Métrique en Ligne
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Catulle MENDÈS
Hespérus
1872
IV
La Vision Suprême
Une étoile parmi la stagnante épaisseur 12
Des nuages s’était levée avec douceur, 12
Faible, et dont le rayon coulant du ciel nocturne 12
Comme des pleurs de lait d’une fissure d’urne, 12
5 En flaques de blancheur s’étalait sur les murs. 12
L’illuminé songeait sous les cieux moins obscurs. 12
« Donc j’ai franchi les seuils clos de portes ignées 12
Et j’ai pu vivre avec les Anges, trente années, 12
Partageant leurs travaux, leurs jeux et leurs repas, 12
10 Ainsi que l’homme vit avec l’homme ici-bas. 12
J’ai la Sagesse et j’ai l’Amour : j’aurai la vie. 12
Nuit dernière, d’un jour perpétuel suivie, 12
O mort ! par qui les yeux se ferment dans le temps 12
Et dans l’éternité se rouvrent, je t’attends 12
15 Comme un homme inquiet va guetter au passage 12
L’ami qui doit venir, porteur d’un bon message ; 12
Et de ce remûment plein d’un captif essor 12
due l’approche d’un souffle imperceptible encor 12
Communique à la voile, à l’arbre, à la broussaille, 12
20 Mon être intérieur infiniment tressaille. 12
Crépuscule ébloui de devenir le jour, 12
J’apparaîtrai sous la forme de mon Amour ! 12
Car, pour le Ciel auguste ou pour l’Enfer immonde, 12
L’homme engendre sa chair future dès ce monde, 12
25 Et la verra, selon l’objet dont il s’éprit, 12
Splendide ou ténébreuse, éclore de l’esprit. 12
En des candeurs de neige, en des ardeurs de flamme, 12
Où, sensible, vivra la beauté de mon âme, 12
Je serai tout mon rêve enfin substantiel ; 12
30 Et puisque l’hyménée est le vrai nom du Ciel, 12
Puisque deux amants purs, que l’intime mystère 12
D’être unis pour l’Éden fiança dès la terre, 12
Lui, Sagesse, Elle, Amour, et l’un à l’autre égal, 12
Deviendront un seul ange auguste et conjugal : 12
35 Dans Adramandoni, dont les belles pelouses 12
Voient avec les Époux converser les Épouses, 12
Je verrai, nuptiale, en habits de satin, 12
Mêlée à la lumière et mêlée au matin, 12
La femme en qui Dieu mit l’Amour de ma Sagesse ! 12
40 Déjà, car le Seigneur me fait cette largesse, 12
Je la vois.
Loin d’ici, sur la terre pourtant,
Une région morne et splendide s’étend, 12
Cieux glacés, sol durci, mer immobilisée. 12
Là, du soleil polaire éternelle épousée, 12
45 Mais après tant de jours immaculée encor, 12
La neige ne sait point l’ardeur des baisers d’or 12
Et livre sans périls de fonte ni de hâle 12
A l’impuissant époux sa virginité pâle. 12
Steppes développant leur blême immensité 12
50 Sous un ciel des candeurs de la terre teinté ; 12
Forêts, gorges, vallons, molles profondeurs blanches 12
Que parfois, sous le givre éblouissant des branches, 12
Traverse à pas pesants un carnassier rôdeur, 12
Muet dans le silence et mat sur la splendeur ; 12
55 Villes au loin, hameaux presque enfouis qu’assiège 12
L’épais grossissement onduleux de la neige ; 12
Larges fleuves étreints par les glaces, amas 12
D’avalanches, sommets éclatants de frimas, 12
Tout s’estompe et se fond dans la monotonie 12
60 D’une blancheur intense, immuable, infinie. 12
Forme sensible à peine eu ce vaste unisson 12
Du ciel froid, du désert blafard et du glaçon, 12
S’élève, au flanc des monts, une antique demeure. 12
Son tranquille escalier que rarement effleure 12
65 Le pas d’un serviteur pensif qui disparaît 12
Sous une voûte ainsi qu’un spectre s’en irait, 12
Ses arcades qu’au loin la neige continue, 12
Et le blêmissement de ses toits sous la nue 12
