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LOY_2/LOY35
Charles LOYSON
ÉPÎTRES ET ÉLÉGIES
1819
ÉPITRES
ÉPITRE I
A M. ROYER-COLLARD,
CONSEILLER D'ÉTAT, PRÉSIDENT
DE LA COMMISSION DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE
De la raison publique incorruptible organe, 12
Toi qui sans préjugés, sans intérêt profane, 12
Toujours libre et loyal, des peuples et des rois 12
Avec un même zèle as soutenu les droits ; 12
5 Ami de la justice, intrépide à la suivre, 12
En sage également sachant penser et vivre, 12
Dis-moi, dans ce haut rang ou ta vertu t'a mis, 12
Amour de ta famille, orgueil de tes amis, 12
Honoré de la France, estime de son maître, 12
10 Si tu n'es point heureux, quel mortel peut donc l'être ? 12
Non, le bonheur parfait n'est qu'une illusion. 12
« O bonheur ! s'écriait un sage d’Albion(1), 12
Bonheur, attrait de l'homme et sa fin éternelle, 12
Bien, volupté, repos, du comment qu'on t'appelle, 12
15 Toi pour qui nous poussons un éternel soupir, 12
Nous supportons de vivre et nous osons mourir ; 12
Puissant je ne sais quoi, dont la trompeuse image 12
Abuse également l'imprudent et le sage, 12
Jamais à sa portée et toujours sous ses yeux ; 12
20 Si ton germe ici-bas, tombé du haut des cieux, 12
Sur ce sol misérable a pu prendre racine, 12
En quel lieu favori croît ta tige divine ? . 12
La verrons-nous briller au milieu de la cour ? 12
Dans la mine avec l'or se cache-t-elle au jour ? 12
25 Fleurit-elle au milieu des moissons de Bellone ? 12
Ou parmi les lauriers dont Phébus se couronne ? » 12
Et quel guide,en effet, le flambeau dans les mains, 12
A ton temple inconnu conduira les humains ? 12
Si je vais aux savans en demander la route, 12
30 Je les vois dans l'erreur, l'ignorance ou le doute. 12
L'un m’invite au repos, l'autre me dit d'agir, 12
L'un de fuir les mortels, l'autre de les servir. 12
Ici ne point souffrir est le bonheur suprême ; 12
Là, je dois m'éviter ; là, rentrer en moi-même. 12
35 Épicure avant tout place la volupté ; 12
Zénon dans un cœur pur met la félicité. 12
Mais, délices des sens, calme parfait de l'ame, 12
Vainement tour-à-tour chacun d'eux vous proclame : 12
C'est trop promettre à l'homme ou lui donner trop peu, 12
40 C'est l'avilir en brute ou l'égaler à Dieu . 12
Des systèmes menteurs laissons donc l'imposture, 12
Pour consulter en nous la voix de la nature. 12
J'interroge mon cœur. Hors de lui, comme en lui, 12
Mon cœur trouve partout un éternel ennui ; 12
45 Soit que cherchant un bien dont l'image m’abuse, 12
Que tout semble m'offrir et que tout me refuse, 12
Rassasié sans cesse et jamais satisfait, 12
Il ne me reste enfin qu’un impuissant regret 12
D'avoir été trompé tant de fois, et peut être 12
50 Un regret plus cruel de ne pouvoir plus l'être ; 12
Soit qu'après tant d'erreurs seul je revienne à moi, 12
Et que me contemplant d'un regard plein d'effroi, 12
De mon vide infini je sonde l'étendue. 12
C'est ainsi, malheureux, que mon ame éperdue 12
55 S'égare sans secours dans une épaisse nuit, 12
Et se lasse à poursuivre une ombre qui me fuit. 12
Mais quel sage(2) m'offrant tout-à-coup sa lumière, 12
Se flatte d'éclairer ma débile paupière ? 12
Insensé, me dit-il, sais-tu ce que tu veux, 12
60 Et quel est ce fantôme où s'attachent les vœux ? 12
Contemple autour de toi cet univers immense, 12
Qui partout à tes yeux finit et recommence. 12
Là, par le créateur les êtres enchaînés, 12
Sont éternellement l'un pour l'autre ordonnés ; 12
65 Et toi, quand chaque pièce en cette œuvre suprême, 12
Est toute pour l'ensemble et rien pour elle-même, 12
Tu prétends, indocile à la commune loi, 12
Avoir ton bien à part et tes destins à toi ? 12
Es-tu donc l'infini, vermisseau plein d'audace ? . 12
70 Tout bien réside en l'ordre : apprends quelle est ta place ; 12
Et sans rêver ailleurs un bonheur accompli, 12
Crois ton bonheur parfait quand ton sort est rempli. 12
J'entends ; mais toutefois à cet ordre rebelle, 12
Quelle voix dans mon cœur, quelle voix éternelle 12
