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MIK_1/MIK31
Éphraïm MIKHAËL
Œuvres
1884-1890
POÉSIE
Florimond
Les tueurs de dragons et les rois chevaliers 12
Dont le pennon de pourpre est brodé d’une guivre 12
Heurtèrent tout le jour avec de lourds béliers 12
Le rempart de sardoine et la porte de cuivre. 12
5 Ils se pressaient devant la magique prison 12
Où leur frère asservi s’enivre d’amours vaines. 12
Les chars guerriers lâchés sur le calme gazon 12
Fauchaient au loin les fleurs de sauge et de verveines. 12
Les durs soldats campés dans les champs saccagés 12
10 Meurtrissaient pesamment l’herbe surnaturelle : 12
Les hérauts effrayaient de leurs cris étrangers 12
Les fabuleux oiseaux qui gardaient la tourelle. 12
Et des cavaliers dans l’occident enflammé, 12
Secouant les crins d’or des casques héroïques, 12
15 Semblaient en élevant au ciel leur bras armé 12
Attiser le soir rouge avec leurs longues piques. 12
Des troupeaux de lions et des griffons domptés 12
Leur faisaient une horrible et fastueuse escorte. 12
Des tigres bondissaient sous leurs fouets enchantés, 12
20 Et des lionnes se ruèrent sur la porte. 12
Maintenant les guerriers anxieux et les rois, 12
Las d’assaillir en vain des pierres merveilleuses, 12
Du haut de la colline appellent par trois fois 12
Le prince prisonnier des fleurs victorieuses. 12
25 « Nous sommes, disent-ils, tes frères oubliés, 12
Ceux que ta voix, pareille au clairon des archanges, 12
Guidait jadis, par les landes et les halliers, 12
Vers la moisson guerrière et les rouges vendanges. 12
« Souvent, quand tu chantais tes puissantes chansons, 12
30 Nous vîmes dans le ciel de la nuit froide et noire 12
Au loin resplendir l’or fabuleux des toisons, 12
Et nous sentions dans l’air une odeur de victoire. 12
« C’est toi qui nous menais délivrer des cités ; 12
Et debout sur ton char constellé d’améthystes, 12
35 Tu nous montrais les grands pays épouvantés 12
Par les sphinx accroupis sur les collines tristes. 12
« Et pourtant te voici prisonnier ! Et tes mains, 12
Tes folles mains, laissant tomber l’épée ancienne, 12
Effeuillent des glaïeuls frêles et des jasmins 12
40 Dans les cheveux épars de la magicienne. 12
« O frère, nous venions rompre l’enchantement, 12
Te sauver des jardins et des honteuses roses, 12
Mais nous sommes vaincus mystérieusement ; 12
Toi seul, tu peux ouvrir les belles portes closes. 12
45 « Prince, prince captif dans les vergers impurs, 12
Prince qui dors auprès des fontaines fleuries, 12
N’entends-tu pas devant tes tours, devant tes murs, 12
La royale rumeur de nos cavaleries ? 12
« Souviens-toi des chemins rudes que nous foulions 12
50 Joyeusement au bruit des conques éclatantes, 12
Et de nos camps sacrés veillés par des lions, 12
Et des sommeils virils sous les loyales tentes. 12
« Viens ! le vent de la plaine et l’embrun de la mer 12
Ont de meilleurs parfums que les fleurs des parterres. 12
55 Viens ! tu respireras encor le charme amer 12
Des farouches forêts et des grèves austères. 12
« Évade-toi ! Secoue, en franchissant le seuil, 12
Tous tes désirs ainsi qu’une infâme poussière, 12
Et chasse de ton cœur, jadis riche d’orgueil, 12
60 L’inavouable amour de la Reine sorcière. » 12
Ils disent ; dans le soir, de sauvages senteurs 12
Montent des bois et des campagnes endormies, 12
Et vers les hauts remparts les rois libérateurs 12
Tendent leurs étendards et leurs armes amies. 12
65 Mais voici que, penché sur les balcons en fleurs, 12
D’un geste de ses mains indulgentes et lasses, 12
Le doux captif épris de divines douleurs 12
Écarte ces guerriers des paisibles terrasses : 12
« Hommes, pourquoi ce bruit d’armes et de buccins ? 12
70 Ma féerique prison est à jamais fermée ; 12
Je ne veux plus vers les chemins libres et sains 12
Ouvrir le lourd vantail de la porte charmée. 12
« Car un sombre bonheur me retient en exil ; 12
Frères, l’amour surgi dans mon âme dormante, 12
75 Ce n’est pas le désir joyeux et puéril 12
D’ensoleiller mes doigts à des cheveux d’amante. 12
« Je ne suis point pareil au faune maraudeur 12
Qui ravit en chantant les dryades frivoles, 12
Et ce que j’aime, hélas ! ce n’est pas la splendeur 12
80 Des bras blancs, ni le rire ardent des lèvres folles. 12
« Une soif de souffrance et de renoncement 12
Seule m’a fait chercher la mauvaise amoureuse, 12
Vers qui mon âme épanche intarissablement 12
Comme une eau triste sa tendresse douloureuse. 12
85 « Autrefois, ô guerriers, une étrange langueur 12
Me glaçait au soleil des heureuses mêlées ; 12
Un dégoût surhumain se levait en mon cœur, 12
Et je pleurais d’ennui dans les villes brûlées. 12
« Et peut-être au matin des triomphes haineux 12
90 Rêvais-je seulement de mort expiatoire ; 12
J’étais l’aventurier morose et dédaigneux 12
Qui méprise la guerre à cause de la gloire. 12
« Voici que j’ai trouvé l’atroce paradis 12
Où des poisons sacrés corrompent les fontaines, 12
95 Et celle qui me garde en ces jardins maudits 12
Sait bien me déchirer avec ses mains hautaines. 12
« Elle a pris à mon bras, par un charme blessé, 12
L’anneau de fer forgé par les nains, et, rieuse, 12
Elle a jeté dans l’herbe immonde du fossé 12
100 L’étendard imprégné de brise glorieuse. 12
« J’aime mystiquement ses jeunes cruautés, 12
J’aime ses mains souillant ma pourpre solennelle ; 12
Agenouillé parmi les lys ensanglantés, 12
Je sens mon cœur princier s’anéantir en elle. 12
105 « Et je connais ma honte immense, et j’y consens. 12
Vous n’aviez pas besoin d’assaillir les murailles 12
Et d’éveiller les fleurs par vos appels puissants, 12
Je me souviens assez des antiques batailles. 12
« Mais nul renom de roi conquérant et de preux 12
110 Ne vaut l’orgueil amer des secrètes tortures ! 12
L’amour seul peut remplir mon grand cœur ténébreux, 12
Divinement élu pour les douleurs obscures. » 12
Tel le captif, parmi les roses des balcons, 12
Parle aux guerriers. L’armée invincible recule. 12
115 Les casques d’or cimes d’aigles et de faucons 12
S’éloignent. Des hérauts, dans le fier crépuscule, 12
Proclament le départ vers des combats nouveaux, 12
Et le prince enfermé dans son palais de rêve 12
Regarde au loin, parmi les furieux chevaux, 12
120 S’enfuir le char désert où se rouille son glaive. 12
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