Métrique en Ligne
MLT_1/MLT1
Charles MONSELET
LES VIGNES DU SEIGNEUR
1854
ODE A L'IVRESSE
Ivresse chaude et forte, 6
A qui j'ouvre ma porte 6
Les jours de désespoir, 6
Ivresse, viens ce soir. 6
5 Viens, éclate et flamboie ! 6
Ivresse, sois ma joie ; 6
Apaise à flots pressants 6
La soif de tous mes sens. 6
Viens, nous irons, ma chère, 6
10 Voir sous le réverbère 6
Les ivrognes ronflants 6
Et rouges de vins blancs ; 6
Et ces fakirs des halles, 6
Qui rêvent sur les dalles 6
15 D'un cabaret impur, 6
Les yeux fixés au mur. 6
Sur le seuil des tavernes, 6
Trébuchants, les yeux ternes, 6
Ta bouche me dira 6
20 Hoffmann et Lantara. 6
Quelle forme enchantée, 6
Courtisane-protée, 6
Quel costume impromptu 6
Pour moi vêtiras-tu ? 6
25 Auras-tu robe blanche, 6
Col étroit, lourde hanche, 6
Et, Champagne engageant, 6
La couronne d'argent ? 6
Seras-tu la coquine 6
30 Et svelte Médocquine, 6
Qu'on boit à petit feu, 6
Fille de Richelieu ? 6
Ou la Flamande épaisse, 6
Honneur de la kermesse ! 6
35 Dont Brauwer le fripon 6
Tracasse le jupon ? 6
Terrible ou caressante, 6
Pâlie ou rougissante, 6
Au diable l'embarras ! 6
40 Viens comme tu voudras ; 6
Viens, pourvu que je voie, 6
Vieille fille de joie, 6
Étinceler encor 6
L'eau-de-vie aux yeux d'or, 6
45 Sans voile, sans agrafe, 6
Toute nue, en carafe, 6
Éclair emprisonné 6
Sous le cristal orné ! 6
Viens, je suis ton poëte ! 6
50 Avant que je te jette 6
Mes bras autour du cou, 6
Va mettre le verrou. 6
Est-ce que tu me boudes ? 6
Pose là tes deux coudes, 6
55 Et, pendant que je bois, 6
Parle-moi d'autrefois. 6
Te souvient-il, drôlesse, 6
De ma grande tristesse 6
Et des pleurs insensés 6
60 Que nous avons versés ? 6
Heures trop tôt flambées ! 6
Grosses larmes tombées ! 6
Fureurs sous les balcons ! 6
Délires sans flacons. 6
65 Bah ! si je vous regrette 6
C'est peut-être en poëte ; 6
Et peut-être ai-je tort 6
De croire mon cœur mort. 6
L'amour ! je le retrouve, 6
70 Chaud comme sang de louve, 6
Au fond du verre ardent 6
Qui grince sous ma dent. 6
Mettre, ô folle merveille ! 6
Des baisers en bouteille, 6
75 Et, comme une liqueur, 6
Boire à longs traits son cœur ! 6
Aussi bien, ma maîtresse, 6
C'est toi, toi seule, Ivresse ! 6
Et, dans tes bras de feu, 6
80 A tout j'ai dit adieu. 6
Ah ! comme je t'adore, 6
Effroyable Pandore ! 6
Pourtant, je te le dis, 6
Souvent je te maudis. 6
85 Cet amour que j'étale 6
Pour toi, belle brutale, 6
On en sait le pourquoi : 6
Tu ne trompes pas, toi ! 6
Tu ne sais pas, d'usage, 6
90 Avec un art sauvage 6
Tirer les pleurs des yeux : 6
Tu fais mourir, c'est mieux. 6
Viens, les coupes sont prêtes, 6
Madère des tempêtes, 6
95 Toi, gin qui fais les fous, 6
Et vin à quatre sous ! 6
Viens, il me faut la lutte 6
Sous la table en culbute, 6
Tous deux, à bras le corps, 6
100 Et les yeux en dehors. 6
Les bouteilles qu'on casse, 6
Les chaises que ramasse 6
Le plaintif hôtelier, 6
Tordant son tablier ; 6
105 Les coups, et puis la garde, 6
Et le sang qu'on regarde 6
Couler stupidement 6
Sur le plancher fumant… 6
Prends toute ma tendresse, 6
110 Je t'appartiens, Ivresse ; 6
Maintenant c'est ton tour, 6
Et que meure l'Amour ! 6
Meurs, toi qui fus mon maître, 6
Meurs deux fois ; ‒ et peut-être 6
115 Qu'un jour, en frappant là, 6
Plus rien ne répondra ! 6
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