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LOR_2/LOR98
Jean LORRAIN
LA FORÊT BLEUE
1883
LA FORÊT BLEUE
LA HALTE
LA MONTÉE AU CHÂTEAU
A VICTOR HUGO
J'ai fait souvent ce rêve et bâti ce poème 12
D'avoir bien loin d'ici, dans le pays bohème, 12
Sous un grand étendard, semé de fleurs de lys, 12
Un manoir à donjons sculptés, à pont-levis, 12
5 Avec des toits pointus tout blancs de tourterelles… 12
Pour compagne une enfant aux doigts mignons et frêles, 12
Fleur de neige et d'aurore éclose au ciel danois, 12
Dont les yeux parleraient des choses d'autrefois ; 12
Et, les beaux soirs d'automne, après les jours de chasse, 12
10 Entre nos lévriers et nos chevaux de race, 12
Nous monterions, tous deux côte à côte, en rêvant, 12
La rampe du château, nos pages nous suivant. 12
C'est le soir, il fait doux… le torrent, qu'illumine 12
Un rayon du couchant, fume dans la ravine 12
15 Et le fond de la gorge est plein de vapeurs d'or. 12
La forêt est épaisse ; on ne voit pas encor 12
Émerger au dessus les hautes poivrières. 12
Une verte clarté tombe des sapinières 12
Et, la montée étant très rude à travers bois, 12
20 Les chevaux vont au pas… On entend à mi-voix 12
Chuchotter les soudards au milieu du silence. 12
Des gouttes de soleil perlent aux fers de lance 12
Et les cottes de maille ont d'étranges reflets. 12
Faible, avec un murmure ailé d'esprits follets, 12
25 On entend s'ébrancher le feuillage d'automne. 12
Sur un ciel d'outremer la feuille d'or frissonne 12
Et tombe ; les chevaux étouffent leurs pas sourds 12
Dans l'herbe, on se croirait dans un bois de velours, 12
Et rien n'est plus joli sur ce fond vert de mousse 12
30 Que le profil de fée et la main frêle et douce 12
D'une jeune comtesse aux fines tresses d'or, 12
Chevauchant dans les bois aux sons joyeux du cor. 12
Nous marchons côte à côte ; à nos pieds des abîmes 12
Noirs de pins ; au dessus d'autres pins sur des cîmes. 12
35 Parfois une échappée ouverte en plein azur 12
Découpe en grands traits noirs un lambeau de ciel pur, 12
Puis nous rentrons sous bois.
Le cortège s'enfonce
Dans un sentier rempli de broussailles de ronce, 12
Sorte de chemin creux encaissé de talus, 12
40 Où chaque pas dans l'herbe éveille un bruit confus 12
De feuille, de branchage et de voix étouffée ; 12
Le brin d'herbe est lutin et la pervenche est fée. 12
On dirait, dans les bois pleins d'ombre et de frisson, 12
Comme le frôlement d'une immense chanson. 12
45 Il pleut de grands rayons à travers la feuillée. 12
Les reflets du couchant parmi l'herbe mouillée 12
Ont des rougeurs d'aurore et des tons d'ambre clair, 12
Les grands lévriers blancs paraissent couleur chair, 12
L'écume des chevaux se fond en neige rose 12
50 Et la blanche comtesse a le teint d'une rose 12
Qui s'ouvre ; sur sa bouche est un éclair d'émail ; 12
Elle flatte en rêvant son cheval au poitrail 12
Et sourit… j'ai mon bras sur son juste d'hermine 12
Et bien loin sur nos pas la troupe s'achemine 12
En chuchotant.
55 Voici qu'au dessus du bois noir
On voit poindre les toits ardoisés du manoir : 12
Pignons ouvrés à jour, devises découpées 12
Reluisant au soleil comme des fers d'épée, 12
Tourelles de granit et grands bouquets de plomb, 12
60 Dans la rougeur du soir profilés en or blond, 12
Puis le porche apparaît… comme un vol de mouettes, 12
On entend sur les toits crier les girouettes ; 12
Suspendu dans l'espace à sa hampe de fer, 12
L'étendard blasonné flotte et claque dans l'air ; 12
65 Le nain sonne du cor au balcon, les gorgones 12
Se penchent aux huit coins des donjons octogones 12
Et, du maître au logis célébrant le retour, 12
Tout l'essaim des ramiers roucoule dans la tour. 12
Sur nos fronts en passant ils font neiger les branches 12
70 Et l'or du crépuscule est plein de choses blanches. 12
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