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Catulle MENDÈS
Contes Épiques
1872-1876
Un Miracle De Notre-Dame
La cellule est triste et la nonne aussi. 10
O nonne mignonne, est-ce un grand souci 10
Qui vous fait veiller et, par la cellule, 10
Rôder en tremblant, brune libellule ? 10
5 Minuit sonne : il faut détacher enfin 10
La guimpe rigide et le voile fin ; 10
Du sombre cocon de laine et de serge, 10
Papillon de soie, un corps frêle émerge, 10
Et, morte au cœur vif, qui s'ensevelit, 10
10 Elle glisse au froid linceul de son lit. 10
Mais, pieuse, avant de souffler sa lampe, 10
Son regard admire au mur une estampe 10
Où l'on voit la Vierge et l'enfant Jésus, 10
Le serpent dessous, le nimbe dessus. 10
15 « O pleine de grâce ! ô Vierge des vierges ! 10
Mon âme à jamais sera l'un des cierges 10
Allumés devant votre pâle autel ! 10
Aucun souffle issu du monde mortel 10
N'inclinera l'âme au ciel dirigée, 10
20 Hors de la paisible et blême rangée. 10
Loin du cloître obscur, disent les échos, 10
Dans la plaine et dans les bois musicaux 10
Il est des rayons, des ailes, des roses ; 10
Mais nous réprouvons la beauté des choses, 10
25 Car le Diable en fait, à l'occasion, 10
Un commencement de perdition. 10
Au couvent parfois les pensionnaires 10
Tiennent des propos extraordinaires : 10
Bals et fiancés sont leur entretien ; 10
30 Le Malin les trompe, et nous savons bien, 10
Nous qui vous gardons des âmes sans taches, 10
Que les démons seuls portent des moustaches. 10
Adorer sans fin votre Sacré Cœur ; 10
Dans le demi-jour étoile du chœur, 10
35 Hors de l'encensoir, corbeille enflammée, 10
Voir s'épanouir des fleurs de fumée ; 10
Jeûner ; apporter le lys virginal 10
De son rêve au noir confessionnal ; 10
Subir, s'il le faut, le rouge cilice ; 10
40 Bénir l'amertume, aimer le calice, 10
Et de tout son être, heureux paria, 10
Ne faire qu'un long Ave Maria 10
Jusqu'à la clarté de la dernière heure : 10
Telle est notre part, et c'est la meilleure ! 10
45 Pourtant un désir, éclos d'un regret, 10
M'occupe l'esprit plus qu'il ne faudrait, 10
Et j'en sens toujours la fine piqûre. 10
Quand s'ouvrit pour moi la demeure obscure, 10
Jeune et m'effrayant de l'antique seuil, 10
50 J'eus pour le bas monde un dernier coup d'œil. 10
Le joli printemps venait de renaître : 10
Dans le cadre en fleur d'une humble fenêtre 10
Une mère, avec un air triomphant, 10
Baisait les cheveux d'un petit enfant. 10
55 Cette vision, hélas, m'est restée. 10
Chevelure pâle et presque argentée, 10
Doux yeux où l'on voit sourdre et s'aviver 10
Un clair tremblement d'âme à son lever, 10
Bouche étroite au sein qui de lait l'arrose 10
60 S'ouvrant comme un cœur de petite rose, 10
Vous faites ma joie et ma peine un peu. 10
L'ange dans l'enfant descend du ciel bleu. 10
Il est chérubin, mais il est poupée. 10
D'une mouche noire au vol attrapée 10
65 Ou d'un hanneton savamment lié 10
Guérir son chagrin bientôt oublié, 10
Le fuir, le saisir, feindre qu'on l'évite, 10
Oh ! les jolis jeux qu'on apprendrait vite ! 10
Oiselet sans plume, aux ailerons blancs, 10
70 Il bat l'air avec des gestes tremblants 10
Dès que monte aux cieux l'aurore vermeille ; 10
Aurore comme elle, il veut qu'on s'éveille, 10
Riant, et pleurant si l'on ne rit pas. 10
Il fait sur le lit mille petits pas ; 10
75 On le gronde ! Il va se blesser, s'il tombe ; 10
Vois donc, tu n'as point d'ailes, ma colombe ! 10
Mais lui, tout fâché qu'on l'ait retenu, 10
Il vous clôt la bouche avec son pied nu. 10
Vierge qui m'entends, telle est ma chimère ; 10
80 Je souffre et languis, et je trouve amère 10
La douceur d'aimer votre nom divin, 10
A cause d'un rêve aussi doux que vain ! 10
Certes, le désir dont je suis marrie 10
N'est qu'un léger mal, ô vierge Marie, 10
85 Au prix des longs deuils et des longs ennuis 10
Qui furent vos jours et furent vos nuits ; 10
Mais pour compenser le malheur sans trêves 10
Qui fit, vous perçant le cœur de Sept Glaives, 10
Une rose rouge, hélas ! de ce lys, 10
90 Dame des Douleurs, vous aviez un fils ! » 10
Elle dit. Son œil s'éteint, et sa lampe. 10
Un miracle alors descend de l'estampe. 10
Quels rêves plus beaux a-t-on jamais eus ? 10
Noël ! c'est la Vierge et l'enfant Jésus. 10
95 Des rayons autour sont comme une averse, 10
Et dans la splendeur que son pas traverse, 10
Elle traîne un bruit royal de satin ! 10
Sa robe, couleur d'astre et de matin, 10
Éblouit, de tant de perles brodée 10
100 Que l'on ne peut pas s'en faire une idée ; 10
Et le manteau, certe, est plus riche encor ! 10
L'enfant Jésus porte une blouse d'or : 10
Sans elle, il aurait aussi bonne mine. 10
Ses mignons souliers furent dans l'hermine 10
105 Taillés par Crépin, cordonnier du Ciel ; 10
Et d'un seul rubis ayant goût dé miel, 10
Le hochet heureux que pressent ses lèvres 10
Fut fait par Éloi, patron des orfèvres. 10
Marie est assise au bord du chevet. 10
110 « J'accorde souvent plus qu'il ne rêvait 10
A qui m'invoqua d'une âme sincère. 10
Mais en vain mon cœur maternel se serre, 10
Vierge sans enfant, de pitié pour vous : 10
N'aura point de fils qui n'a point d'époux. 10
115 Pourtant il faut bien qu'on vous réconforte : 10
Voici mon Jésus que je vous apporte ; 10
Chaque nuit, jusqu'au lever du jour bleu, 10
Vous aurez pour fils votre petit Dieu, 10
Et vous gronderez celui que l'on prie… 10
120 Baise-la, mignon, pour qu'elle sourie, 10
Et jouez tous deux, je regarderai. » 10
Et depuis, Jésus, en habit doré, 10
Sans faute descend, dès que minuit sonne, 10
Jouer sur le lit de l'heureuse nonne. 10
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