Métrique en Ligne
MAL_1/MAL19
Stéphane MALLARMÉ
POÉSIES
(édition DEMAN)
1887
L'APRÈS-MIDI D'UN FAUNE
ÉGLOGUE
LE FAUNE
Ces nymphes, je les veux perpétuer.
Si clair,
Leur incarnat léger, qu'il voltige dans l'air 12
Assoupi de sommeils touffus.
Aimai-je un rêve ?
Mon doute, amas de nuit ancienne, s'achève 12
5 En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais 12
Bois même, prouve, hélas ! que bien seul je m'offrais 12
Pour triomphe la faute idéale de roses ― 12
Réfléchissons…
ou si les femmes dont tu gloses
Figurent un souhait de tes sens fabuleux ! 12
10 Faune, l'illusion s'échappe des yeux bleus 12
Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste : 12
Mais, l'autre tout soupirs, dis-tu qu'elle contraste 12
Comme brise du jour chaude dans ta toison ? 12
Que non ! par l'immobile et lasse pâmoison 12
15 Suffoquant de chaleurs le matin frais s'il lutte, 12
Ne murmure point d'eau que ne verse ma flûte 12
Au bosquet arrosé d'accords ; et le seul vent 12
Hors des deux tuyaux prompt à s'exhaler avant 12
Qu'il disperse le son dans une pluie aride, 12
20 C'est, à l'horizon pas remué d'une ride 12
Le visible et serein souffle artificiel 12
De l'inspiration, qui regagne le ciel. 12
Ô bords siciliens d'un calme marécage 12
Qu'à l'envi de soleils ma vanité saccage 12
25 Tacite sous les fleurs d'étincelles, CONTEZ 12
« Que je coupais ici les creux roseaux domptés 12
» Par le talent ; quand, sur l'or glauque de lointaines 12
» Verdures dédiant leur vigne à des fontaines, 12
» Ondoie une blancheur animale au repos : 12
30 » Et qu'au prélude lent où naissent les pipeaux 12
» Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve 12
» Ou plonge…»
Inerte, tout brûle dans l'heure fauve
Sans marquer par quel art ensemble détala 12
Trop d'hymen souhaité de qui cherche le la : 12
35 Alors m'éveillerai-je à la ferveur première, 12
Droit et seul, sous un flot antique de lumière, 12
Lys ! et l'un de vous tous pour l'ingénuité. 12
Autre que ce doux rien par leur lèvre ébruité, 12
Le baiser, qui tout bas des perfides assure, 12
40 Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure 12
Mystérieuse, due à quelque auguste dent ; 12
Mais, bast ! arcane tel élut pour confident 12
Le jonc vaste et jumeau dont sous l'azur on joue : 12
Qui, détournant à soi le trouble de la joue, 12
45 Rêve, dans un solo long, que nous amusions 12
La beauté d'alentour par des confusions 12
Fausses entre elle-même et notre chant crédule ; 12
Et de faire aussi haut que l'amour se module 12
Évanouir du songe ordinaire de dos 12
50 Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos, 12
Une sonore, vaine et monotone ligne. 12
Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne 12
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m'attends ! 12
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps 12
55 Des déesses ; et par d'idolâtres peintures 12
À leur ombre enlever encore des ceintures : 12
Ainsi, quand des raisins j'ai sucé la clarté, 12
Pour bannir un regret par ma feinte écarté, 12
Rieur, j'élève au ciel d'été la grappe vide 12
60 Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide 12
D'ivresse, jusqu'au soir je regarde au travers. 12
O nymphes, regonflons des SOUVENIRS divers. 12
« Mon œil, trouant le joncs, dardait chaque encolure 12
» Immortelle, qui noie en l'onde sa brûlure 12
65 » Avec un cri de rage au ciel de la forêt ; 12
» Et le splendide bain de cheveux disparaît 12
» Dans les clartés et les frissons, ô pierreries ! 12
» J'accours ; quand, à mes pieds, s'entrejoignent (meurtries 12
» De la langueur goûtée à ce mal d'être deux) 12
70 » Des dormeuses parmi leurs seuls bras hasardeux ; 12
» Je les ravis, sans les désenlacer, et vole 12
» À ce massif, haï par l'ombrage frivole, 12
» De roses tarissant tout parfum au soleil, 12
» Où notre ébat au jour consumé soit pareil. 12
75 Je t'adore, courroux des vierges, ô délice 12
Farouche du sacré fardeau nu qui se glisse 12
Pour fuir ma lèvre en feu buvant, comme un éclair 12
Tressaille ! la frayeur secrète de la chair : 12
Des pieds de l'inhumaine au cœur de la timide 12
80 Qui délaisse à la fois une innocence, humide 12
De larmes folles ou de moins tristes vapeurs. 12
« Mon crime, c'est d'avoir, gai de vaincre ces peurs 12
» Traîtresses, divisé la touffe échevelée 12
» De baisers que les dieux gardaient si bien mêlée : 12
85 » Car, à peine j'allais cacher un rire ardent 12
» Sous les replis heureux d'une seule (gardant 12
» Par un doigt simple, afin que sa candeur de plume 12
» Se teignît à l'émoi de sa sœur qui s'allume, 12
» La petite, naïve et ne rougissant pas : ) 12
90 » Que de mes bras, défaits par de vagues trépas, 12
» Cette proie, à jamais ingrate se délivre 12
» Sans pitié du sanglot dont j'étais encore ivre.» 12
Tant pis ! vers le bonheur d'autres m'entraîneront 12
Par leur tresse nouée aux cornes de mon front : 12
95 Tu sais, ma passion, que, pourpre et déjà mûre, 12
Chaque grenade éclate et d'abeilles murmure ; 12
Et notre sang, épris de qui le va saisir, 12
Coule pour tout l'essaim éternel du désir. 12
À l'heure où ce bois d'or et de cendres se teinte 12
100 Une fête s'exalte en la feuillée éteinte : 12
Etna ! c'est parmi toi visité de Vénus 12
Sur ta lave posant tes talons ingénus, 12
Quand tonne un somme triste ou s'épuise la flamme. 12
Je tiens la reine !
O sûr châtiment…
Non, mais l'âme
105 De paroles vacante et ce corps alourdi 12
Tard succombent au fier silence de midi : 12
Sans plus il faut dormir en l'oubli du blasphème, 12
Sur le sable altéré gisant et comme j'aime 12
Ouvrir ma bouche à l'astre efficace des vins ! 12
110 Couple, adieu ; je vais voir l'ombre que tu devins. 12
logo du CRISCO logo de l'université