Métrique en Ligne
MIC_1/MIC6
Louise MICHEL
ŒUVRES POSTHUMES
1900-1910
AVANT LA COMMUNE
À MA GRAND’MÈRE
À toi mes premiers vers et l’aube de ma lyre, 12
Comme à toi mon premier sourire ; 8
Grand’mère, reconnais les chants qu’à mon berceau, 12
Disait au fond des bois, sous l’aile du zéphyre, 12
5 L’écho sonore du château. 8
Et l’aïeul qui mêlait à ta voix sa guitare, 12
Tandis qu’une errante fanfare 8
Se perdait dans les bois ; alors fiers chevaliers, 12
Ducs, comtes, hauts barons venaient, troupe bizarre, 12
10 S’asseoir aux gothiques foyers. 8
Pour moi, rêveuse enfant, les notes résonnantes 12
Se dressaient, fortes et vibrantes ; 8
Les trilles paraissaient, le front chargé de fleurs, 12
Passer et repasser en écharpes brillantes, 12
15 Troupes d’innombrables danseurs. 8
Et la gamme courant ou légère ou profonde, 12
L’accord lointain et sourd qui gronde, 8
La note qui descend, la note qui s’élance, 12
L’arpège harmonieux, élargissant son onde, 12
20 La douceur du chant qui balance. 8
Quand ta voix s’élevait, douce, voilée et tendre, 12
Au loin il me semblait entendre 8
Des luths aériens vibrer sur les créneaux 12
Et parfois les soupirs de ceux qui, sur la cendre, 12
25 Priaient au fond des noirs arceaux. 8
Ou quelquefois encore, aux heures fantastiques, 12
J’ai vu les tourelles antiques 8
Élever avec toi des chœurs mystérieux ; 12
Le nécromant volait, armé des mots magiques, 12
30 Et l’étoile enflammait les cieux. 8
Alors le roi des sons descendait sur ta lyre 12
Et son aile venait bruire 8
Sur mon front ; j’évoquais le fantôme éclatant 12
Et je priais alors l’aïeul de me redire 12
35 De merveilleux récits d’antan. 8
J’aimais surtout, j’aimais une histoire bien sombre. 12
Ils étaient beaux, le soir, dans l’ombre, 8
Les rêves d’autrefois : démons, guerriers, brigands, 12
Spectres et bohémiens, aventures sans nombre 12
40 De mille fantômes errants. 8
Puis c’était la jeunesse agitée et brillante, 12
Ou bien, dans sa tombe sanglante, 8
Quelque armée endormie au sortir des combats. 12
Toujours tu t’écoutais, ou triste ou souriante, 12
45 Comme si tu ne savais pas. 8
Hélas ! pourquoi ces jours ont-ils passé si vite ? 12
Déjà tu restes seule et sur ton front serein 12
J’ai peur de voir une ombre et que tu ne me quittes. 12
Comme au jour où l’aïeul mourut, tenant ma main, 12
50 Je me sens frissonner ; mon âme se délite 12
Sous le vent glacé du destin. 8
Ces doux chants resteront dans mon âme, ô grand’mère ! 12
Les monuments croulés gardent le bruit des vents : 12
Ainsi je garderai la harpe du trouvère. 12
55 Dans l’ombre du manoir j’ai devancé les temps, 12
Je ne veux pas du siècle, et ma vie éphémère 12
Saura lire à travers les ans. 8
Écrit quelques années après.
J’étais triste déjà ; pourtant la froide pierre 12
Ne couvrait qu’un d’entre eux ; et voici, maintenant 12
60 Que tant de fois encore, aux murs du cimetière, 12
Le gouffre s’est rouvert affreux, noir, effrayant ; 12
Maintenant que ma vie en holocauste offerte 12
Ne connaît que le deuil, je sens fleurir parfois, 12
Comme sur les tombeaux croît l’herbe épaisse et verte, 12
65 Des songes infinis qui flottent dans ma voix. 12
Qu’on ne s’étonne point si ces songes, dans l’ombre, 12
Des brillants astres d’or ont parfois la lueur ; 12
Ils ont des fronts d’azur et des ailes sans nombre, 12
Car leur racine a pris tout le sang de mon cœur. 12
70 Oh ! oui, l’herbe est plus haute et les fleurs sont plus belles 12
À l’ombre des cyprès ; on sent qu’en liberté 12
S’envolent les esprits, les parfums et les ailes, 12
Et l’on voit dans la nuit poindre l’éternité. 12
N’ouvrez donc point ce livre où vous verriez des tombes 12
75 Sous les arbres en fleur, ô vous qui n’aimez pas 12
Que la mort au front pâle, aux nids blancs des colombes 12
Par les beaux soirs d’été souvent porte ses pas. 12
Oh ! non, ne l’ouvrez point ! Chaque strophe, âme sombre, 12
Vous laisserait aux mains, sous le ciel nébuleux, 12
80 La poussière d’une urne, et peut-être à son ombre 12
Dans un songe effrayant vous verriez les grands cieux. 12
Mais pour moi je m’en vais sans crainte dans l’espace, 12
Où ? je l’ignore encoreencor, je cherche le chemin. 12
Si dans le grand désert nul voyageur ne passe, 12
85 Qu’importe ! j’irai seule à la voix du destin. 12
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