Métrique en Ligne
MEN_4/MEN41
Catulle MENDÈS
LE SOLEIL DE MINUIT
1875
III
Snorra, Agnar
SNORRA
Pendant que plein d'un songe où rit un nouveau-né 12
Ronfle du lourd vieillard le sommeil aviné, 12
J'ai déserté la couche et franchi les clôtures, 12
Cherchant l'ami des loups, le jeune homme aux mains pures. 12
5 Sans doute en un lieu calme il est couché, dormant, 12
Ou bien prend son épieu, loin du fer, prudemment, 12
Et du manche dressé sur qui pèse une pierre, 12
Subtil, prépare un piège à la loutre guerrière, 12
Ou de fils de bouleau qu'il croise et noue entre eux 12
10 Trame une forte embûche aux lapins dangereux. 12
AGNAR
Emporte-moi, tourmente ! Ouvre-toi, fondrière ! 12
SNORRA
Écoute, homme qui fuis.
AGNAR
Femme hideuse, arrière !
SNORRA
Le lièvre même attend quand nul ne le poursuit. 12
AGNAR
Le cou sans tête règne au milieu de la nuit ! 12
SNORRA
15 La peur de l'action a causé ta démence. 12
AGNAR
L'épi rouge est sorti de ta noire semence : 12
J'ai frappé le vieil homme au détour du chemin ! 12
SNORRA
Le vieil homme en son lit s'éveillera demain. 12
AGNAR
Sa vie à mes doigts gèle, et, par caillots, s'arrête ! 12
SNORRA
20 Tu les trempas au ventre ouvert de quelque bête. 12
AGNAR
Ce fut dans le silence un long gémissement ! 12
SNORRA
Le pétrel a râlé dans l'espace dormant. 12
AGNAR
Elle a roulé, la tête à chevelure blanche ! 12
SNORRA
Parfois tombe, ressaute et croule l'avalanche. 12
AGNAR
25 La pâle pente est rose au loin sous le ciel noir ! 12
SNORRA
Le soleil s'est levé sur les neiges, ce soir. 12
AGNAR
Tu peux voir l'homme mort si tu tournes la roche ! 12
SNORRA
J'ai vu l'homme vivant, tout à l'heure, et trop proche. 12
AGNAR
Tu mens : je l'ai tué !
SNORRA
Ris, quand je te croirai.
AGNAR
Tué ! tué ! — tiens, vois !
SNORRA
30 Épouvante ! il dit vrai.
AGNAR
Oh ! l'orbe atroce et plein qui dégorge un flot rouge ! 12
Pour ne l'avoir point vu, vif encore et qui bouge, 12
Que n'as-tu, lâche Agnar, de tes doigts furieux, 12
Hors de leurs trous creusés fait jaillir tes deux yeux ! 12
SNORRA
35 Donc les morts sont vivants. La mort est une porte 12
Qui reste entre-bâillée afin que Ton ressorte. 12
Hache de l'assassin ! assaille l'homme, abats 12
Sa tête sur ses pieds, son bras après son bras, 12
Comme fait la cognée au sapin qu'elle émonde, 12
40 Que le tronc reste en haut, festin de l'aigle immonde, 12
Et que le crâne roule au fond du creux ravin, 12
Le mort, calme, se dresse après le meurtre vain, 12
Rattache ses deux bras, sans se hâter, rajuste 12
Sa tête, dans le val ramassée, à son buste, 12
45 Rentre au logis, d'un pas ni trop lent ni trop prompt, 12
Donne le gai bonsoir, baise sa femme au front, 12
Parle, écoute un récit dont il rit ou se fâche, 12
N'en fait point de l'abîme effrayant qui le lâche ! 12
Et s'endort, souriant, les yeux clos à demi, 12
50 Comme s'il n'était pas pour toujours endormi ! 12
L'étroit sépulcre même où le ver les travaille 12
Ne retient pas des morts la sourde relevaille. 12
L'être, sous les granits entassés, vains fardeaux 12
Que disjoint la poussée horrible de son dos, 12
55 Reprend son crâne aux rats, ses os à la belette, 12
Et rassemblant sa chair autour de son squelette, 12
Sans que l'odeur attire à son — toit le corbeau, 12
Vient coucher dans son lit, étant las du tombeau ! 12
AGNAR
C'est une étrange foi qui succède à ton doute. 12
SNORRA
60 Je parle à ce rusé cadavre qui m'écoute ! 12
J'ai dit vrai, n'est-ce pas, vieux Snorro ? N'est-ce pas 12
Que le mari posthume a dormi dans mes bras, 12
Et qu'instruit dans la mort des trahisons vivantes, 12
Tu vins, homme ! vouant aux justes épouvantes 12
65 L'épouse instigatrice et l'amant égorgeur, 12
Dans mon ventre adultère enfanter ton vengeur ! 12
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