Forment un édifice étrange et solennel, 12
70 Semblable à ces palais que l’hiver éternel 12
Dresse et maçonne, ayant, sous la brume blanchâtre, 12
Pour pierre la banquise et le flocon pour plâtre. 12
Au dedans le silence et la paix sont profonds ; 12
De froides pesanteurs descendent des plafonds, 12
75 Et, miroirs blanchissants, des parois colossales 12
Cernent de marbre nu l’isolement des salles. 12
De loin en loin, et dans les dalles enchâssé, 12
Un bassin de porphyre au rebord verglacé 12
Courbe sa profondeur polie, où l’onde gèle ; 12
80 Le froid durcissement a poussé la margelle 12
Et le porphyre en plus d’un endroit est fendu ; 12
Un jet d’eau qui montait n’est pas redescendu, 12
Roseau de diamant dont la cime évasée 12
Suspend une immobile ombelle de rosée. 12
85 Dans la vasque pourtant, des fleurs, givre à demi, 12
Semblent les rêves frais du cristal endormi 12
Et sèment d’orbes blancs sa lucide surface, 12
Lotus de neige éclos sur un étang de glace, 12
Lys étranges, dans l’âme éveillant l’idéal 12
90 D’on ne sait quel printemps farouche et boréal ! 12
Une vierge aux grands yeux ouverts sur le mystère 12
Habite avec ces fleurs dans le Nord solitaire. 12
Le suprême dessein qui règle les hasards 12
La fit naître du sang impérial des Tzars ; 12
95 La gloire, la grandeur presque surnaturelle, 12
Le faste, elle eut l’orgueil de ces pourpres sur elle, 12
Et reçut, jeune front peut-être épouvanté, 12
Un diadème encor, la parfaite beauté. 12
L’homme se sent pâlir parfois sous la couronne, 12
100 La femme, non ; en vain la chute l’environne, 12
Son vertige a l’ivresse et n’a pas la douleur ; 12
Dans la main d’une femme un sceptre est une fleur. 12
Prends cette fleur ! disait le satan qui l’assiège ; 12
Mais, Dieu l’ayant élue, elle a connu le piège 12
105 Et de la terre sombre a détourné les yeux 12
Comme un rayon jaloux remonterait aux cieux. 12
Un roi l’aimait ; pensive, elle a conclu l’échange 12
De l’amour faux d’un roi pour l’amour vrai d’un ange ; 12
De moment en moment, vers l’Hymen immortel, 12
110 Comme un prêtre gravit les marches d’un autel, 12
Elle monte, pour guide ayant cette courrière 12
Qui prépare le lit nuptial, la Prière ; 12
Et, pendant qu’elle aspire à l’immuable Amour, 12
Le blanc septentrion est l’unique séjour 12
115 Auquel, blancheur aussi, son âme se résigne. 12
Le ciel aura cet ange, et la neige a ce cygne. 12
Or, la fille des Tzars et moi, nous nous aimons. 12
Qu’importent entre nous des mers, des deux, des monts ! 12
Tout l’éloignement sombre interpose son voile 12
120 Sans dérober l’étoile au regard de l’étoile ; 12
Et, si distants que l’un de l’autre nous soyons, 12
Nous nous sentons voisins, à cause des rayons. 12
Qu’importe que je sois ce vieux à face vile, 12
Cette chose mêlée aux fanges d’une ville, 12
125 Et qu’elle ait la noblesse avec la pureté, 12
Lys des champs qu’une tige héraldique a porté ! 12
Sa grâce, ma laideur, sa grandeur, ma bassesse, 12
C’est l’inégalité naturelle, qui cesse, 12
C’est l’envers du mental, l’extérieur du front ; 12
130 Nos êtres sont égaux dans ce qu’ils deviendront. 12
L’un chez l’autre adorant les parités futures, 12
Nous secourons les fers et romprons les clôtures 12
De l’épreuve, prison qui nous possède en vain ; 12
Il faut être terrestre avant d’être divin, 12
135 Mais par je ne sais quoi de moins lourd dans nos chaînes 12
Se dénonce l’essor des libertés prochaines ! 12
O jeune Âme, vouée à mon âme déjà 12
Quand de l’antique nuit la lumière émergea, 12
