Métrique en Ligne
LSR_1/LSR70
Daniel LESUEUR
(Jeanne LOISEAU)
POÉSIES
1986
PAROLES D'AMOUR
L'INDE BOUDDHIQUE
Ami, j'ai vu par vous les régions splendides 12
Où vous avez erré si longtemps loin de moi ; 12
Votre amour et vos soins, qui m'y servent de guides, 12
M'en ont ôté l'effroi. 6
5 J'ai plongé sans péril en leur puissant mystère. 12
Vous seul avez porté le poids des lourds travaux ; 12
Vous seul avez bravé, dans votre exil austère, 12
Mille dangers nouveaux. 6
Moi, je jouis en paix de votre œuvre hardie. 12
10 O voyageur aux mains pleines d'illusions ! 12
La sphère où je circule est par vous agrandie, 12
Car j'ai vos visions. 6
Si vous avez vécu dans les siècles antiques 12
Que les temples déserts vous semblaient contenir, 12
15 Moi, je hante aujourd'hui tous ces hautains portiques 12
Dans votre souvenir. 6
L'Inde s'est tout entière empreinte en vos pensées, 12
Et, comme j'y sais lire, ainsi je l'entrevois. 12
Sa présente misère et ses splendeurs passées 12
20 Me frappent à la fois. 6
Comme vous, ce que j'aime en elle, triste esclave, 12
Ce n'est pas sa beauté, qu'un maître viola, 12
Ni ses villes d'or fin que l'eau du Gange lave, 12
Que l'Occident vola. 6
25 C'est l'idée immortelle, invincible, insondable, 12
Qui jadis y fleurit, digne d'un tel décor, 12
Qui, dans le sein muet du désert formidable, 12
S'épanouit encor ; 6
Idée où la science, en nos sombres contrées, 12
30 Sans poétique flamme, arrive pas à pas, 12
Mais qui brille et se vêt de ses grâces sacrées 12
Au soleil de là-bas. 6
C'est l'évolution, l'éternité des choses, 12
L'Absolu qui se crée, en des efforts constants, 12
35 Par les combinaisons et les métamorphoses 12
Des formes dans le temps. 6
C'est notre être perdant au tombeau sa substance, 12
Mais s'immortalisant par tout ce qu'il aima, 12
Effet qui devient cause après son existence, 12
40 Mystérieux Karma*. 6
Quoi ! ne suffit-il pas à notre ardeur amère, 12
Au sein du radieux et vivant tourbillon, 12
De laisser après nous de notre œuvre éphémère 12
Un éternel sillon ? 6
45 Quoi ! ne suffit-il pas au besoin de justice 12
Qu'un mot de notre lèvre, aussitôt oublié, 12
Pour le bien ou le mal à jamais retentisse, 12
Fécond, multiplié ? 6
A notre lâche cœur qui cherche un vain salaire, 12
50 Que peindraient de plus grand ses vœux intéressés ? 12
Et pour nous arrêter aux heures de colère 12
N'est-ce donc point assez ? 6
L'Inde le proclama pendant trois mille années. 12
Notre aride science à peine le pressent. 12
55 Ces hautes vérités, vous les vîtes ornées 12
D'un cadre éblouissant. 6
Elles apparaissaient pour vous sous les symboles, 12
Parmi les dieux pensifs qui chargent les piliers, 12
Des assises du temple aux arceaux des coupoles 12
60 Surgissant par milliers. 6
Et vous les écoutiez, dans cette nuit sublime 12
Où la lune, versant sa limpide clarté, 12
Éclairait pour vous seul, comme au fond d'un abîme, 12
Une morte cité**. 6
65 Je revois avec vous ces scènes inouïes, 12
Les monstrueux chevaux le long des murs dressés, 12
Les merveilles de l'art partout épanouies 12
En rêves insensés. 6
Parlez… Il est meilleur d'aimer que de connaître : 12
70 Ces deux bonheurs pour moi sont en vous réunis. 12
L'univers ne m'est rien s'il n'enferme en votre être 12
Ses secrets infinis. 6
Le Karma est un principe immatériel qui, pour les Bouddhistes, répond à l'idée de l'âme. Il ne conserve pas au delà de la tombe la personnalité de l'être humain ; il en est la quintessence, ce qu'on pourrait appeler la résultante morale. Mais nous prenons ici le mot dans un sens plus précis, enveloppant sous ce terme la série impérissable d'effets dont toute existence devient le point de départ, et qui varie suivant chaque action, chaque parole et même chaque pensée de cette existence. Voilà en effet ce que nous laissons après nous d'immortel, ce qui attache au moindre de nos actes une telle importance et au rôle de l'homme une telle grandeur. ‒ D. L.
**  [E] Vijayanagar, ancienne capitale du sud de l'Inde, dont les monuments sont encore debout, mais qui reste absolument abandonnée et dépeuplée.
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