Métrique en Ligne
MLT_1/MLT3
Charles MONSELET
LES VIGNES DU SEIGNEUR
1854
A THÉOPHILE GAUTIER
Nous étions cinq ou six poëtes 8
Dans le divan Le Peletier, 8
Lorsque ‒ trop rares sont ces fêtes ! ‒ 8
L'autre soir, tu parus, Gautier. 8
5 Je ne sais quelle humeur quinteuse 8
M'avait faite un vin bourguignon, 8
Et mis sur ma langue pâteuse 8
L'accent d'un critique grognon. 8
Comme un chat ferait d'un rosaire, 8
10 Ressuscitant de vieux lazzis, 8
J'égrenais ton vocabulaire 8
De diamants et de rubis. 8
Tout emmailloté de morale, 8
Je blâmais tes tons enivrés, 8
15 Et de ta forme sculpturale 8
Les angles aux reflets dorés. 8
Au grand style, à tout ce que j'aime, 8
Dès le début ayant failli, 8
Je parlai longtemps sur ce thème 8
20 Comme Alexandre Dufaï[1]. 8
C'était surtout à ton école 8
Que j'en voulais ; à ces enfants 8
Qui, dans un pan de ton étole 8
Se font des manteaux si bouffants ; 8
25 A ce groupe de flatteurs blêmes 8
Que l'on voit courbés et furtifs, 8
Dans tes livres, dans tes poëmes, 8
Ramasser tes bouts d'adjectifs ; 8
A ces enragés coloristes 8
30 Devant lesquels Diaz pâlit, 8
Si brillants et pourtant si tristes, 8
Orientaux de chianlit ! 8
Adeptes d'un art inutile, 8
Race d'employés au Trésor, 8
35 Dans le Sacramento du style 8
Recherchant des pépites d'or. 8
Ce qu'il fait derrière toi, maître, 8
Ce troupeau si peu clairvoyant, 8
Il ne s'en doute pas peut-être : 8
40 C'est du Delille flamboyant ! 8
Et bien ! oui, j'étais en colère, 8
J'allais, voix en quête d'échos, 8
Comme le prince atrabilaire 8
Criant : «Des mots ! des mots ! des mots !» 8
45 J'étais cruel. De leur folie 8
Tu n'es pas responsable, toi, 8
Noble vin, dont ils sont la lie, 8
Musique, dont ils sont l'aboi. 8
J'étais injuste. Mais quand même 8
50 J'aurais eu froidement raison, 8
Quant à mon imprudent blasphème 8
J'eusse conquis l'opinion ; 8
J'omettais dans mon injustice 8
L'enfer auquel on t'a lié, 8
55 Cet intolérable supplice 8
Par Monsieur de Sade oublié : 8
Le feuilleton ! ‒ Triste machine, 8
Qui fait du matin jusqu'au soir 8
Fonctionner, comme l'usine, 8
60 L'intelligence au désespoir ! 8
Voilà bientôt dix-sept années, 8
Laps immense ! tourment sans fin ! 8
Que les muses infortunées 8
Maudissent en chœur Girardin ; 8
65 Lui qui, dans son avide joie, 8
T'a cloué, Prométhée hardi, 8
Et qui donne à manger ton foie 8
Au feuilleton, chaque lundi ! 8
Quand, loin de notre humaine sphère, 8
70 La rime voudrait t'emmener, 8
C'est ton article qu'il faut faire, 8
Tout Plaute a sa meule à tourner. 8
Apprête donc ta plume agile 8
Pour le journal du lendemain : 8
75 L'inspiration dit Virgile, 8
Le feuilleton dit Laurencin. 8
Ah ! grand et malheureux poëte 8
Par la prose toujours rongé, 8
Ce délire que je regrette, 8
80 Tu devais en être vengé : 8
A mon tour, ‒ que Dieu me pardonne ! ‒ 8
Aujourd'hui je change de ton, 8
Car ces stances, je les griffonne 8
Sur la marge d'un feuilleton. 8
[1] Critique du temps, sans valeur.
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