De mon chaste désir éternelle vestale, 12
140 Nous vêtirons enfin notre splendeur totale ! 12
Couchés le même jour, selon d’anciens accords, 12
Moi dans le sol obscur qui ressemble à mon corps, 12
Toi dans la neige pâle à qui ton corps ressemble, 12
Nous ressusciterons, transfigurés ensemble, 12
145 Et déjà, pour sourire aux divins épousés, 12
Les beaux Anges en deux groupes se sont posés 12
Sur les blancs escaliers de la mystique enceinte, 12
Ceux-ci vêtus de pourpre et ceux-là d’hyacinthe ! » 12
Tel il songeait. Ses doigts en un geste enfantin 12
150 Vers l’épouse promise à son rêve hautain 12
Envoyaient le baiser des jeunes fiançailles, 12
Et son ombre difforme errait sur les murailles. 12
Tout à coup, avec l’air d’une bête en arrêt, 12
Il se tut.
Tout le ciel, plein d’astres, l’éclairait.
155 Crispé, roide, il tendait une oreille éperdue 12
Sans doute vers des voix d’anges dans l’étendue. 12
Autour de nous s’accrut le silence. On eût dit 12
Que les bruits se taisaient afin qu’il entendît. 12
Quoi ! ce murmure épars des Esprits dans l’espace, 12
160 Qui confondrait l’ouïe humaine et la dépasse 12
Par les vibrations d’un éther trop subtil, 12
Le pouvait-il entendre et le comprenait-il ? 12
Il écoutait. Parfois, ouvertes par l’extase, 12
Ses lèvres remuaient, répétant une phrase ; 12
165 Et, bientôt, l’œil sublime et le front surhumain, 12
Sous l’ombre éblouissante, il s’écria : « Demain ! » 12
Demain, la fange aura pris l’époux, et, jalouse, 12
La neige épaissira le linceul de l’épouse ; 12
Mais l’archange-prophète a dit : « Vous revivrez ! » 12
170 O réveil ! nous montons, réunis, délivrés, 12
Purs êtres que plus rien d’extérieur n’altère. 12
Qu’était-ce que le noir océan, et la terre, 12
Et le pâle soleil de l’antique ciel bleu ? 12
Des éléments : de l’eau, de la boue et du feu. 12
175 La nature d’en bas, c’est l’éternelle morte, 12
Une élévation sublime nous emporte 12
Vers le monde vivant des Cieux définitifs, 12
Et, libres d’autant plus que nous fûmes captifs, 12
Humains, mais déchargés des pesanteurs infâmes, 12
180 Nous n’avons de l’épreuve emporté que nos âmes, 12
C’est-à-dire la forme intime de nos corps. 12
Être esprit, c’est avoir le dedans pour dehors. 12
Nous montons, éblouis, des chemins de lumière ! 12
Quand j’hésite, c’est toi qui passes la première. 12
185 Parfois, vêtu de pourpre, un angélique Esprit 12
S’envole devant nous, se retourne, et sourit. 12
Nous le suivons, heureux, ma main serrant la tienne 12
Pour que l’un, s’il faiblit, de l’autre se soutienne, 12
Unis, mais d’un peu loin et les regards baissés, 12
190 Comme il convient, n’étant encor que fiancés. 12
O cieux purs ! le chemin de lumière se hausse ! 12
Mais le Tartare, en bas, fuligineuse fosse, 12
Érige des palais de fange et de roseaux ; 12
Et, rauque, une clameur, comme à travers des eaux, 12
195 Apporte jusqu’aux cieux spirituels l’insulte 12
De l’orageux Enfer qui dans sa haine exulte ! 12
« Maîtres des lâchetés et seigneurs des effrois, 12
Nous sommes les héros, les papes et les rois ! 12
Broyés sous nos talons, du sang de leurs blessures 12
200 Les peuples résignés empourprent nos chaussures ; 12
Et Dieu s’écroulerait s’il n’avait pour appui 12
Notre divinité par où l’on croit en lui. 12
A nous le Sceptre, à nous la Crosse irréfutable ! 12
Mais au banquet splendide où notre orgueil s’attable 12
205 Deux princes manqueraient si vous étiez absents, 12
Jeunes Anges ! »
Ainsi nous tentent les Puissants.