75 De franchir cette enceinte, ou l'on veut me fixer, 12
Me commande, et plus haut m'invite à m'élancer ? 12
Cet éclatant flambeau qui luit sur la nature 12
Désira-t-il jamais une clarté plus pure, 12
Ou dédaignant son cours, d'un vol ambitieux 12
80 Jamais prétendit-il éclairer d'autres cieux ? 12
Dans ce vaste univers chaque pièce assortie, 12
Adhère en paix au tout dont elle est la partie ; 12
D'où vient que dans ce tout, malgré moi confiné, 12
Seul à m'en séparer je me sens obstiné ? 12
85 Atome imperceptible, égaré dans l'espace, 12
L'infini m'engloutit, mais mon ame l'embrasse. 12
Non, non ; soit que m'offrant ses célestes clartés, 12
La foi, dans les humains, ces rois déshérités, 12
Du vice originel me découvre l'empreinte ; 12
90 Soit que, fermant les yeux à sa lumière sainte, 12
Ma raison substitue aux oracles divins 12
L'altière autorité de ses oracles vains, 12
L'homme cherchant en lui la moitié de son être, 12
N'est point tout ce qu'il fut ou tout ce qu'il doit être. 12
95 Noble et vil, ignorant et fait pour tout savoir, 12
Rien par ce qu'il possède, et tout par son espoir, 12
De force et de faiblesse admirable mélange, 12
Tantôt moins que la brute et tantôt plus que l'ange ; 12
Tout montre en ce chaos et brillant et confus, 12
100 Ou les biens qu'il attend ou ceux qu'il a perdus ; 12
L'excès de sa misère atteste sa richesse, 12
Et sa dignité brille à sentir sa bassesse . 12
Ruine où les débris, encor pleins de grandeur, 12
Du monument tombé rappellent la splendeur, 12
105 Ou temple inachevé dont la hauteur future 12
Même en ses fondemens d'avance se mesure. 12
Si, pour qui le connaît, tel est l'homme, en effet, 12
Œuvre de main divine, où tout reste imparfait ! 12
Lorsqu'en lui chaque chose a ses bornes prescrites 12
110 De quel droit voudrait-il un bonheur sans limites ? 12
Vois-tu sur de vieux troncs que la foudre a frappés, 12
Survivre ces rameaux à la foudre échappés ? 12
Du bonheur, ici-bas, c'est la fidèle image. 12
Sur cet arbre flétri qu'a mutilé l'orage, 12
115 Quelques faibles rameaux ont trompé ses fureurs, 12
Et nous pouvons encore y voir naître des fleurs. 12
Que dis-je ?l'arbre vit, il s'élève, et sa tête 12
Brave à jamais les coups de l'aveugle tempête. 12
Mais planté sur la terre, il fleurit dans le ciel. 12
120 Qu'il nous suffise donc, en cet exil mortel, 12
De pouvoir, sans atteindre à sa hauteur sublime, 12
Reposer sous son ombre et contempler sa cime. 12
Que l'homme, de son rang autrefois descendu, 12
S'applique à recouvrer tout ce qu'il a perdu ; 12
125 Qu'il cherche à ressaisir dans cette nuit profonde 12
Les nobles attributs qui l'ont fait roi du monde. 12
Oui, vers notre origine osons lever les yeux : 12
Créés bons, immortels, éclairés, glorieux, 12
De cet état passé réveillons la mémoire, 12
130 Cherchons par nos travaux la science et la gloire ; 12
La vertu nous rendra notre antique bonté, 12
Et l'espérance enfin notre immortalité. 12
Du souverain bonheur voilà pour nous les sources, 12
Voilà notre pouvoir, nos biens et nos ressources . 12
135 Chaque pas, chaque effort vers nos premiers destins, 12
De la félicité nous rendra plus voisins, 12
Jusqu'au terme suprême où recouvrant notre être, 12
Nous nous perdrons en Dieu, dieux nous-mêmes, peut-être. 12
(1)  Oh , Happiness ! our being's end and aim !
Good , Pleasure , Ease , Content ! whate'er thy name :
That something still which prompts th' eternal sigh ,
For which we bear to live , or dare to die ;
Which still so near us , yet beyond us lies,
O'er — look'd , seen double , by the fool , and wise .
Plant of celestial seed ! if drop'd below ,
Say , in what mortal soil thou deign'st to grow ?
Fair op'ning to some Court's propitious shine ,
Or deep with di'monds in the flaming mine ?
Twin'd with the wreaths Parnassian lawrels yield ,
Or reap'd in iron harvesis of the field ?

POPE , Essay on Man, epist . IV.
(2) Pope, Essai sur l'Homme, épit . IV .
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