Métrique en Ligne
MAN_1/MAN5
corpus Pamela Puntel
Eugène MANUEL
LES PIGEONS DE LA RÉPUBLIQUE
édition partielle du recueil : PENDANT LA GUERRE (1872)
1870
LES ABSENTS
POESIE
Recitée par mademoiselle MARIE DELAPORTE
au festival donné à Paris, au bénéfice des victimes
de la guerre, le 6 août 1871.
A MADEMOISELLE MARIE DELAPORTE.
Si vous les connaissez encore, 8
Tous ces absents, je n'en sais rien ! 8
Ceux qui s'en vont, — je le crains bien, — 8
L'ombre les couvre : on les ignore ! 8
5 La mémoire est faite d'oublis, 8
Et les souvenirs affaiblis 8
Sont comme un trajet de navire, 8
Sous les flots si vite effacé 8
Que nul regard ne saurait dire 8
10 Par où le sillage a passé ! 8
Mais les voyageurs se souviennent, 8
Et des fils puissants les retiennent 8
Au doux pays qu'ils ont quitté. 8
Au loin, de l'invisible rive, 8
15 Chaque bruit sourd qui leur arrive 8
Est avidement écouté ; 8
Et si ce bruit, dont on tressaille, 8
C'est le canon de la bataille. 8
Même au foyer de l'étranger 8
20 Qui pour vous élargit la place, 8
On sent un frisson qui vous glace. 8
Et l'on voudrait tout partager, 8
L'honneur, la honte et le danger ! 8
Dans vos heures désespérées. 8
25 Songiez-vous, en luttant ici, 8
O pauvres âmes torturées, 8
Que vos absents souffraient aussi ?… 8
C'est leur offrande que j'apporte : 8
Et je voudrais ma voix plus forte, 8
30 Et mon geste plus douloureux, 8
Et ma plainte plus enflammée, 8
Pour te dire, ô ma mère aimée, 8
Quand mouraient tes fils généreux, 8
Combien de pleurs versés sur eux ! 8
35 Ah ! comme la France était fière, 8
Aux jours où pour nous la frontière 8
A l'horizon disparaissait ! 8
Sa renommée encore entière 8
Dans son passé resplendissait ! 8
40 Comme on la croyait forte et saine ! 8
Qui nous eût dit que des uhlans 8
Les coursiers bientôt, dans la Seine, 8
Plongeraient leurs naseaux brûlants ; 8
Que, par d'étranges représailles, 8
45 On entendrait, ô vieux Versailles, 8
A nos désastres inouïs 8
Frémir l'écho du Jeu de paume ; 8
Et sur les marbres de Louis 8
Sonner l'éperon de Guillaume ! 8
50 Ces feuilles, qui portent au loin 8
Les cent bruits confus de la guerre, 8
Hélas ! si superbes naguère, 8
Nous les maudissions sans témoin ! 8
Je m'abîmais longtemps, rêveuse, 8
55 Sur les récits de ces combats, 8
Qu'avait froissés ma main nerveuse ! 8
J'essayais de n'y croire pas ! 8
Si loin de la terre natale, 8
Attendre ! attendre, sans savoir 8
60 La fin de la lutte fatale ! 8
Se dire, en s'endormant, le soir, 8
Dans un sommeil plein de fantômes, 8
Durant des nuits qui sont des mois : 8
« Que font nos soldats dans les bois, 8
65 Et nos paysans sous les chaumes ? 8
Que font nos tristes prisonniers ? 8
Que font tant d'amis et de frères ? 8
Les champs, là-bas, sont des charniers 8
Tout semés de croix funéraires ! » 8
70 On a pourtant bien combattu 8
Pour mériter la délivrance ! 8
O ma France ! ma pauvre France ! 8
Oh ! réponds-moi, que deviens-tu ? 8
Vivre ainsi, non, ce n'est pas vivre ! 8
75 Mais parlez donc !… On la délivre ?… 8
— Non, pas encore… — Ah ! cette fois 8
La chute serait trop profonde ! 8
L'Europe a pris sa grande voix 8
Pour rendre l'équilibre au monde ?… 8
80 — Non ! L'Europe attendra la fin. 8
— Mais Paris meurt, Paris a faim, 8
Paris sent, ainsi qu'une serre, 8
S'enfoncer autour de son cou 8
L'ongle du terrible adversaire 8
85 Qui sur son corps tient le genou ! 8
Paris va, d'un effort suprême, 8
