Métrique en Ligne
MEN_4/MEN37
Catulle MENDÈS
LE SOLEIL DE MINUIT
1875
I
Snorra, Agnar
SNORRA
Le beau tueur de loups, le jeune homme aux bras forts 12
Sur ma couche rompue a joui de mon corps. 12
Ton choc fut rude, Agnar ! sans prière ni piège, 12
Soudain, hurlant, pareil à la trombe de neige 12
5 Qui frappe, emporte, abat le sapin résistant ; 12
Et ma force, en tes bras sœur des joncs de l'étang, 12
A subi ta vigueur redoutable, avec joie ! 12
Mais tu dors trop longtemps, jeune loup, sur ta proie, 12
Car un dessein hardi qu'irrite ta langueur 12
10 Rôde impatiemment dans l'ombre de mon cœur. 12
AGNAR
Pendant que le vieillard, ton époux et mon hôte, 12
Éventre du harpon les narvals de la côte, 12
J'ai vu, des flancs profonds aux cimes des seins durs, 12
Luire ta neige nue en tes cheveux obscurs. 12
15 Mais quel penser semblable aux bêtes de carnage 12
Rôde en ton sombre cœur sous le toit que j'outrage ? 12
SNORRA
J'ai dressé, pour ce jour, le faucon de la mort. 12
AGNAR
La femme rêve au mal pendant que l'homme dort. 12
SNORRA
Attends-tu que le bloc de glace, qui surplombe, 12
20 Croulant, fasse au vieillard un couvercle de tombe ? 12
Ou que le bord fangeux qu'on sent trop tard plier 12
Vers le geyser lui creuse un rapide escalier ? 12
AGNAR
Cesse de me tenter, femme aux sombres amorces. 12
SNORRA
Il revient, le pêcheur de phoques et de morses, 12
25 Le vieil époux, visqueux d'eau marine, cassé 12
Sous le fardeau puant du poisson dépecé, 12
Et sa barbe essuîra, d'huiles rances infecte, 12
Ma bouche que le sang de tes baisers humecte 12
Ah ! le bloc au glacier tient trop ferme pour choir, 12
30 Le vieux minuit n'a pas de brouillard assez noir 12
Pour qu'à des yeux rusés le gouffre ouvert s'y cache : 12
Mais ton bras est robuste, et j'aiguise ta hache ! 12
AGNAR
Grâce ! Il est mon ami.
SNORRA
Frappe ! il est mon époux.
AGNAR
Quoi ! tu n'as point pitié ?
SNORRA
Quoi ! tu n'es point jaloux ?
35 Chasseur, c'est un scrupule où la crainte se mêle 12
Que d'épargner le mâle, ayant pris la femelle, 12
Et tu ne m'aimes point si tu ne le hais pas ! 12
AGNAR
Je vis dans sa maison.
SNORRA
J'y dors entre ses bras !
AGNAR
Le meurtre laisse au fer une durable rouille. 12
SNORRA
40 Homme, saisis la hache, ou, femme, la quenouille ! 12
AGNAR
La tête roulerait, sinistre, aux cheveux blancs. 12
SNORRA
Je me suis éveillée un lâche sur les flancs ! 12
Quand passe un jeune ourson, bête à peine poilue, 12
Ta bravoure se range, et, prudente, salue ; 12
45 Et si leur vil troupeau te mordait aux genoux, 12
Pour en être épargné tu lécherais les loups ! 12
AGNAR
Paix ! Le baiser sied mieux que l'injure à tes lèvres. 12
SNORRA
Va t'accoupler avec les femelles des lièvres ! 12
Surtout, soyez prudents : pour vous apparier, 12
50 Élisez un lieu calme et voisin du terrier ; 12
Là, pullulez, bon couple, et broutez, pêle-mêle, 12
Prêts à fuir, les petits pendus à la mamelle, 12
Quand la neige a craqué sous la chute des glands. 12
— Tu ne m'embrasseras qu'avec des bras sanglants ! 12
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