Métrique en Ligne
MLT_1/MLT10
Charles MONSELET
LES VIGNES DU SEIGNEUR
1854
UNE DATE
I
Au gai roman de ma jeunesse 8
J'ai fait une corne ce soir. 8
Je te ferme, le temps est noir, 8
Petit livre si plein d'ivresse. 8
5 Adieu chansons, tout est fini, 8
Faisons place à la politique. 8
Cette seconde République 8
Pour ses rêveurs n'a pas un nid. 8
Nos récits étaient des sornettes. 8
10 L'heure est venue où les poëtes 8
Ne seront pas plus regardés 8
Que bretteurs ou pipeurs de dés. 8
Le monde, saturé de fables, 8
Délaisse petit à petit 8
15 Les pages où ces pauvres diables 8
Mettaient leur cœur et leur esprit. 8
Maigres comme des télégraphes, 8
Sous les balcons errants et las, 8
On vide sur eux des ‒ carafes. ‒ 8
20 Comme aux amoureux, dans Gil Blas 8
Où chercher maintenant fortune ? 8
L'Icarie est bien loin de nous ; 8
Et puis, d'ailleurs, s'il en est une, 8
Elle est pour les planteurs de choux. 8
25 Que le ciel ne m'a-t-il fait naître 8
Comme ce bourgeois gras et blond, 8
Si bien mis, et si content d'être, 8
Qu'il n'en demande pas plus long ? 8
Qu'ai-je fait à la Providence 8
30 Pour n'être pas tout simplement 8
Homme de peine et de silence, 8
Pêcheur breton, meunier normand ? 8
Officier de cavalerie 8
Jouant au billard chaque soir 8
35 Et faisant une cour fleurie 8
Aux demoiselles de comptoir ? 8
Surnuméraire à la marine, 8
Ayant de l'ordre et du crédit, 8
Avec des manches en lustrine 8
40 Pour ne point gâter mon habit ? 8
Ou boutiquier dans ma boutique, 8
Marié, bête, matinal, 8
Attendant venir la pratique 8
En lisant le National? 8
II
45 Si quelque ambition grotesque 8
Allait cependant me venir ! 8
Éligible, je le suis presque ; 8
Qui me dira mon avenir ? 8
D'une Constituante en peine 8
50 Irai-je un jour grossir les rangs ? 8
Serinette républicaine, 8
Harmonica de vingt-cinq francs ! 8
Serai-je, ‒ que le ciel m'en garde ! ‒ 8
Rêveur hissé sur un pavois, 8
55 Moitié tribun et moitié barde, 8
Bras inerte, éloquente voix ? 8
Publiciste, ayant pour amantes 8
Les Némésis aux bras flétris 8
De mes colères écumantes 8
60 Inondant le premier Paris ? 8
Ou pamphlétaire de ruelles, 8
Comme Timon l'Athénien, 8
Timon, démocrate en dentelles, 8
Vicomte en bonnet phrygien ? 8
65 Irai-je, gonflé de misère, 8
La nuit, devant un suif tremblant, 8
Pâle Archiloque de gouttière, 8
Rimer des odes au pain blanc ? 8
III
O contrastes impitoyables ! 8
70 Jamais on ne vit ciel plus bleu, 8
Air plus doux, nuits plus admirables, 8
Qu'en ces temps de sang et de feu. 8
Au milieu des guerres civiles, 8
Au plus fort des combats de juin, 8
75 Quand on fusillait des mobiles 8
Aux barreaux des marchands de vin ; 8
Quand on jetait par les fenêtres 8
Des bouteilles de vitriol, ‒ 8
Toujours résonnaient dans les hêtres 8
80 Les poëmes du rossignol ; 8
Chaque soir, la lune coquette 8
Se mirait dans le lac plissé, 8
Comme ferait une grisette 8
Dans un coin de miroir cassé ; 8
85 Car c'est le temps des jeunes brises, 8
Le temps où tout chante, où tout plaît, 8
Où Rousseau jetait des cerises 8
A mademoiselle Galley ; 8
Où plus d'un de nous s'achemine, 8
90 La cravate un peu de côté, 8
Seul, vers la rivière voisine, 8
Pour prendre un bain d'éternité. 8
IV
Vivre, eh Dieu ! la pauvre merveille ! 8
Morne chanson, morne refrain ! 8
95 Ce que nous avons fait la veille, 8
Nous le ferons le lendemain : 8
Nous arpenterons sans mystère 8
Toujours les mêmes boulevards, 8
Et la même Cité Bergère, 8
100 Avec le même pont des Arts. 8
Combattant la même paresse, 8
Le matin nous retrouvera ; 8
Et, le soir, la même maîtresse 8
Sur sa gorge nous vieillira. 8
105 Nos cœurs, tristes petites bêtes, 8
Ne battront qu'une ou deux fois l'an ; 8
Et, dans quinze ans, nos pauvres têtes… 8
Mais où sont les neiges d'antan ? 8
Car, grâce au public insensible, 8
110 Pour nous, vainement révoltés, 8
La lutte se fait impossible 8
Avec les faiseurs effrontés. 8
Et lorsque ainsi l'on nous dispute 8
La renommée avec le pain, 8
115 On s'étonne que dans la lutte 8
Notre accent devienne hautain. 8
Que pour tant de stupides œuvres 8
Nous n'ayons égard ni bon ton, 8
Et que pour la chasse aux couleuvres 8
120 Il nous suffise d'un bâton. 8
Ah ! race de marchands du Temple, 8
Mais du Temple infect de Paris, 8
Qu'un de vous sans rougir contemple 8
Notre légion d'appauvris : 8
125 Nos poëmes qui trop tard règnent 8
Veulent un rude enfantement, 8
Car nos flancs sont des flancs qui saignent. 8
Toute ode suppose un tourment. 8
Eh bien ! donc, tombons sans murmure, 8
130 Tombons comme des orgueilleux ! 8
La conscience, c'est l'armure 8
Des poëtes, ces derniers preux ! 8
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