Métrique en Ligne
LOR_3/LOR170
Jean LORRAIN
MODERNITÉS
1885
FLEURS DE BOUE
FLEURS DE BOUE
DÉBUT
Dans la baignoire parfumée, 8
Où s’opalise un lait d’iris, 8
Zara, dans l’eau demi-pâmée, 8
Déchiffre un courrier de Paris. 8
5 Un bout friand d’épaule rose, 8
Plus loin un coin de genou blanc, 8
Flots de chair blonde, où se pose, 7
Ébloui, le regard tremblant, 8
Sont les jalons de nacre fine 8
10 Du beau corps souple et délicat, 8
Que sous l’eau laiteuse on devine 8
Digne en tout point de l’Opéra : 8
Et sur ce coin d’épaule blanche, 8
Que veine à peine un réseau bleu, 8
15 L’entreteneur, un juif, se penche 8
La gorge sèche et l’œil en feu. 8
Mais elle, sous l’eau qui frissonne 8
Dérobant brusquement sa chair, 8
Interrompt monsieur qui bougonne 8
20 Par un : « Lisez ceci, mon cher. » 8
Et comme au courrier des théâtres 8
Il a pris la feuille et la lit, 8
Écarquillant ses yeux bleuâtres 8
Sous ses lunettes d’or pâli : 8
25 « Hein, comme je dois être heureuse. 8
Dit la baigneuse avec douceur, 8
« La presse est-elle assez flatteuse ? » 8
— « Oui, c’est un succès pour ta sœur, 8
« C’est une chance Inespérée, 8
30 « Ce début, que tu craignais tant, 8
« Trois rappels, la salle enivrée, 8
« C’est un triomphe à bout portant. 8
« Jolie, intelligente et fine. 8
« L’article me coûte assez cher, 8
« Cinquante louis, mais… »
35 — « J’imagine
« Que vos yeux n’ont jamais vu clair. » 8
Et Zara sortant toute droite 8
De la baignoire, où l’eau frémit, 8
« Ô ganache, ô cervelle étroite, 8
40 Crache-t-elle au vieux qui blêmit. 8
« Ma sœur est louée, encensée, 8
« Le talent, le geste, l’émoi, 8
« La salle entière électrisée, 8
« Elle a tout et tout… Hé bien, moi ! 8
45 « Où, suis-je en tout cela ? — Plaquée, 8
« En vérité, c’est enrageant. 8
« Ah, mon vieux, vous m’avez manquée, 8
« Vous en aurez pour votre argent. 8
« Rosine ! et cassant la sonnette, 8
50 Dont le gland tombe au fond de l’eau, 8
« Mon costume de femme honnête, 8
« Vite ma robe et mon chapeau, 8
« Mes gants de Saxe et ma fourrure, 8
« Celle qui sent le vétiver. 8
55 « Ah, je vais vous la mener dure, 8
« Je deviens femme à reporter. 8
« J’aurai pour moi toute la presse, 8
« Ça me connaît, moi, les journaux, 8
« Ah ! vous laissez votre maîtresse 8
60 « Au dernier plan, roi des nigauds. 8
« J’en aurai, moi, de ces articles, 8
« Au prix coûtant, chair contre chair, 8
« Bon vieux qui portez des besicles 8
« Juste assez pour n’y plus voir clair. » 8
65 Et, poussant monsieur qui s’indigne, 8
Elle endosse l’étroit peignoir, 8
Chausse au trot ses mules de cygne 8
Et ferme au verrou le boudoir. 8
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