« Les Sceptres, qu’on les fonde ! et vendez les Tiares ! 12
Hurle à son tour la voix mauvaise des Avares, 12
Cri plus âpre, monté d’un enfer plus obscur. 12
210 L’or est beau, l’or est bon, l’or est grand, l’or est pur ! 12
Plus puissant que la Force et l’Orgueil, et plus sage, 12
Il a, Dieu virtuel, le mépris de l’usage, 12
Et dans tout homme ayant amassé des tas d’or 12
N’allume que l’amour d’en amasser encor. 12
215 Par nous, vous connaîtrez, Âmes longtemps dupées, 12
L’extase de sentir entre ses mains crispées 12
Courir les flamboîments de l’or torrentiel : 12
Anges ! vous compterez, pièce à pièce, le Ciel ! » 12
L’abîme tentateur renforce ces voix gaies 12
220 Par des écroulements somptueux de monnaies. 12
Un autre appel s’élève, et c’est une chanson 12
Qui nous émeut d’un tiède et violent frisson 12
Comme le veut du sud chauffe et tord des voilures. 12
« Montez vers eux, parfums légers des chevelures, 12
225 Et vous, bruits doucereux des caresses, montez 12
Avec le clair éveil des rires chuchotés ! 12
Enseignez-leur l’amour, seul reposoir propice 12
Où la fatigue d’être immortel s’assoupisse, 12
Et ce léthé, stagnant endormeur des desseins, 12
230 Qui gît dans l’intervalle adoré des beaux seins. 12
Langueurs lasses du lit, soupirs, caresses nues, 12
Doux néant, soyez-leur des ivresses connues, 12
Et qu’ils sachent, heureux de se désabuser, 12
Ce que l’Enfer a mis de ciel dans le Baiser ! » 12
235 Ce chant qui nous poursuit, plein d’énervantes fièvres, 12
A fait se rapprocher ma bouche de tes lèvres ; 12
Parce qu’au fond de moi sans doute il est resté 12
Un peu des pesanteurs de l’univers quitté, 12
Mon front penche, surpris d’ivresse et de panique 12
240 Au doucereux appel de la Chair tyrannique, 12
Et je te dis, sentant se heurter mes genoux : 12
« Regardons-les ! peut-être ils aiment comme nous… » 12
Mais ton œil, qui connaît le bon grain de l’ivraie, 12
Surprend l’ombre d’un jet de la lumière vraie, 12
245 Et l’Enfer, qui s’effare, apparaît dans ce jour 12
Tout autre qu’il n’était, vu selon son amour. 12
Ce bétail attaché dans une herbée épaisse 12
De glaives et de dards sanglants, pour qu’il y paisse, 12
Ces ânes dont le bât a crevassé leur dos 12
250 Et qui buttent, chargés de coups sur les fardeaux, 12
Ces lynx maigres, dont flotte, ainsi que de vieux linges, 12
Le ventre, ces chacals chevauchés par des singes, 12
Ces porcs, sale troupeau gras d’ordures, qui sent, 12
Palpe et mange sa fange en se réjouissant, 12
255 Ce sont les empereurs, les évêques, les princes ! 12
