Métrique en Ligne
MAN_1/MAN1
corpus Pamela Puntel
Eugène MANUEL
LES PIGEONS DE LA RÉPUBLIQUE
édition partielle du recueil : PENDANT LA GUERRE (1872)
1870
POUR LES BLESSÉS
SCENE DRAMATIQUE
REPRÉSENTÉE SUR LE THÉATRE-FRANÇAIS
LE 6 AOUT 1870
Au bénéfice de la Société de Secours aux blessés
de terre et de mer.
A MADAME CORALIE CAHEN

Permettez-moi, madame et chère parente, d'attacher votre nom
à cette petite scène, qui rappelle un dévouement et un courage
dont vous avez donné vous-même tant de preuves admirables sur
les champs de bataille, dans les ambulances, et, jusqu'au fond
de l'Allemagne, parmi nos prisonniers.

E. M.
PERSONNAGES
UN BLESSÉ M. COQUELIN
UNE JEUNE FEMME MLLE. FAVART
Pendant la guerre, en Alsace, 1870
SCÈNE PREMIÈRE
Une maison rustique servant d’ambulance, Décor emblématique : des drapeaux, des faisceaux. Au fond, sur une espèce de terrasse, un étendard blanc avec croix rouge. Un lit de camp ; au milieu, deux sièges, une table. Un jeune officier français étendu, blessé et a moitié couvert d’un manteau militaire. Son uniforme et son épée sont posés sur une chaise. Une jeune femme, vêtue d’un costume d’infirmière, avec une croix rouge sur la poitrine se tient debout auprès de lui.
LA JEUNE FEMME
Dors, pauvre soldat, dors, après ces nuits de fièvre, 12
Où le délire ardent n’a pas quitté ta lèvre ! 12
J’ai souffert de ton mal sans l’avoir éprouvé : 12
Mais j’ai pu te guérir… Et tu seras sauvé ! 12
Elle le regarde avec intérêt.
Il va s’éveiller… — Non.
Elle l’écoute.
5 Que dit-il ?… — Je l’ignore.
Son souffle est régulier. — Je crois le voir encore, 12
Quand on nous l’apporta sur le point de mourir. 12
Hélas ! je dois apprendre à ne plus m’attendrir ! 12
Il faut m’accoutumer à regarder en face 12
10 Tant de maux qu’en son nom Dieu permet que l’on fasse ! 12
— On l’entendit. Je vins vers sa couche en tremblant : 12
Comme il était poudreux, misérable et sanglant ! 12
Il était demeuré tout le jour sur la plaine, 12
Perdu parmi les morts, et respirant à peine. 12
15 Les bras avaient manqué pour relever à temps 12
Ceux qui vivaient encor de tous ces combattants ! 12
On cherche : — et je comprends que le cœur vous défaille 12
A glaner des blessés sur un champ de bataille ! 12
Pauvre enfant ! une balle avait troué son sein. 12
20 Je lus la confiance aux yeux du médecin. 12
Mais ce qu’il faut surtout, ce n’est pas la science : 12
C’est, quand elle a parlé, la longue patience 12
Qui veille, qui soulage, et n’omet aucun soin ; 12
C’est, auprès du chevet, l’invisible témoin 12
25 Qui devine, au regard, la souffrance inquiète, 12
Tend vers la bouche en feu la boisson toujours prête, 12
Relève l’oreiller sous le front alourdi. 12
Ah ! pour la lutte même un homme est plus hardi ! 12
Notre courage, à nous, c’est d’aller, pauvres femmes, 12
30 Panser les corps, verser le baume sur les âmes ; 12
De sourire aux mourants, jusqu’à parler d’espoir 12
A ceux que l’infirmier viendra couvrir le soir ; 12
Et d’adoucir, avec des paroles bénies, 12
Le morne isolement des lentes agonies. 12
Un silence.
LE BLESSÉ, à moitié sommeillant
J’ai soif…
LA JEUNE FEMME, lui tendant un breuvage.
Prenez ce verre…
L’empêchant de tout boire.
Assez !
LE BLESSÉ, montrant son sein.
35 Je souffre ici…
LA JEUNE FEMME
C’est ce manteau qui pèse : écartons-le.
LE BLESSÉ
Merci !
J’ai peine à regarder en face la lumière… 12
LA JEUNE FEMME, ramenant un rideau à la fenêtre.
Est-ce bien ?
