Métrique en Ligne
LOR_3/LOR178
Jean LORRAIN
MODERNITÉS
1885
FLEURS DE BOUE
FLEURS DE BOUE
IDYLLE
Toutes les deux, les mains errantes 8
À la nuque ou dans les cheveux, 8
Sous leurs ombrelles éclairantes 8
D’Andrinople à larges bords bleus, 8
5 Elles allaient, la taille prise 8
Dans l’étroite blouse en foulard 8
Sur la jupe de toile grise, 8
De Fécamp à Saint-Léonard. 8
Elles allaient dans une ferme 8
10 Consoler un vieux désespoir, 8
Une vieille amie avant terme 8
Morte au monde et toujours en noir. 8
Les yeux gros de sommeil encore 8
Et, sentant la fraîcheur de l’eau, 8
15 Leurs cheveux de chanvre et d’aurore 8
Bien serrés sous leur grand chapeau, 8
Elles gravissaient, côte à côte, 8
Dans l’air clair et bleu des matins, 8
L’étroit raidillon de la côte 8
20 Avec des rires argentins. 8
L’horizon des mers autour d’elle, 8
Troué de vols de goëlands, 8
Nimbait d’éclairs et de coup d’ailes 8
Leurs cous minces et leurs fronts blancs. 8
25 Au milieu de la calme houle 8
Des blés et des lins jaunissants, 8
Dont l’ombre murmurante roule 8
Des fleurs et des odeurs d’encens, 8
Elles allaient dans la rosée, 8
30 Et le velouté de leur chair, 8
Dans le bleu du ciel enchâssée, 8
Fleurissait au bord de la mer. 8
On arrivait à la masure. 8
Contre les vieux pommiers sans fleurs 8
35 Chacune essuyait sa chaussure, 8
Aux cris des dindons querelleurs. 8
On entrait. Auprès d’une table 8
La vieille amie en cheveux blancs, 8
Les yeux tristes, l’air respectable, 8
40 Cousait avec des doigts tremblants. 8
La joue usée aux lèvres fraîches 8
S’offrait. Deux maternels baisers 8
Effleuraient à peine les pêches 8
Des fronts unis et reposés… 8
45 Puis de l’humble salle, embellie 8
De lys dans des vases de grés, 8
La vieille heureuse, recueillie, 8
Leur faisait gravir les degrés. 8
Là c’étaient toujours des surprises 8
50 De l’aïeule aux deux jeunes sœurs, 8
C’étaient en juillet des cerises, 8
Des gâteaux poivrés, des douceurs. 8
C’était bourgeois, touchant, honnête. 8
Coppée aurait fait un sonnet 8
55 Du verger, de la maisonnette, 8
De la dame et de son bonnet. 8
J’avais pris la douce habitude 8
D’aller les attendre en chemin, 8
Des pinceaux, une ancienne étude… 8
60 L’ombre d’un prétexte à la main. 8
Assis au tournant des trois routes 8
Dans l’âpre et bonne odeur du foin, 8
J’épiais, le cœur aux écoutes, 8
Leurs pas rythmés sonnant au loin. 8
65 L’attente était délicieuse : 8
Sous le ciel implacable et pur 8
La campagne silencieuse 8
Roulait ses vagues de blé mûr. 8
Mais cette attente était un crime 8
70 Qu’un mot m’a fait payer bien cher. 8
Pourquoi l’azur est-il abîme, 8
Pourquoi la fleur a-t-elle un ver ? 8
Vautré parmi les épis grêles, 8
Un matin, qu’invisible, heureux, 8
75 J’écoutais mes deux tourterelles 8
Passer au fond d’un chemin creux, 8
J’entendis (d’année en année, 8
Ce qu’on entend vous rend songeur) 8
La plus jeune dire à l’aînée, 8
80 En l’étreignant d’un bras rageur : 8
— Hé, part à deux, mon petit homme, 8
« Te voir masser, c’est enrageant, 8
« La vieille, à la fin nous assomme, 8
« Elle en a trop pour son argent. » 8
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