Se redresser sur son cercueil, 8
Et, tout sanglant, et déjà blême, 8
Renverser l'ennemi du seuil ? 8
90 — Non ! — Mais tu gardes ton courage. 8
Après tant de rudes assauts, 8
France ? On doit redouter ta rage ? 8
Si ton épée est en morceaux, 8
Tu peux encore en faire usage ? 8
95 Tous, citadins et campagnards, 8
Ils sauront, de leur main crispée, 8
Saisir, comme autant de poignards. 8
Les tronçons de ta vieille épée ? 8
— Non !… car le flot va grossissant ; 8
100 Le flot sanglant, de plaine en plaine, 8
Monte toujours, engloutissant 8
Devant lui la moisson humaine ! 8
Inexorables bulletins ! 8
Pour celle qu'on crut invincible, 8
105 Quoi ! pas un retour des destins ? 8
Non ? toujours non ? C'est impossible ! 8
J'ai compris combien je t'aimais : 8
Nul de vous ne saura jamais, 8
Ici, de quelle pointe aiguë 8
110 Au loin les cœurs sont traversés, 8
Quand on vous dit, les yeux baissés : 8
« Vous savez ?. La France est vaincue ! » 8
Donnez-moi mes robes de deuil ! 8
Un voile noir ! un voile sombre ! 8
115 A nos hôtes fermez ce seuil : 8
Il faut se confiner dans l'ombre ! 8
O douleurs feintes, taisez-vous ! 8
Quand mon pays sous de tels coups 8
Tombe, et laisse échapper ses armes, 8
120 A lui seul mon culte sacré ! 8
J'ai bien souvent versé des larmes, 8
Mais jamais je n'ai tant pleuré. 8
Chère patrie au cœur blessée, 8
Comme on voudrait par la pensée 8
125 Accourir, impuissant soutien ; 8
Baiser ton front, quand tout s'écroule : 8
Homme, mêler son sang au tien, 8
Femme, laver ton sang qui coule ! 8
Ah ! partons, je veux la revoir ! 8
130 Elle souffre : je veux moi-même 8
Auprès d'elle humblement m'asseoir, 8
Comme au chevet de ceux qu'on aime. 8
J'ai tout quitté pour le départ ; 8
J'ai franchi les monts et les fleuves, 8
135 Et de ses mortelles épreuves 8
Mon cœur aussi voulait sa part ! 8
Pour toucher la terre sacrée, 8
Dieu ! qu'il paraît long, le chemin ! 8
Comme la vue est attirée 8
140 Par delà l'horizon germain ! 8
Comme on aspire au lendemain, 8
Sur ces plaines que l’œil dévore ! 8
« France ! France ! enfin, te voilà ! 8
Salut, Rhin, que le soleil dore !… » 8
145 Soudain, mon regard se voila, 8
Quand on me dit : « Non, pas encore ! » 8
Pourtant, je répétai son nom, 8
Plus bas, avec quelle souffrance ! 8
« Ah ! cette fois, c'est elle ! » — « Non ! » — 8
150 Et cependant, c'était la France ! 8
Salut enfin, salut, Paris ! 8
Au flanc de toutes tes collines, 8
J'ai vu les funèbres débris, 8
J'ai vu la cendre et les ruines. 8
155 J'ai vu, dans la sombre cité, 8
Après tant de stériles peines, 8
L'effroyable complicité 8
Du désespoir et de la haine. 8
La France, lambeau par lambeau, 8
160 Tombait vaincue, — et criminelle : 8
Je l'ai vue au bord du tombeau, 8
Et j'ai cru mourir avec elle ! 8
Aujourd'hui, l'on peut repartir : 8
La guérison nous paraît sûre ; 8
165 Dieu même semble consentir 8
A cicatriser la blessure ! 8
A nos absents qui sont là-bas, 8
Et dont l'âme vibre à distance, 8
J'irai reparler d'espérance ; 8
170 Je leur dirai : « Ne pleurez pas ! » 8
Oui, la France a quitté la couche 8
Où son sang coulait sans tarir, 8
Où son regard fixe et farouche 8
Disait tout ce qu'on peut souffrir ; 8
175 Elle a, faible encor de sa fièvre, 8
Essuyé sur sa pâle lèvre 8
La honte mêlée au dégoût ; 8
Elle a, des yeux, cherché son glaive ; 8
Elle sourit, elle se lève, 8
180 Elle est levée : — elle est debout ! 8
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