Un roi qui grossissait d’empires ses provinces, 12
Homme encor, mais sans tête, a pour royaume un trou 12
Et porte sa couronne à même sur le cou, 12
Pendant qu’à ses talons ce loup-cervier qui lape 12
260 Du sang est un héros et ce renard un pape ! 12
Non moins affreux, ayant pour membres des serpents 12
Et d’impurs scorpions l’un sur l’autre rampants, 12
Les Avares, ployés vers des tables étroites, 12
Rangent soigneusement des cailloux dans des boîtes ; 12
265 Quelqu’un vient et leur dit : « Sciez ces troncs, hissez 12
Ces blocs ! » et, quand ils ont, esclaves harassés, 12
Scié les troncs, hissé les blocs, leurs mains avides 12
Pour unique salaire obtiennent des noix vides, 12
Et tous courent, furtifs et le regard sournois, 12
270 Enfouir dans des trous les coquilles de noix ! 12
Plus bas, une rondeur se gonfle et se resserre : 12
Helminthes fourmillants d’un immonde viscère, 12
Là pullulent, heureux, les Amants de la Chair. 12
Puisque l’homme devient l’amour qui lui fut cher 12
275 Ils se sont incarnés dans leur sale espérance. 12
Fardés, les membres oints de suie et d’huile rance, 12
Décrépits, gracieux, d’un geste libertin 12
Retroussant des haillons de gaze et de satin, 12
Et, vieillards, sur des fronts chargés de cent années, 12
280 Mêlant des cheveux gris à des roses fanées, 12
Les uns, comme on verrait entre des bras d’amant 12
Le jeune époux tenir l’épouse au corps charmant, 12
Enlacent d’une étreinte éperdue un squelette 12
Qu’à leur lèvre céda la dent de la belette, 12
285 Et baisent, enivrés d’amour dans un cercueil, 12
Le trou qui fut la bouche et le trou qui fut l’œil ; 12
Dans un bosquet qui voit sous les pleurs des cascades 12
Se jouer des guenons au lieu d’hamadryades, 12
D’autres, priapes fous, sans aucun vêtement, 12
290 Mais de la tête aux pieds velus horriblement, 12
Presque animaux, scandant leurs cris d’infâmes gestes, 12
Environnent d’un chœur de danses immodestes 12
Des torses de venus faits d’excréments durcis. 12
Et tous portent la joie en feu sous leurs sourcils, 12
295 Car tel est le Désir dont ces Âmes sont faites 12
Qu’étant dans l’infamie elles sont dans les fêtes ! 12
Mais voici : pour avoir tenté nos fronts élus, 12
Les vieillards débauchés, les priapes velus, 12
Comme par la fenêtre on jette des ordures, 12
300 Seront précipités en des géhennes dures. 12
Plus d’amours ni de jeux. Fainéants, au travail ! 12
L’atelier rude après le languissant sérail. 12
Et leurs mains, à la molle étreinte habituées, 12
Devront broyer du fard pour les prostituées ! 12
Aveugle enfer, hélas !