LE BLESSÉ
Oui. — Quand donc écrirai-je à ma mère ?
Je rêve d’elle…
LA JEUNE FEMME
Eh bien, dictez, et j’écrirai.
40 Je suis là. D’un blessé tout désir est sacré. 12
Attendez, je vais prendre un papier, une plume… 12
LE BLESSÉ, ouvrant les yeux.
Vous, ma sœur ?… Mais qui donc êtes-vous ? Ce costume 12
N’est pas celui des sœurs qu’on voit à l’hôpital, 12
Et que je saluais dans mon pays natal… 12
LA JEUNE FEMME, souriant.
45 Faut-il donc à jamais avoir quitté le monde 12
Pour soulager qui souffre et s’oublier un peu ? 12
Et toute charité serait-elle inféconde, 12
Quand la main qu’on vous tend n’appartient pas à Dieu ? 12
Non, ce n’est pas un vœu que notre ministère : 12
50 Ici notre présence est toute volontaire ; 12
Nous accourons partout où peut couler le sang, 12
Et nous portons, — voyez ! — croix rouge sur fond blanc. 12
LE BLESSÉ
Quoi ? jeune, belle et libre, affronter la souffrance ? 12
LA JEUNE FEMME
C’est le devoir nouveau que s’impose la France. 12
LE BLESSÉ
55 Ah ! j’étais bien certain qu’elle n’oubliait pas ! 12
LA JEUNE FEMME.
Elle n’a plus qu’un cœur, celui de ses soldats ! 12
Dans son angoisse maternelle, 8
Elle est venue, et veut sa part. 8
Sur tous ces fils frappés pour elle 8
60 Elle attache un divin regard. 8
Elle veut laver la blessure, 8
Surprendre le mot qui rassure, 8
Aider à chaque pansement, 8
Et se prodiguer elle-même 8
65 Pour le salut de ceux qu’elle aime, 8
Par l’amour et le dévoûment. 8
LE BLESSÉ
Parlez ! car j’ai besoin d’entendre, 8
Après ces cris et ces combats, 8
Une voix pacifique et tendre, 8
70 Qui calme et n’épouvante pas. 8
Tout me revient à la mémoire : 8
Je m’éveille, et j’ai peine à croire 8
Au spectacle qu’ont vu mes yeux ; 8
Et, quand je suis tombé moi-même, 8
75 C’était bien un adieu suprême 8
Que ma lèvre adressait aux cieux ! 8
LA JEUNE FEMME
Je n’ose ordonner le silence 8
A la voix faible que j’entends : 8
J’avais peur d’une somnolence 8
80 Qui durait depuis si longtemps. 8
Racontez tout, je vous écoute. 8
Hélas ! je sais ce qu’il en coûte 8
A lutter, vaincus ou vainqueurs ! 8
Je vois de près tant de misères ! 8
85 Et vos vertus sont nécessaires 8
Pour consoler nos tristes cœurs. 8
LE BLESSÉ, s’asseyant sur son séant.
Nous avions combattu tout le jour sans relâche. 12
Dans nos rangs, pas un homme ébranlé, pas un lâche ! 12
Et, quand on attaquait, nous entonnions ce chant 12
90 Qui vous fait triompher déjà, rien qu’en marchant. 12
A ce moment, chaque âme est ferme et bien munie : 12
Sous le regard de Dieu, seule, elle communie ; 12
A ceux qu’on aime on donne un dernier souvenir. 12
Dieu seul dirait comment bat le cœur d’une armée 12
95 Qui court en frémissant à travers la fumée. 12
Le sacrifice est fait, et la mort peut venir. 12
On ne se pose plus de problème inutile, 12
Pourquoi l’on meurt, pourquoi l’on tue ou l’on mutile, 12
Pourquoi ce but vivant qu’on vise à l’horizon. 12
100 Chacun boit d’un seul trait la coupe où l’on s’enivre ; 12
On ne demande plus s’il faut mourir ou vivre : 12
Une force inconnue emporte la raison ! 12
LA JEUNE FEMME
Votre voix est trop animée. 8
J’ai peur d’avoir tant écouté. 8
105 Est-elle donc si bien fermée, 8
Hélas ! la blessure enflammée 8
Qui saignait à votre côté ?… 8
LE BLESSÉ
La plaine n’était plus qu’une paille hachée 12
Où le sang abreuvait la terre desséchée. 12
110 J’avais vu près de moi rouler de chers amis ; 12
Mais j’avançais toujours : je me l’étais promis. 12
Nous franchissons vergers, ruisseaux, ravins, collines, 12
Hameaux, où le canon n’a laissé que ruines ; 12
J’avais chaud, j’avais soif, et j’étais affamé. 12
115 Sur mon cœur j’avais mis un portrait bien-aimé, 12
Ma mère, — un talisman sacré pour qui s’expose : 12
Quand d’un vieux bâtiment, dont la porte était close 12
Un poste d’habits verts fit feu subitement ; 12
Et, sans pousser un cri, je tombai lourdement. 12
Elle lui prend la main.
