joue 10
Quand, chevrottant un morceau du Devin, 10
Il se souvient qu'à cet endroit divin 10
45 Le grand Rousseau l'a tapé sur la joue. 10
Dans ce temps-là, monsieur Médard était 10
Jeune et fringant, il courait les ruelles. 10
De l'Opéra, que sans cesse il hantait, 10
Mieux que personne il savait les nouvelles. 10
50 S'il voulait bien, que ne dirait-il pas ? 10
Combien de fois, pour mainte peccadille, 10
Il a risqué ses jours à la Bastille ! 10
Il disputa, raconte-t-il tout bas, 10
Un mois entier le cœur d'une danseuse 10
55 A certain duc de maison vaniteuse ; 10
Et c'étaient là de ses moindres ébats. 10
Ce n'était rien pourtant qu'un pauvre diable, 10
Léger vêtu, qui courait le cachet ; 10
Mais il avait un esprit agréable, 10
60 Vingt ans à peine, une mine sortable, 10
L'œil bien fendu, puis un bon coup d'archet. 10
Plus tard, d'ailleurs, il le fit reconnaître : 10
Son coup d'essai valut un coup de maître. 10
Il débuta, je crois, dans le Buron, 10
65 ‒ Pièce en couplets, fort médiocre en somme, ‒ 10
Par un duo pour flûte et violon, 10
Qui lui valut, grâce à Monsieur Anseaume, 10
D'être placé dans les premiers dessus, 10
Près du souffleur, au pied de mille écus. 10
70 Ce fut alors qu'il épousa sa femme. 10
Son souvenir lui déchire encor l'âme. 10
Lui, dont le cœur avait souvent battu, 10
N'avait jamais osé rêver de vierge 10
Plus rayonnante en sa jeune vertu. 10
75 Elle tenait une petite auberge. 10
‒ Avez-vous vu qu'au seuil d'un cabaret 10
Jamais minois fripon et vin clairet 10
Dans aucun temps, dans aucune patrie, 10
Aient laissé froid un fils de Polymnie ? 10
80 Notre Médard était trop de son temps 10
Pour dédaigner alors un tel usage : 10
Chaque bouchon recevait son hommage, 10
Mais celui-ci rendit ses goûts constants. 10
On l'y voyait du soir jusqu'à l'aurore 10
85 Venir gaîment s'accouder, verre en main, 10
Pour revenir le lendemain encore, 10
Plus altéré d'amour et de bon vin. 10
Il l'épousa. ‒ Quarante-cinq années 10
D'un doux bonheur, qui leur furent données, 10
90 Rouvrent toujours dans le cœur du vieillard 10
L'amer regret de l'éternel départ. 10
Ils habitaient tous deux cette chambrette, 10
Quand de Feydeau l'insolent directeur 10
Lui fit savoir, comme grande faveur, 10
95 Qu'on l'admettait à prendre sa retraite. 10
Il en tomba malade. Son orgueil, 10
Contre un tel coup, se trouva sans défense 10
Mais il jura de venger cette offense, 10
Dût Apollon couvrir son front de deuil. 10
100 Il fut longtemps pensif, acariâtre ; 10
Puis, un matin, pour punir son pays, 10
Il s'engagea dans un petit théâtre 10
De pantomime, au faubourg Saint-Denis. 10
Mais l'énergie en lui s'était usée : 10
105 De son talent aucun ne s'aperçut ; 10
Et quand sa femme en ce temps-là mourut, 10
Il s'en revint, l'âme à demi-brisée, 10
Finir sa vie où son cœur la connut. 10
C'est dans ces lieux, ‒ où veille son histoire 10
110 En riens charmants inscrits en mille endroits, ‒ 10
Qu'il a vécu, recueillant sa mémoire, 10
Entre ces murs aujourd'hui gris et froids, 10
Tristes de tout le bonheur d'autrefois. 10
Sa fille coud ; lui, fredonne à voix basse, 10
115 Ou, quelquefois, abandonnant sa place, 10
Il va chercher, de l'air le plus discret, 10
Un vieux cahier dans un tiroir secret. 10
Il en essuie avec soin la poussière ; 10
Avec respect son œil le considère, 10
120 Car c'est son œuvre à lui, son opéra ! 10
Dans tous les temps il en a fait mystère ; 10
Après sa mort seulement on l'aura. 10
C'est là dedans qu'il a mis son génie, 10
Qu'il a versé sa joie et son regret ; 10
125 Il l'a refait quatre fois. Le sujet 10
En est tiré de la mythologie. 10
‒ Aussi, faut-il le voir en cet instant, 10
La main tremblante et le cœur palpitant, 10
Comme il le tient ! afin qu'on ne l'emporte, 10
130 Pour un voleur lui-même on le prendrait. 10
D'un pied furtif il va fermer la porte ; 10
Et, revenant près de son chevalet, 10
Sur son archet il pose la sourdine, 10
De peur ‒ qui sait ? ‒ qu'une oreille voisine, 10
135 En entendant ces chants venus des cieux, 10
Ne lui ravisse un bien si précieux ! 10
Ah, ces jours-là, ce sont ses jours de fête ! 10
Monsieur Médard alors n'a plus sa tête : 10
