Métrique en Ligne
MIC_1/MIC8
Louise MICHEL
ŒUVRES POSTHUMES
1900-1910
AVANT LA COMMUNE
LES MISÈRES
I
Riches, quand vous voyez passer, courbés par l’âge, 12
De ces pâles vieillards sinistres et pensifs, 12
Si sombres qu’on croirait voir debout sur la plage 12
Ces spectres de granit qu’on nomme des récifs ; 12
5 Quand vous voyez ces fronts que couvre la poussière, 12
Que baigne la sueur, ah ! ne sentez-vous pas 12
La tristesse à vos cœurs s’attacher comme un lierre ? 12
Laissez tomber vos pleurs. Hélas ! Trois fois hélas ! 12
Ah ! oui, pleurons, nous tous, qui prenons de la vie 12
10 Tout ce qu’elle a de grand, tout ce qu’elle a de beau : 12
Intelligence, amour, et qui laissons la lie 12
Dans la coupe, quand vient le sommeil du tombeau ; 12
Nous qui, le front levé, regardons les étoiles, 12
Ces navires divins, mondes, soleils, esprits, 12
15 Dans le grand infini monter à pleines voiles ; 12
Nous qui croyons, aux cieux, voir nos destins écrits. 12
II
Je me souviens qu’un soir, sans doute oubliant l’heure, 12
Je revenais, la nuit au cœur et sur le front, 12
Pensant à ceux qui n’ont ni rêve ni demeure, 12
20 Et passent, écoutant le bruit que d’autres font. 12
Paris s’assombrissait, et d’épaisses ténèbres 12
Descendaient dans mon âme. Abîme ! immensité ! 12
Gouffre profond du mal ! calme des murs funèbres, 12
Oh ! quand luira sur tous l’éternelle clarté. 12
25 Une forme de femme, une larve immobile 12
Attendait sous un porche ; on eût dit que la nuit 12
Près d’elle était plus triste ; il semblait qu’un reptile 12
À ses cheveux charmants mêlait un nœud maudit. 12
Son vêtement de laine, au pâle réverbère, 12
30 Était sinistre à voir, et l’azur de ses yeux 12
N’avait plus rien de doux ni rien de téméraire : 12
C’était un regard mort au monde comme aux cieux. 12
Ce fantôme parfois en avançant la tête 12
Interrogeait la nuit, et je ne sais quel chant 12
35 Bizarre, interrompu, chant de mort et de fête, 12
S’échappait de sa lèvre au sourire effrayant. 12
Tout à coup cette larve, avec son pied, dans l’ombre 12
Rencontra quelque chose et le prit dans sa main, 12
Je l’entendis jeter ce rire étrange et sombre 12
40 Que l’on a quand on raille en face du destin. 12
Alors il se passa sous la lugubre porte 12
Quelque chose d’affreux : cette femme avait faim 12
Et, tandis que des fleurs couvraient son front de morte, 12
Dévorait ce débris laissé par quelque chien. 12
45 Voilà pourquoi j’ai su toute l’histoire affreuse 12
De l’être qui s’en va dans les profondes nuits, 12
Sous la pluie et la honte, et dans l’orgie hideuse, 12
Livrant son front livide aux baisers des bandits. 12
Cette femme, jadis, se nommait Marguerite ; 12
50 Autrefois âme pure, enfant au cœur joyeux, 12
Elle ignorait le mal, étant toute petite, 12
L’innocence et l’espoir étoilaient ses beaux yeux. 12
La rêveuse Allemagne eut son premier sourire ; 12
Parmi ses jeunes sœurs, vierges aux blonds cheveux, 12
55 Souvent sa voix vibrait comme un chant sur la lyre 12
Et son regard d’azur se mêlait aux grands cieux. 12
Voilà ce qu’elle était quand l’horrible misère 12
Vint s’asseoir au foyer, quand elle eut faim et froid, 12
Qu’à la fosse commune on eut porté sa mère, 12
60 Et que le vent d’hiver glissa sur l’humble toit. 12
C’est votre œuvre à vous tous dont jamais la nuit sombre 12
Ne cache les bienfaits sous les voiles du soir, 12
Vous qui passez sans voir les misères sans nombre 12
Ou qui fermez l’oreille aux cris du désespoir. 12
65 Oui, c’est vous ; frémissez, car elle s’est vendue, 12
La malheureuse enfant, pour des haillons hideux : 12
On permet de se vendre, on défend d’aller nue. 12
Que vous importent à vous tous ces détails affreux ? 13
Pleurons, amis, pleurons ! Oh ! n’est-il donc personne 12
70 Qui s’en aille sans cesse et la nuit et le jour, 12
À l’heure où paraît l’aube, à l’heure où minuit sonne, 12
Relevant, consolant le pauvre avec amour. 12
III
Nous qui sommes remplis d’espérances sublimes, 12
Ah ! pleurons ! Il en est qui des divins sommets, 12
75 N’ont jamais vu de loin les rayonnantes cimes ; 12
Il en est que l’esprit ne visite jamais ! 12
Quand, tout remplis des chants de la harpe ou de l’orgue, 12
Nous allons devant nous par les notes bercés, 12
N’avons-nous point, soudain, vu l’affreux spectre Morgue, 12
80 Où, sinistres et nus, sont les froids trépassés ? 12
Quand, de l’art enivrés, nous sortons d’un théâtre, 12
Comme un arc triomphal nous voyons les grands cieux ; 12
Et d’autres, dans la nuit, regardent l’eau bleuâtre 12
Qui les regarde aussi, l’œil fixé sur leurs yeux. 12
85 Quand ils aiment, parfois, leur amour est dans l’ombre ; 12
Et nous, quand nous aimons, nous regardons plus haut 12
Que tous les astres d’or et les soleils sans nombre ; 12
Il nous faut du bonheur : c’est du pain qu’il leur faut. 12
Tantôt c’est la famine horrible, la misère 12
90 Couverte de lambeaux, squelette à l’œil ardent, 12
La peste, ombre livide, et l’implacable guerre 12
Dont les plus beaux lauriers sont tout couverts de sang. 12
Tantôt, spectre chargé d’un manteau de nuées, 12
C’est l’inondation, gigantesque tombeau 12
95 Des forêts en débris et des villes tuées 12
Que garde le passé sous son funèbre sceau. 12
Quand, semblable à l’autour planant sur la campagne 12
La peste a, sur les tours, levé son noir drapeau, 12
Paisible, on voit s’asseoir en haut de la montagne 12
100 La Mort, comme un berger qui compte son troupeau. 12
Mais quand on voit gagner, comme une mer horrible, 12
L’égoïsme hideux ; quand richesses, grandeurs, 12
Plaisirs, sont une proie où s’acharne, terrible, 12
L’homme effrayant couvert de sang et de sueurs, 12
105 Ah ! levons-nous, nions cette tendance impie. 12
Quoi ! laisserions-nous tous ce fleuve aller, montant, 12
Ajoutant à la mort la terreur infinie 12
De l’ombre que l’on sent venir en pâlissant ? 12
Allons, plus de vains mots, des choses véritables ! 12
110 L’aumône, ce n’est rien de la fraternité. 12
Que sont tous ces palais élevés sur les sables ? 12
Pourquoi ces hautes tours à des Babels semblables ? 12
Hommes, aimons l’humanité ! 8
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