120 J’entendais le clairon, couché contre une haie ; 12
Et tandis qu’à l’attaque on faisait rude accueil, 12
Je sentais s’écouler tout le sang de ma plaie. 12
alors de mes vingt ans je pris tout bas le deuil, 12
Et je m’évanouis dans un rêve d’orgueil. 12
LA JEUNE FEMME
125 Pourtant, ami, la vie est belle, 8
Et vous êtes di jeune encor ! 8
Vous puisez à peine au trésor 8
Que l’espérance renouvelle. 8
Quoi ! pas un souci de mourir ? 8
130 Pas un regret, pas une plainte ? 8
Pas même cette obscure crainte 8
Que la nature a de souffrir ? 8
LE BLESSÉ
Non ! puisque le trépas est une loi fatale 12
Qu’il faut subir un jour, et peut-être demain, 12
135 Qui frappe à nos foyers comme sur le chemin, 12
Sournoise pour les uns, pour les autres brutale, 12
J’aime encor mieux partir jeune avec mon espoir, 12
Et, dans quelque sillon de la terre natale, 12
Périr pour une idée ou bien pour un devoir. 12
LA JEUNE FEMME
140 Mais vous haïssez donc ceux que l’on vous oppose ?… 12
LE BLESSÉ
Non ! l’on ne hait personne : on ne sait qu’une chose, 12
C’est qu’il faut soutenir partout le vieil honneur ; 12
C’est qu’on a près de soi la patrie inquiète ; 12
C’est que les blés sont mûrs et qu’on est moissonneur ; 12
145 C’est qu’un peuple décroît dont l’histoire est muette ; 12
C’est qu’enfin le courage est la suprême loi ; 12
Que le péril absout, que la mort justifie ; 12
C’est qu’on part, c’est qu’on chante et qu’on donne sa vie 12
Pour un mot tout brûlant des ardeurs de la foi ! 12
LA JEUNE FEMME
150 O patrie, on a beau raisonner, tu l’emportes ! 12
Les âmes que tu fais sont encor les plus fortes, 12
Et, sitôt que dans l’air a grondé le canon, 12
Tout s’efface, excepté la grandeur de ton nom ! 12
Ah ! j’ai longtemps rêvé sur ces pâles visages ! 12
155 Ceux qui vont au-devant de la mort sont des sages ; 12
Et les peuples encor n’ont rien vu de plus beau 12
Qu’un brin de laurier vert sur un jeune tombeau ! 12
Un silence.
Mais l’heure terrible est passée, 8
Et vous avez vaincu le sort. 8
160 N’arrêtez plus votre pensée 8
Sur ces images de la mort ! 8
L’honneur est grand, le mal immense ; 8
Notre devoir, à nous, commence 8
Lorsque le vôtre est accompli : 8
165 A votre sanglant sacrifice 8
Nous n’ajoutons pas le supplice 8
De l’abandon et de l’oubli ! 8
O des nouveaux combats mystère impénétrable ! 12
Tous ces maux que les temps n’a point su conjurer, 12
170 Ne les supprimant pas, il faut les réparer ! 12
L’on était sans pitié : l’on devient secourable. 12
La main qui fit couler le sang veut le tarir, 12
Et plus on a frappé, plus on voudrait guérir ! 12
— Voyez-vous ce drapeau là-bas qui se balance ? 12
175 C’est le salut, c’est l’ambulance, 8
Le médecin tout prêt pour étancher le sang, 12
C’est l’eau fraîche qui rend la vie, 8
C’est le vieux vin qui fortifie, 8
C’est le sommeil dans un lit blanc ! 8
180 Tout manquait autrefois : il faut que tout abonde. 12
Il faut de l’or, il faut des bras, il faut des cœurs : 12
Et la fraternité revivra dans le monde 12
En en distinguant pas les vaincus des vainqueurs. 12
La charité s’éveille infatigable, ardente ; 12
185 Pas un cœur qui ne batte aux efforts que l’on tente ! 12
Vous chantiez le départ : nous songeons au retour ! 12
Vos plaintes, vos douleurs, vos besoins sont les nôtres. 12
