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LOY_2/LOY36
Charles LOYSON
ÉPÎTRES ET ÉLÉGIES
1819
ÉPITRES
ÉPITRE II
A M. MAINE DE BIRAN,
CONSEILLER D'ÉTAT
Depuis un mois entier chaque jour attendu, 12
Dans ta retraite, enfin, me voici donc rendu. 12
Ce riant colombier, cette ferme gothique, 12
Annoncent à mes yeux ton domaine rustique : 12
5 Parmi des bois touffus, au penchant du coteau, 12
J'aperçois ta maison, et près de ce ruisseau 12
Où les eaux du vallon, par tes soins réunies, 12
Apprennent à couler sans nuire à tes prairies, 12
Je vois tes gras troupeaux paître les verts gazons, 12
10 Ou brouter en passant la pointe des buissons. 12
Cependant à mes yeux, sous sa vieille tourelle, 12
Ton portail se présente, et d'un saut hors de selle, 12
A peine dans la cour ai-je fait quelques pas, 12
Qu'avec un doux transport je me sens dans tes bras. 12
15 Vous voilà donc pourtant, l'homme aux lointains voyages ? 12
On vous croyait perdu sur quelques monts sauvages. 12
Vous mériteriez bien qu'on se mît en courroux ; 12
Mais trève en ce moment : entrons, reposez-vous, 12
Vous nous raconterez tantôt votre campagne. 12
20 Nous entrons, et d'abord, dans ta douce compagne, 12
Enchanté, je retrouve et tes soins et ton cœur. 12
Chacun veut l'imiter. François, ton grand-veneur, 12
Avec moi dès demain doit battre la garenne, 12
Et de ses beaux marrons, Suzette toute vaine, 12
25 Soutenant qu'aucun mets ne les peut égaler, 12
Pour l'honneur du pays prétend m'en régaler. 12
Ames de l'âge d'or ! des vertus domestiques 12
Quand tout autour de vous perd les traces antiques, 12
Comme un dépôt sacré vous conservez vos meurs, 12
30 Et le bon maître encor fait les bons serviteurs. 12
Que ce séjour me plaît ! ce riant paysage 12
De mes monts favoris(1) me retrace l'image ; 12
Et de ses beaux aspects le regard enchanté, 12
Aux sources de l'Adour je me crois transporté. 12
35 Ces coteaux dont la chaîne en guirlande étalée 12
D'un long amphithéâtre entoure ta vallée, 12
Je crois les voir grandir, et dresser dans les cieux, 12
Sous mille aspects divers, leurs fronts capricieux. 12
Derrière ces hauteurs de sapins couronnées, 12
40 Voilà le mont Perdu, géant des Pyrénées. 12
Ce ravin tortueux sous tes marronniers verts, 12
Desséché maintenant, n'attend que les hivers 12
Pour voir, gave écumeux, ses nymphes vagabondes 12
Rentrer à flots pressés dans ses rives profondes. 12
45 Ainsi l'illusion aux magiques pinceaux, 12
Au gré de mes humeurs transforme ces tableaux. 12
Charmant asile, et digne en effet d'un vrai sage ! 12
O Biran ! que ne puis-je, en ce doux hermitage, 12
Respirant près de toi la liberté, la paix, 12
50 Cacher ma vie oisive au fond de tes bosquets ! 12
Que ne puis-je à mon gré, te choisissant pour maître, 12
Dans tes sages leçons apprendre à me connaître, 12
Et de ma propre étude, inconcevable objet, 12
De ma nature enfin pénétrer le secret ! 12
55 Lorsque mon ame en soi tout entière enfoncée, 12
A son être pensant attache sa pensée, 12
Sur cette scène intime, où je suis seul acteur, 12
Théâtre en même tems, spectacle et spectateur, 12
Comment puis-je,dis-moi, me contempler moi-même, 12
60 Ou voir en moi le monde et son auteur suprême ? 12
Pensers mystérieux, espace, éternité, 12
Ordre, beauté, vertu, justice, vérité, 12
Héritage immortel, dont j'ai perdu les titres, 12
D'où m'êtes-vous venus ? quels témoins, quels arbitres, 12
65 Vous feront reconnaître, à mes yeux incertains, 12
Pour de réels objets ou des fantômes vains ? 12
L'humain entendement serait-il un mensonge ? 12
L'existence un néant, la conscience un songe ? 12
Fier sceptique, réponds : je me sens, je me voi ; 12
70 Qui peut feindre mon être et me rêver en moi ? 12
Confesse donc enfin une source inconnue, 12
D'ou jusqu'à ton esprit la vérité venue, 12
S'y peint en traits brillans, comme dans un miroir, 12
Et pour te subjuguer n'a qu'à se faire voir. 12
75 Que peut sur sa lumière un pointilleux sophisme ? 12
Descarte en vain se cherche au bout d'un syllogisme, 12
En vain vous trouvez Dieu dans un froid argument, 12
Toute raison n'est pas dans le raisonnement. 12
Il est une clarté plus prompte et non moins sûre, 12
80 Qu'allume à notre insu l'infaillible nature, 12
Et qui de notre esprit enfermant l'horizon, 12
Est pour nous la première et dernière raison . 12
Mais que fais-je ? Où m'emporte une ambition vaine ? 12
Du moins, comme autrefois Virgile et La Fontaine, 12
85 Désespérant d'atteindre à de si hauts sujets, 12
J'irai m'ensevelir sous des ombrages frais. 12
J'irai dans les détours de ce réduit champêtre, 12
Admirer la nature et la chanter peut-être ! 12
Oh ! qu'aisément perdu dans ces vallons chéris, 12
90 J'oublierais les plaisirs et l'éclat de Paris ! 12
Que me fait un vain monde et ses mœurs insensées ? 12
Aux gages de Plutus ai-je mis mes pensées ? 12
L'amour fiévreux de l'or fait-il battre mon pouls ? 12
Suis-je affamé de gloire, ambitieux, jaloux, 12
95 De l'esprit de parti disciple fanatique, 12
Vil flatteur du pouvoir ou ligueur frénétique ? 12
J'aime la liberté, la justice, la paix ; 12
Veux-tu m'en croire, ami ? vivons dans tes forêts. 12
(1) L'auteur venait de quitter les Pyrénées.
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