Métrique en Ligne
LSR_1/LSR13
Daniel LESUEUR
(Jeanne LOISEAU)
POÉSIES
1986
VISIONS ANTIQUES
LE COLOSSE DE MEMNON
La plaine, autour de Thèbe, est morne, immense et noire. 12
Au bord du large Nil les lions viennent boire, 12
Car l'homme en ce désert n'est plus seul souverain. 12
Elle est morte, la ville aux cent portes d'airain. 12
5 Le rude Assyrien, le dur Sardanapale, 12
Qui prend son prisonnier tout vif et qui l'empale, 12
Lui qui s'enorgueillit de mille atrocités, 12
A foulé sous ses pas la reine des cités. 12
Passant, muet et fier, de portique en portique, 12
10 Il a par ses dédains rendu l'insulte antique. 12
Son cœur s'est dilaté… Car n'est-il pas le fils 12
Des aïeux que Thoutmès vainquit à Karkémis ? 12
Depuis, Ninive en vain, haïe et solitaire, 12
S'était bien haut dressée au-dessus de la terre, 12
15 Mettant son pied vainqueur sur la nuque des rois, 12
Sans pouvoir effacer l'injure d'autrefois. 12
L'Égypte, avec son prince au visage d'éphèbe, 12
L'Égypte altière et douce avait conservé Thèbe. 12
Saignante et divisée, elle montrait toujours 12
20 La ville éblouissante, avec ses deux séjours, 12
Tous deux aussi remplis d'étonnantes merveilles, 12
Les tombes au palais étant toutes pareilles, 12
L'un peuplé des vivants, l'autre où rêvaient les morts. 12
Et Ninive y songeait ainsi qu'à son remords. 12
25 Cette Thèbe !… Elle était comme un songe, un grand mythe, 12
Que n'avait vu jamais l'œil d'un guerrier sémite. 12
Pour la cité hautaine il n'était nul danger 12
Pire que recevoir un impur étranger. 12
Et voici, cet opprobre est donc tombé sur elle ! 12
30 L'Égypte s'est brisée ainsi qu'un roseau frêle, 12
Comme l'avaient prédit les prophètes des Juifs. 12
Thèbe, Thèbe est détruite, et les lotus plaintifs, 12
Seuls, quand le vent du soir les froisse au bord des ondes, 12
Y réveillent l'écho des ruines profondes. 12
35 Ammon, dieu protecteur ! Soleil, divin flambeau, 12
Qui te couches ainsi que l'on entre au tombeau, 12
Et qui, chaque matin, dans l'aube solennelle, 12
Montes, gardien sacré de la vie éternelle, 12
Parle, et dis par quel crime inconnu, dieu jaloux, 12
40 Ta ville sainte a pu mériter ton courroux ! 12
Toi pour qui se dressaient ‒ marchepieds, autels, trônes ‒ 12
Ses temples merveilleux et ses larges pylônes, 12
Ses monstrueux piliers dans l'ombre des syrinx, 12
Toi pour qui s'alignaient à l'infini ses sphinx, 12
45 Tu l'as donc repoussée et n'as plus voulu d'elle ! 12
Et Thèbe, cependant, te demeure fidèle. 12
Ils se sont tus, c'est vrai, les hymnes d'autrefois ; 12
Le carnage a réduit au silence les voix ; 12
L'atroce Ninivite aux narines farouches 12
50 En arrachant les cœurs a su fermer les bouches ; 12
Sur la cité splendide où tu régnais, toi seul, 12
Les sables du désert étendent leur linceul ; 12
Dans l'éclatant midi ta cruelle lumière 12
Montre le palais vide et l'autel en poussière, 12
55 Et nul n'affronte alors ton visage irrité, 12
O Soleil !… Mais à l'aube, où ta douce clarté 12
Glisse si tendrement sur la ville en ruines, 12
Semblant la baigner toute en des pitiés divines, 12
Quand tes premiers rayons effleurent ses sommets, 12
60 Elle, qui t'adora sans se lasser jamais, 12
Sent dans son sein meurtri son grand amour renaître. 12
Elle s'apaise, oublie… et sourit à son maître. 12
Et dans la plaine rose, aux lueurs du matin, 12
Le Colosse au regard perdu dans le lointain, 12
65 Qui peut fixer sur toi sa prunelle de pierre 12
Et qui te voit surgir sans baisser la paupière, 12
Dans son sein de granit déchiré trouve encor 12
Un chant harmonieux pour le cher Soleil d'or. 12
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