305 Cependant, pèlerins
Miraculeux, passants des abîmes sereins, 12
Notre angélique essor traverse des fumées, 12
De flamme, de musique et de parfum tramées ! 12
Roulant de toutes parts cet éclair adouci 12
310 Qui tremble à l’orient de la perle, voici 12
Que les Cités du Ciel s’ébauchent dans la brume ; 12
Et, suprême, au delà des paradis, s’allume 12
Jérusalem, au loin, comme une lampe d’or ! 12
Mais sur quel seuil devra se poser notre essor ? 12
315 Car celui qui discerne et qui groupe les âmes 12
Selon la parenté de leurs intimes flammes 12
Fonda pour les Élus de l’épreuve émigrés 12
Autant de Ciels qu’il est dans l’amour de degrés ; 12
Et le séjour prescrit par sa miséricorde 12
320 Si strictement avec les habitants concorde 12
Que toute autre lumière aveuglerait leurs yeux. 12
Nous montons à travers les Cieux, cherchant nos Cieux. 12
O spectacle ! Un Éden, dans une gloire pâle, 12
Ouvre sur l’infini des portiques d’opale, 12
325 Candide et confiant symbole de l’accueil, 12
Qui propose à nos pas et conseille à notre œil 12
De pénétrer jusqu’aux clartés intérieures. 12
Blanches, aux toits d’argent, s’élèvent les demeures ; 12
Le flamboîment issu du cri de Jéhovah, 12
330 Lorsque l’aîné des jours naturels se leva, 12
Baigne les dômes clairs, et, docile aux hélices 12
Des longs jardins, allume, en glissant, les calices. 12
La neige, sur le sol, se mêle aux fleurs d’été ; 12
Neige spirituelle, elle a nom Chasteté. 12
335 Toute chose, en un lieu céleste, représente, 12
Et, de réalités naturelles exempte, 12
A des réalités intimes correspond. 12
Ici le jour, couleur d’une perle qui fond, 12
Lucide, mais terrestre encor dans son essence, 12
340 Des Esprits qu’il éclaire est l’humble Connaissance ; 12
Les Hymens, pour figure, ont ces blanches maisons 12
Où le Désir grimpant suspend des floraisons 12
Parfois de lys, parfois de rouges amarantes ; 12
Et les fenêtres sont des Candeurs transparentes. 12
345 Des Anges, sous les fleurs, rayonnent deux à deux ; 12
L’Amour qu’ils ont en eux transparaît autour d’eux, 12
Plus vif selon qu’ils font de plus sacrés Usages ; 12
Il est l’ardente chair de leurs jeunes visages, 12
Azuré leurs regards, embrase leurs cheveux, 12
350 Les vêt d’une syndone irisée où leurs vœux 12
Sont brodés en festons de perles et de gemmes, 12
Et, royal, sur leurs fronts pose des diadèmes. 12
Nul n’est oisif. Les uns ensemencent les champs, 12
Taillent la vigne, ou dans la cité sont marchands ; 12
355 D’autres sont conseillers ou maîtres de milices ; 12
Mais l’hymen associe aux labeurs les délices : 12
En deux ramiers, avec un bruissement doux, 12
Des lèvres de l’Épouse aux lèvres de l’Époux 12
Se croise du Baiser le symbole fidèle ; 12
360 Chaque ramier, couleur de neige en venant d’Elle, 12
A des ailes de flamme en revenant de Lui. 12
Et quand, à l’occident de leur Ciel, aura lui 12
Le signe interrupteur des soins et des négoces, 12
Ils s’en iront, époux conviés à des noces, 12
365 Ardent midi qui s’offre en exemple au matin, 12
Près d’un couple nouveau s’asseoir en un festin. 12
Sur des tables qu’éclaire entre de blancs pilastres 12
La constellation d’une lampe à sept astres, 12
Ils se partageront les pains de pur froment 12
370 Et vers l’Amour, soleil du plus haut firmament, 12
Leurs bras élèveront les coupes solennelles ! 12
Puis, sous les myrtes purs, inclinés en tonnelles, 12
Ce sera le moment des Spectacles, des Jeux, 12
Des chastes entretiens sur les gazons neigeux, 12
375 Dans les feuilles, pendant qu’une fleur, balancée 12
Au toucher de leurs fronts, se teint de leur pensée ; 12
Et, bientôt, enlacés d’un geste plus aimant, 12
Ayant l’ombre autour d’eux comme un consentement, 12
Vers les maisons d’hymen, secrètes sous les branches, 12
380 Ils marcheront, pensifs, avec les lenteurs blanches 12
De deux cygnes voguant sur un sombre canal, 12
Jeunes Âmes au corps chaque soir virginal, 12
Qu’isolera du ciel, des cités, des ramées, 12
Un bruit mystérieux de portes refermées. 12
385 Nous passons ! Dans les cieux sans limite agrandis 12
S’échelonnent encor des villes, paradis 12
Plus parfaits et peuplés de plus sublimes hôtes, 12
Suivant qu’ils sont placés en des zones plus hautes. 12
Mais, parmi tant de seuils sacrés, il n’en est pas 12
390 Un seul qui soit égal à l’orgueil de nos pas ; 12
Le besoin de la vie extrême nous dévore ; 12
Et nous montons, plus purs si nous montons encore ! 12
Tout s’enfuit. Les Édens, les Cieux, ont-ils été ? 12
Plus rien.
