Métrique en Ligne
LOR_4/LOR212
Jean LORRAIN
LES GRISERIES
1887
FRAGONARD
POUR M. LOUIS DE FOURCAUD
Comme un vieux flacon, qu'on débouche, 8
D'une salive de plaisir 8
Vous humecte soudain la bouche, 8
Tant son essence est un désir, 8
5 Désir d'une âme évaporée, 8
Ainsi des souvenirs grisants 8
D'un âge d'ivresse enivrée 8
Un nom jeté trouble nos sens : 8
Fragonard ! et les griseries 8
10 D'un siècle d'ambre et de satin, 8
De grâce et de coquineries, 8
Léger, athée et libertin 8
Reparaissent soudain, Paigrette 8
Au front, le regard aimanté 8
15 A ce nom plein d'une secrète 8
Et délirante volupté. 8
Fragonard ! Duchesses, marquises, 8
Nymphes errantes des vieux parcs, 8
Que parmi des poses exquises 8
20 Des dieux visaient de leurs grands arcs, 8
Avec quelle ardeur pétulante 8
Il savait, le divin rôdeur, 8
Fourrager d'une main galante 8
Dans Técrin de votre pudeur ? 8
25 Au pied des hêtres, qui grandissent 8
Dans le bleuissement du soir, 8
Ces escarpolettes, qui glissent 8
Mystérieuses dans le noir, 8
Quel raffiné sut les surprendre 8
30 Au-dessus d'un étang bavard 8
Dans l'ombre observé par Léandre ? 8
Dites, nymphes de Fragonard… 8
Sous la chemise, qu'il retrousse, 8
Qui sut au bord des ruisseaux clairs 8
35 Au vert sombre et frais de la mousse 8
Allumer le rose des chairs ? 8
Et ces mains d'homme entreprenantes, 8
Ces yeux de langueur attendris 8
Et sur les gorges frissonnantes 8
40 Ces longs baisers pris et surpris ! 8
Ces glacis d'étoffes changeantes, 8
Ces bras comme un filet jetés 8
Autour des tailles voltigeantes, 8
Au creux des seins nus révoltés ! 8
45 Ces aveux dans l'ambre des nuques 8
Et sous les bottes de lilas, 8
Loin des laquais et des heiduques, 8
Ces chutes en grands falbalas ! 8
Ces pirouettes, comme ailées, 8
50 Des amoureux et Dieu sait où, 8
Parmi les jupes envolées, 8
Le galant poussant le verrou ! 8
Des clairs d'épaules satinées 8
Flamboient au fond des boulingrins ; 8
55 Des cris de femmes lutinées 8
Meurent au bruit des tambourins. 8
Amour triomphe, et Cydalise 8
Devient une nymphe aux abois, 8
Qu'un faune pille et dévalise 8
60 Comme un voleur au coin d'un bois. 8
Ces résistances de rouées, 8
Ces cris, ces assauts libertins, 8
Ces larmes de pudeur jouées 8
Des soirs de pourpre aux bleus matins, 8
65 C'est ton âme et tout ton poème, 8
Siècle embaumé, rose et doré 8
Comme une aurore, ô dix-huitième 8
Siècle, des rêveurs adoré, 8
Et je veux de tes griseries 8
70 Faire un parfum vif et glacé, 8
Comme le souffle des prairies, 8
Où le froid de l'aube a passé ! 8
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