Ceux qui n’ont pas de fils ont ceux de tous les autres, 12
Et le danger commun fait le commun amour ! 12
190 O vous qui mesurez la gloire et sa misère, 12
Tranchez le superflu, livrez le nécessaire ! 12
C’est en vous qu’ils ont foi, tous ces pauvres blessés ! 12
Et vous ne donnerez à leurs fils, à leurs veuves, 12
A tous ceux qu’atteindront ces sévères épreuves, 12
195 Jamais trop tôt, jamais trop tard, jamais assez ! 12
LE BLESSÉ
Ah ! que le ciel vous paye en bonheur, femmes saintes, 12
Qui, parmi les sanglots, les cris aigus, les plaintes, 12
Avez réalisé ce sublime dessein 12
D’unir en un seul corps l’ange et le médecin ! 12
LA JEUNE FEMME
200 Mais n’oubliez donc pas, — c’est de l’ingratitude, — 12
N’oubliez pas combien est plus lourd et plus rude 12
Le sacrifice obscur de ceux qui n’avaient rien 12
Que leur sang, la charrue ou l’outil pour tout bien. 12
L’absence de l’enfant, de l’époux ou du père 12
205 Appauvrit le logis, déjà si peu prospère. 12
Il faut que, dans les champs, le paysan cassé 12
Reprenne le sillon où son fils l’a laissé. 12
L’ouvrière, berçant le petit qui sommeille, 12
Pour suppléer l’absent doit prolonger sa veille. 12
210 Auprès de ces labeurs combien pèsent nos soins ? 12
Les pauvres ne sont pas ceux qui donnent le moins : 12
Et, s’il faut comparer ce que chacun supporte, 12
C’est l’abnégation des humbles qui l’emporte ! 12
LE BLESSÉ
Mais vous, un calme heureux vous retenait là-bas ! 12
215 Pourquoi vous hasarder jusqu’ici ? Cette place 12
Demain peut retentir encor de nos combats ! 12
L’ennemi n’est pas loin ! partez… N’attendez pas, 12
Pour chercher un abri, qu’un péril vous menace !… 12
On entend un coup de feu.
Tenez !… Entendez-vous ?…
On entend un deuxième coup de feu.
Encore un coup de feu !
220 Dans notre campement viendrait-on nous surprendre ? 12
C’est la guerre ! partez !… Non, ce n’est pas un jeu !… 12
Il se lève.
Je vais mieux, je vais bien !… A moi de vous défendre !… 12
Il prend son épée, s’aperçoit qu’il est trop faible, et s’appuie sur le lit.
LA JEUNE FEMME
Ami, vous seul ici me causez de l’effroi. 12
Nul ne peut violer ce seuil sans sacrilège. 12
225 Ce pavillon qui flotte au dehors nous protège : 12
C’est le pavillon neutre, il veillera sur moi ! 12
Couchez-vous… Votre main de sueur est trempée. 12
Il n’est pas temps encor de reprendre l’épée… 12
Elle l’oblige à se rasseoir et reprend sa mante, dont elle s'enveloppe.
LE BLESSÉ
Ainsi vous me quittez ?
LA JEUNE FEMME
D’autre veulent mes soins.
Adieu !
LE BLESSÉ
230 Mais votre nom, laissez-le-moi du moins !
LA JEUNE FEMME
A quoi bon ?
LE BLESSÉ
Je pourrai le redire à ma mère.
Elle vous doit son fils, et vous lui serez chère… 12
Puis, moi-même bien mieux je pourrai vous bénir ! 12
LA JEUNE FEMME
C’est inutile… Adieu !… — Qu’importe un souvenir, 12
235 Qu’importe un nom de plus au fond de la mémoire ! 12
La charité n’a point de noms dans son histoire. 12
Une simple prière est tout ce que je veux. 12
Vous souffrez, je guéris : c’est assez pour tous deux. 12
Le reste ne serait que vaine rêverie ! 12
240 Des pures régions ne redescendez pas : 12
Nous n’avons, vous et moi, qu’un seul nom ici-bas : 12
Vous êtes le Courage et je suis la Patrie ! 12
Elle sort.
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