L’espace immense.
Au fond, une clarté
395 Terrible ! et qui, semblable à quelque aimant avide, 12
Nous attire, éperdus, à travers tout le vide. 12
Nous allons. Elle s’enfle, et devient, de flambeau, 12
Fournaise ! le levant qui s’empourpre est moins beau. 12
Puis, des chaleurs. Nos corps sentent par chaque pore 12
400 Suinter de l’ombre, reste impur qui s’évapore. 12
Nous sommes nus. Le rouge et chaud rayonnement 12
Pénètre dans nos chairs plus immédiatement. 12
Tout notre être devient un élan qui s’embrase 12
Dans la proximité de la dernière extase. 12
405 Nous voyons à travers des splendeurs de bûcher 12
Des formes tressaillir, des couleurs s’ébaucher, 12
Et, comme un matelot, de la mer solitaire 12
Voit surgir sa patrie et jette ce cri : Terre ! 12
Sublimes arrivants, nous avons crié : Ciel ! 12
410 Front de l’immensité, but providentiel 12
Des Sagesses, Sion qui trônes au pinacle 12
De l’affranchissement suprême, Tabernacle !… 12
Reçois notre salut, Monde sacerdotal 12
Où les Anges vêtus d’un fluide cristal 12
415 Apparaissent tout nus, étant les Innocences, 12
Où le Bien et le Vrai, conjoignant leurs essences 12
Dans un extrême effort d’épanouissement, 12
Consomment sans relâche en l’éternel moment 12
Les mystères du saint hymen que symbolise 12
420 Ce couple tout parfait, le Seigneur et l’Église ! 12
Flammes de la Chaleur et rayons du vrai Jour, 12
Nous entrons dans le gouffre auguste de l’Amour ; 12
Et nous sommes un des sourires de la Joie. 12
Mon sein qui brille s’offre à ton sein qui flamboie ; 12
425 Homme et Femme toujours, mais à Dieu même égaux, 12
Dans l’âme et dans la chair chastement conjugaux, 12
Nous percevons enfin les délices complexes, 12
De la communion angélique des sexes, 12
Et, livrés en esprit aux plaisirs de la chair, 12
430 Sous l’enveloppement d’un immuable éclair 12
Nous possède à jamais l’heureuse frénésie 12
D’être ceux qu’illumine, embrase et rassasie 12
L’Amour, soleil sacré, feu plus pur que le feu, 12
En qui brûle, au zénith de la sagesse, Dieu ! » 12
435 Criant ainsi, le nain levait des bras augustes. 12
Sur les rocs écroulés, dans les branches d’arbustes, 12
Forme noire, il roula du haut de l’Abendthor, 12
Se perdit dans la nuit, se laissa voir encor, 12
De rocher en rocher, de racine en racine, 12
440 Gagnant le faîte clair d’une côte voisine, 12
Mais, là, d’un bond si bref disparut à mes yeux 12
Que je crus qu’il s’était envolé dans les cieux ! 12
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