Et qu'en passant monte, l'après-midi, 10
140 Un de ces vieux, d'humeur encor follette, 10
Par le soleil de printemps dégourdi, 10
En route, allons, ‒ et vive la goguette ! 10
Tous deux s'en vont, l'un sur l'autre appuyés, 10
Guiguant de l'œil la blonde et la brunette, 10
145 Cahin caha, souriant et ployés, 10
S'entretenant de choses d'amourette. 10
A la barrière, aux Amis du Printemps, 10
Quand vient le soir, attablés sous la treille, 10
Chacun demande à la dive bouteille 10
150 Une heure encor des rêves de vingt ans. 10
On cause, on jase, on dit ses escapades ; 10
On se demande avec étonnement 10
Où sont allés les anciens camarades ‒ 10
Et l'on se tait mélancoliquement. 10
155 Puis vient la nuit tendre ses sombres voiles, 10
Avec le vent qui souffle aux alentours 10
Il faut partir, on sent ses pas moins lourds, 10
Et l'on revient aux premières étoiles, 10
En chantonnant tout le long des faubourgs 10
160 Quelque refrain égrillard des vieux jours. 10
Mais en voyant de loin poindre son gîte, 10
Monsieur Médard sent la peur qui l'agite. 10
Il se souvient que sa fille l'attend, 10
Et que sans doute au logis, en rentrant, 10
165 Il va trouver un œil froid et sévère, 10
Comme jadis était l'œil de sa mère. 10
En y songeant, son pas devient plus lent, 10
Près d'arriver, il regarde, il hésite… 10
Timidement il monte les degrés. 10
170 Pauvre vieillard ! ses pas mal assurés 10
Certainement vont le trahir bien vite ! 10
‒ Bonsoir, ma fille…, ‒ et, se sentant broncher, 10
En l'embrassant, monsieur Médard évite 10
De rencontrer ce regard qui s'irrite. 10
175 Et, tout honteux, il s'en va se coucher. 10
II
Sa fille est tout le portrait de sa mère, 10
Sauf qu'en naissant la grêle la marqua. 10
Le ciel lui fit une existence amère 10
Et la tristesse à son cœur s'attaqua. 10
180 Elle n'a point connu dans son jeune âge 10
Les doux instants de rêve et de loisir ; 10
Jamais l'amour à son pâle visage 10
N'a fait monter la flamme du désir ; 10
Jamais le soir, une heure à sa croisée, 10
185 Ne la surprit, la tête dans la main, 10
A regarder, pensive sans pensée, 10
Monter la lune au firmament serein, 10
Comme une fleur qu'un coup de vent déchire 10
Dès son aurore, au bord du rameau vert, 10
190 Elle a perdu tout charme et tout sourire, 10
Son cœur n'est plus qu'un calice désert. 10
Dieu la conquit à lui dès son enfance 10
Et lui ferma tout terrestre bonheur ; 10
En l'autre vie est sa seule espérance 10
195 Et dans l'attente elle apaise son cœur. 10
Un voile noir couvre son front austère : 10
Avec orgueil portant le célibat, 10
Elle promène, aussi sage que fière, 10
Ses quarante ans de vertu sans combat. 10
200 Patiemment dans cette solitude 10
Ses jours pieux s'écoulent. Après Dieu, 10
Son pauvre père est la seule habitude 10
Qui la fait vivre et la distrait un peu. 10
Ainsi s'en vont ‒ ô l'énigme profonde ! ‒ 10
205 Toutes les deux, ces âmes au déclin : 10
L'une si pleine avec l'amour du monde, 10
L'autre si vide avec l'amour divin ! 10
C'était au mois d'octobre ou de novembre. 10
Monsieur Médard avait quitté sa chambre, 10
210 Et, lentement, sur la fin d'un beau jour, 10
Ils respiraient le frais au Luxembourg. 10
Le bon vieillard, qui la croit jeune et belle, 10
Car à présent sa mémoire chancelle, 10
Tout en marchant, vint à lui conseiller, 10
215 Se faisant vieux, lui, de se marier ; 10
‒ Car, disait-il, si la parque cruelle 10
De mes instants tranchait soudain le fil, 10
Ma pauvre enfant, où ton pas irait-il ? ‒ 10
Puis il se tut. La nuit était muette. 10
220 Par intervalle on surprenait le vent 10
Qui se plaignait comme une âme inquiète. 10
La pauvre fille avait baissé la tête 10
Et murmuré ces deux mots : ‒ Au couvent. 10
En ce moment, amoureuses rafales, 10
225 On entendit chanter quelques passants ; 10
C'étaient des traits, des cadences finales. 10
Monsieur Médard sentit à leurs accents 10
Se réveiller ses haines musicales. 10
Il tressaillit, ‒ et comprimant le bras 10
230 De sa compagne, il redoubla le pas. 10
Du Luxembourg au plus vite ils sortirent, 10
Et dans la nuit leurs ombres se perdirent… 10
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